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  • Antonin Moeri au conditionnel du plus-que-présent

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    À propos de L'Homme en veste de pyjama

    Le dernier livre d’Antonin Moeri est à mes yeux son premier roman. L’homme en veste de pyjama marque en effet la conclusion provisoire d’une recherche ponctuée par une douzaine d’autres livres, dont trois sont déjà qualifiés de romans, mais ce roman l’est plus que les autres, de même que Le temps retrouvé qui clôt la Recherche proustienne, est le départ reconnu de celle-ci.

    L’Homme en veste de pyjama est une espèce de quête des heures de la sensation vraie, une espèce de grappillage de « minutes heureuses », pour citer Haldas citant Baudelaire, une espèce de description des débuts et des développements d’une espèce d’écrivain, une espèce d’histoire de fou qui se jouerait sur la scène d’un vaste asile de dingues parlant à tort et à travers mais gravement, doctement, correctement et pour ainsi dire scientifiquement, sans aucun sens du comique, à l’inverse du discours de L’Homme en pyjama dont la vis comica est la vertu.

     

             Quand le comique ouvre ses vannes

    Le comique est rare dans les lettres romandes, et guère plus fréquent dans les lettres françaises - si l’on excepte évidemment Proust et Céline, ou Rabelais et Molière avant ces deux joyeux drilles -, mais les lettres mondiales sont moins avares en la matière, surtout dans leurs souches antiques et populaires. Quant à l’humour, dont la littérature de tous les temps et de partout est pleine, autant que de tendresse (couple sympathique incessamment valorisé dans les prières d’insérer de romans contemporains), il n’est pas à confondre avec le comique en veste de pyjama ou en caleçon long.

    Quand je dis que L’Homme en veste de pyjama est à mes yeux le premier roman d’Antonin Moeri, j’entends par là que pour la première fois je lis un roman de cet auteur qui n’est pas spécifiquement un «roman de Moeri» comme les romans de Philippe Sollers, qui ne sont pas à mes yeux de vrais romans, sont spécifiquement des «romans de Sollers». Plus précisément, les personnages de L’Homme en veste de pyjama se sont affranchis, à mes yeux de leur tutelle implicitement autobiographique, comme les personnages des nouvelles d’Antonin Moeri se distinguent des figures de ce qu’on pourrait dire les autofictions de l’auteur.

    L’Homme en veste de pyjama est à mes yeux un vrai roman par l’écart soudain que l’auteur marque par rapport à lui-même, et surtout par la modulation nouvelle, théâtrale et poétique, d’une écriture qui se ressaisit elle-même dans les tenants de sa motivation existentielle et se projette dans les aboutissants d’une forme à la fois plus consciente d’elle-même et plus libre – plus librement volubile et plus riche en bifurcations virtuelles et précisions non-dites, de coqs-à-l’âne en points de suspension.  

    Ceux-ci marquent-ils, chez le Moeri lecteur féru de Céline, l’influence de celui-ci ? Non : c’est autre chose : les points de suspension de L’Homme en veste de pyjama ne sont pas les ponctuations rythmiques d’un discours en flux tendu mais les espaces réservés, les parenthèses entrouvertes au lecteur, les échappées virtuelles, les possibilités de découvrir une autre île derrière la vague de la phrase, les innombrables suggestions perceptibles dans la folâtre et bientôt torrentielle foulée des mots.

     

     

     

    Vie et destin de l’homme qualifié

     

    Il y a la vie, qui est une base de données, et le destin qui en fait une affaire personnelle, l’un et l’autre formant une espèce de croix.

    De la vie aux multiples avatars, Antonin Moeri n’a cessé d’achopper dans ses douze livres précédents, dès Le fils à maman dont plusieurs analystes, jusqu’au Japon, ont relevé le caractère œdipien, et l’avant-dernier ouvrage de l’auteur, familièrement intitulé Pap’s, marque la rencontre du fils en question avec cet autre fils que fut son père en sa jeunesse, constituant alors, si l’on ose dire, la sortie par le haut de L’homme en pyjama dont le protagoniste est pensé pour la première fois, il me semble, comme un artisan actif de sa petite destinée.

