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  • Quand un lévrier très stylé nous escorte au cœur de l’Europe

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    Dans son nouveau roman très singulier, Un galgo ne vaut pas une cartouche,  Jean-François Fournier, qui fait rimer truculence et désespérance, s’improvise Tour Operator, accompagné d’une adorable levrette, d’une virée dans l’espace-temps d’un vieux continent sous perfusion gastro-érotico-artistique. Loin de Bruxelles, pour notre bonheur !

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    « L’Europe à laquelle je rêve est celle des cultures et pas du tout celle des États-nations, des technocrates ou de l’argent », me disait Denis de Rougemont il y a  cinquante ans de ça, lorsque, dans son grand jardin de la campagne genevoise, il m’avait reçu afin de répondre à mes questions sur le terrorisme européen de l’époque.

    Amorçant alors son grand virage écolo, celui qu’un André Malraux considérait comme l’un de ses contemporains les plus intelligents, m’avait impressionné par la compréhension qu’il manifestait à l’endroit des extrémistes italiens ou allemands, qui ne manqua de scandaliser certains lecteurs du journal Construire qui m’envoyait, le fameux « hebdomadaire du capital à but social social » dont Charlotte Hug avait fait, à l’enseigne de la Migros,  une publication culturelle de premier ordre et de très grande diffusion.

    Or je n’aurai cessé de penser à la réflexion du grand  auteur de L’Amour et l’Occidentou de Penser avec les mains, entre tant d’autres ouvrages, en lisant le nouveau roman de Jean-François Fournier illustrant les multiples aspects, flamboyants ou désespérés, de la culture européenne en son noyau génial, contrastant pour le moins – ou plus exactement pour le pire - avec ce qu’en ont fait les ploutocrates de la technocratie globale.  

    L’éditeur Olivier Morattel a-t-il raison de  parler crânement d’un « grand roman européen » à propos d’Un galgo ne vaut pas une cartouche, si l’on se rappelle les chefs-d’œuvre de Thomas Mann ou de Robert Musil ? Disons que, plus modestement, cette suite de variations sur quelques thèmes fondamentaux apparaît bel et bien comme un roman interrogeant les tenants du génie créateur à l’occidentale , ainsi qu’une célébration fervente de l’art et de la littérature, et que telle est certes sa «grandeur»,  à distinguer de la platitude et de la camelote surfaite au goût du jour… 

    Le grand saut

    Le premier saut, physique et métaphysique, marquant le passage du réel à la fiction, ou la liaison plus ou moins dangereuse entre désir incarné et fantasme, se trouve figuré, dans la filiation d’un Hemingway ou d’un Montherlant, par la corrida imaginaire mise en scène par un écrivain allemand au double prénom germanique (Ludwig ou Ernst) dans une pension crade de Barcelone où bohèmes et catins voisinent, et tout de suite le verbe net et chatoyant du connaisseur s’arrache au magma dégoûtant du quotidien avec les termes précis et fleuris de l’art tauromachique qui voient el presidente (surnom donné au plumitif teuton par le patron de la pension) se réapproprier les mouvements des chicuelinas et autres novilladaspréludant à l’estocade du novillero, et que je te balance de l’arrucina ou de la muleta pour faire vrai, et l’on a beau savoir que la scène de ‘écrivain en « habit de lumière » devant son écran relève du selfie : on y croit, de même qu’on est prêt à croire qu’il est prêt à écrire son « grand roman taurin » même s’il bute sur le mur de la réalité lamentable d’un comité de lecture qui refuse, à Munich (en Bavière, jawohl,  fameuse pour sa bière), son dernier manuscrit qu’il tient, lui, pour un chef-d’œuvre ; et là ça fait si mal qu’un autre saut va s’imposer…

    Auparavant, cependant, à part le show de la parodie de corrida, le lecteur (et la lectrice par inclusion) aura commencé de « taster » des agréments variés de la boisson (un Vega sicilia ne se refuse pas entre deux cigares, même au titre de citation brève, avant les nomenclatures plus détaillées) et de la chair explosive d’une dame passant par là, après  que sera apparue la levrette baptisée Canela par Ludwig (à cause de la rousseur du bout de ses oreilles), nébuleuse merveille blanche que l’artiste peintre d’à côté, un certain Rainer, adoptera après le vol plané final de l’écrivain. Enfin, tout ça ne se raconte pas : c’est à lire, c’est à lire  qu’il vous faut !