    Si j’ai évoqué Le Temps retrouvé à propos de la décision d’écrire du petit fonctionnaire à main potelée destiné à devenir l’homme en veste de pyjama, ce n’est pas pour comparer l’incomparable mais pour indiquer ce moment de la vie

    qui fait de l’homme sans autre qualification que celle d’individu quelconque, dit aussi pékin, un potentiel potier, un espion en mission ou un preneur de notes anticipant la formidable, vaniteuse ou peut-être sacrée prétention d’écrire. Pour le Narrateur du Temps retrouvé, l’alternative se réduira implicitement à la formule secrète: devenir Marcel Proust ou s’abstenir. De la même façon, avec le grain de sel du comique d’autodérision bonnement exacerbé dans ce premier roman d’une destinée, si modeste fût-elle, se fonde-t-il sur la décision d’endosser la fameuse veste de pyjama, sinon rien.

    Certains analystes, dont un Finlandais notoire, prétendront peut-être que la qualification de l’homme en veste de pyjama, comme celle de la femme à la frange de gamine, découle d’une manière de typologie inspirée par l’homme au loup ou la femme au cigare de Freud lui-même - celui-là même que Vladimir Nabokov qualifiait de « charlatan de Vienne » ? La question est ouverte, mais ce qui est sûr est que le procédé littéraire en question, comme celui des points de suspension, contribue à la meilleure identification des rôles en jeu et des masques portés.

     

    Une story d’époque et ce qui s’ensuit

    La lectrice et le lecteur s’impatientent alors, à bon droit, de connaître au moins le pitch de L’Homme en veste de pyjama. Ce qui donne ceci en moins de 280 caractères : «Deux compères, un ancien fonctionnaire fondu en littérature de niche, et un sculpteur connu à l’international, échangent, le temps d’un gros orage, à propos de l’amour fou vécu par le plus empoté et le plus volubile des deux – le futur homme en veste de pyjama. »

      À mi parcours de la narration de L’Homme en veste de pyjama, assumée par diverses voix (un Nous semi-divin succédant à un Je aussi mobile que les regards des protagonistes se croisant ou s’inversant), le futur écrivain se reproche de ne pas filer son feuilleton en storyteller soucieux de prendre le lecteur par la main, pure ironie on s’en doute alors que ce qui se raconte là-dedans pourrait se résumer à l’histoire d’une écriture dressant sa vitalité « contre la vie ».

    Là encore on retrouve le projet proustien consistant à inventer un langage vivant sans se borner au copier /coller du reportage décrié par Mallarme, et le vivant déferle alors de façon nouvelle, imprévisible parfois et suivant pourtant sa logique narrative comme un cours d’eau à multiples ramifications et rebonds, lesquels proposent autant de suggestions de lecture. C’est la, à mon sens, l’aspect le plus intéressant de L’Homme en veste de pyjama, qui nous force la main plus qu’il ne nous la prend, convoquant notre propre mémoire et nos affects, nos Minutes heureuses et nus vertiges récurrents. Tout cela par les vecteurs de situations et autres scènes, au fil du jeu de rôles et des délires plus ou moins contrôlés par l’attention flottante de l’auteur et du lecteur, personnages à l’appui.

     

    Je ne sais plus qui a dit que tout un pan de la littérature russe du siècle passé était sorti du manteau de Gogol, mais ce que je constate est que d’une veste de pyjama peut aussi sortir une flopée de personnages en mouvement dans le temps.

    L’homme en veste de pyjama, lui-même, a passé par divers avatars socialement définis et en évolution. Sa propre story est médiatisée par son ami le sculpteur de boules mobiles, dit aussi l’artiste aux pompes jaunes, conjoint d’une journaliste à la coule portée sur l’opéra wagnérien. Quant aux figures transitionnelles de la story amoureuse du futur homme en veste de pyjama, elles sont typées physiquement en fille de feu pour celle qui a marqué la vie du protagoniste au point de le transformer , et en femme à frange de gamine s’agissant d’une voisine soumise à son voyeurisme actuel de Romancier en pyjama.

    Le portrait à facettes de celui-ci se constitue donc, en creux,à partir des regards et des dits ou écrits (les lettres enflammées ou accusatrices de la fille au regard de feu) des intermittents de ce drôle de spectacle en déconstruction, dont le texte romanesque se produit à la débridée.