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    Donc un écrivain fasciné par la tauromachie, puis un peintre jouant lui aussi sur le mélange des sens et des sangs, qui de Barcelone  nous emmène à Vienne (avec d’autres vins dans la foulée, d’autres références courant de Goya à Schiele, d’autres citations d’Ovide ou de Thomas Bernhard) et s’éclate au poker où il perd Canela, puis un saxophoniste « extra » qu’on retrouve à Prague avec la levrette s’adaptant à tous les fauteuils et sofas de ce monde où il fait bon flemmer, puis une victime d’inceste (il en faut forcément dans un roman d’aujourd’hui) qui exorcise le monstrueux souvenir par l’art et le journalisme, puis un nègre nègre – un vrai nègre littéraire noir qui se dit lui-même « nègre nègre » sans complexe, tant il est vrai que le roman de Jean-François Fournier, auteur complexe assurément, n’en est pas moins un roman-gigogne sans complexe.

    Cependant la lectrice (et le lecteur par inclusion) se demande si tout ça, littéralement truffé de clichés culturels  voire sociétaux apparents, n’est pas en somme téléphoné ?   Ce Fournier n’est-il pas qu’un snob provincial affublant ses personnages de fringues marquées, Chanel à celle-ci et Pucci Gucci à celui-là ? Et ne touche-t-il pas de pots de vin de certaines caves qu’il flatte même indirectement ? À ces objections j’ose répondre avant lui et en russe affirmatif : niet. Car c’est à l’auteur d’Un galgo ne vaut pas une cartouche qu’il incombe de répondre, à lui et à Canela.

    Les trois chapitres finaux de ce roman à dégaine de poupée russe, à savoir Suicide blonde, Love supreme et Ali, avant l’épilogue où s’exprime Canela en langage humain, ressortissent bel et bien au grand roman européen sporadique des poètes en vers ou en prose dont un Peter Altenberg, dûment cité, est un bon exemple à la fois méconnu et significatif. L’Europe est là, personnelle et mal coiffée, comme elle est là chez Handke ou Charles-Albert Cingria – il me semble que Fournier lui vrille un clin d’œil -, Robert Walser ou, au cinéma, Daniel Schmid et Fredi M. Murer, ces conteurs de la forêt des émotions vives, Rainer Werner Fassbinder le mauvais garçon tout cuir au cœur de tendron ou Cesare Pavese à qui la difficulté de vivre tenait lieu de métier.

    Une mélancolie qui a du chien

    L’Auteur d’Un galgo ne vaut pas une cartouche s’avance d’abord masqué, même s’il se signale illico par son style, il donne en somme dans le mariage pour tous littéraire dont les personnages seront tous (et toutes, car les femmes y joueront un rôle crucial) des anges, à commencer  par la douce Canela surgie aux abords d’un claque de Barcelone, et c’est par la voix d’un de ses avatars qu’un maître d’écriture avéré, qui vient de proférer d’utiles vérités sur la lecture (pages 109 et 110), conclut que « le monde n’est pas suffisant pour nous et ne doit jamais le devenir ».

    De fait, un monde où l’on abuse des enfants, un monde où l’on croit laver son honneur en punissant son chien point assez performant à la chasse au lapin, un monde où l’on répond à la terreur d’État par le massacre des innocents, un monde fait à l’image d’un Dieu méchant ne nous suffit pas, les gars. « Tu sais, dit le maître au disciple, la lecture est une incroyable petite musiqu qui ne fait pas seulement résonner de smots, un stylem les aidées d’un auteur, voire les idées tout court. Elle instille aussi dans ton cerveau un parfum indescriptible et unsaisissable, quelque chose que j’ai mis très longtemps à appeler par son nom, le bonheur ». Et le même à propos de l’écriture : « Comment accepter d’écire sans atteindre sans atteindre la perfection ? J’ai envie de tuer les mauvais auteurs. Moi-même je ne me pardonne rien : il n’est pas rare que j’éprouve une pulsion suicidaire en relisant mes propres textes ».

    Le type se nomme (peut-être) Pierre-François Tournier (Michel est au jardin, dira-t-on comme la femme de Marcel Aymé le lendemain de la mort de celui-ci), c’est peut-être un grand écrivain de théâtre ou de cinéma au vu de sa dégaine (costume de lin blanc et panama, mais un clic et tu te retrouves sur YouTube où t’attend le démoniaco-angélique Michael Hutchence en plein « live » de Suicide blonde, quelques années avant qu’on le retrouve pendu tout nu comme un galgo et cuité d’alcool et de substances connues de ceux auxquels le monde ne suffit pas.

    Le monde selon le Valaisan Fournier  (et tout Valaisan est un peu un Sicilien virtuel de la vieille Europe) n’est pas une apologie kitsch de la défonce suicidaire, même si le thème de l’autodestruction est inscrit sur le tableau magnétique de la cuisine du plus beau de ses personnages de l’occurrence, une Dominique qui a sa sainte et sa rue à Paris, où elle en finira d’ailleurs : « Donner sa vie à ce qui n’existe pas », ou encore : « Faire périr tout ce qui est en moi ».

    On ne fera pas de sur-interprétation en voyant, chez Canela, une cousine du Lévrier de la Commedia de Dante, grand mystère de la théopoésie, ni non plus un emblème européen de transport poétique rappelant celui de la compagnie d’autobus Greyhound connue de tous les fans de littérature américaine (Fournier en est) en cavale sur le terrain. Et pourtant, s’il y a du dandy à la Thomas de Quincey chez l’Auteur en question qui a sûrement lu De l’assassinat considéré comme un des beaux arts, l’auberge espagnole  de son dernier roman, grand ouverte sur le monde qui n’existe pas de la poésie, est aussi le miroir proustien qui lit en chacun de nous et nous fait dire ce qui nous manque pour notre bonheur…

    Jean-François Fournier, Un Galgo ne vaut pas une cartouche. Olivier Morattel éditeur (France), 167p. 2023  

  • Par-dessus les murs (11)

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    En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse Serena en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent quelque 150 lettres d'un échange pacifique, que l'intervention de Tsahal à Gaza. à l'enseigne de Plomb durci, interrompit finalement...
     
    A La Désirade, ce 11 avril, nuit.
    Cher Pascal,
    Il neige à gros flocons sur nos hauts. L’hiver n’en finit pas de jouer les prolongations. Ce matin il y avait des grenouilles sur le chemin, sorties en coassant du biotope d’en dessous, puis le brouillard est remonté, on a passé l’après-midi dans son cachot et la neige est revenue avec votre bonne lettre, que je vous imagine pianoter là-bas sur vos genoux, et qui m’a beaucoup touché, me rappelant mes petits parents me rendant visite à Paris il y a bien des années, quand je créchais à la rue de la Félicité, du côté des Batignolles. Je me souviens que le deuxième matin, marchant avec eux le long du Louvre, ma mère m’a demandé: « Et c’est quoi, dis, cette grande maison ? ».
    Ensuite, avec mon père, évoquant le grand récit d’Histoire qui se déroulait sous nos yeux du Louvre, justement, aux Tuileries, et de la Concorde à l’Arc de triomphe, nous avions pris tous deux conscience pour la première fois, je crois, de ce qui peut faire l’orgueil séculaire d’une nation (par la suite j’ai ressenti la même chose au Japon et en Egypte), ou d’une civilisation, par opposition à l’histoire parcellaire, décousue et recousue d’un petit pays comme le nôtre, patchwork de cultures où je vois aujourd’hui une miniature de l’Europe dont rêvait Denis de Rougemont, très loin à vrai dire de Bruxelles…
    J’envie vos parents d’arpenter Jérusalem dans la lumière printanière. On m’a raconté maintes fois le parcours du combattant que suppose la visite de ces lieux, mais j’aimerais le vivre, j’aimerais vivre ce chaos, j’aimerais aller partout en fuyant pourtant les lieux « à visiter », j’aimerais surtout sentir cette incommensurable dimension que je pressens en ouvrant n’importe où la Bible, comme récemment dans la solitude d’un hôtel sans âme, dont le récit ne conduit pas à un arc de Triomphe singeant l’Empire romain mais à une croix de bois et à des camps, à travers des jardins et des batailles, des royaumes et des baptêmes…
    Mon grand-père maternel, petit homme à la Robert Walser et vieux-catholique avant de rallier l’adventisme, lisait tous les soirs la Bible et un chapitre d’un livre dans une des sept langues qu’il connaissait. Je viens en partie de là. Ma grand-mère paternelle, de son côté, invoquait volontiers les prophètes de l’Ancien Testament. Puritains d’époque. C’est de là que nous venons, nous autres, mais aussi de Rousseau, de Novalis et de Benjamin Constant, d’Erasme à Bâle ou des moines irlandais de la civilisation de Saint-Gall, petit pays composite aux racines plongeant, via Paris et Rome ou Saint Pétersbourg, jusqu’en Grèce ou à Jérusalem.
    Merci de nous faire humer l’air humain de là-bas, cher Pascal : vous feriez un reporter, avec le privilège de n’être pas limité par l’investigation, en restant poreux et poète. Vivez bien, vous et les vôtres…
    PS. Si votre ordinateur a été marqué par un bec, le mien conserve les traces de deux pattes. Je me demande quels anges ou quels démons nous escortent ?
    Ramallah, ce dimanche 13 avril 2008.
    Cher JLs,
    Dans une de nos premières lettres, j'étais curieux de savoir comment tu avais à nouveau serré la main de Dimitri. J'avais entendu parler des tribulations de l'Age d'Homme, je comprends mieux à présent le contexte de l'affaire, et ton implication personnelle. Reste le mystère de la rupture apparente entre l'homme et les idées, de la limite entre l'engagement noble et le militantisme borné. Tu écris que Dimitri « n'a pas disjoint son travail d'éditeur littéraire d'une activité militante à caractère politique ». Je me demande si l'on peut vraiment disjoindre son travail et ses engagements, sans courir le risque de la schizophrénie. Je me demande aussi ce que signifie être militant – à partir de quel moment on se retrouve ainsi catégorisé, enfermé dans une cause.
    Il y a ici d'incessantes violations des droits de l'homme, que leur répétition rend atroces. Quelqu'un qui s'insurgerait contre les mêmes violations, au Tibet, ne sera pas forcément taxé de militant, me semble-t-il – ainsi le brave BHL, dans Le Point du 20 mars (on feuillette ici la presse qu'on trouve, au hasard des arrivages, ce n'est pas forcément la meilleure, ni la plus fraîche), qui appelle au boycott des Jeux Olympiques chinois.
    Voici ce qu'il écrit : « Je persiste à dire qu'il n'est pas trop tard pour utiliser l'arme des Jeux afin d'exiger d'eux, au minimum, qu'ils arrêtent de tuer et appliquent à la lettre – en matière, notamment, de respect des libertés – les dispositions de la Constitution sur l'autonomie régionale tibétaine ».
    BHL aurait pu tout aussi bien appeler au boycott des Salons du Livre de Paris et de Turin, pour les mêmes raisons, afin d'exiger du gouvernement israélien invité, « au minimum, qu'il arrête de tuer et applique à la lettre – en matière, notamment, de respect des libertés – les résolutions des Nations Unis, les arrêtés de la Cour Internationale de Justice et les articles de la 4ème Convention de Genève. »
    Il semble qu'il y ait des causes dans le vent, tout un éventail de combats dont peuvent s'emparer les philosophes de pacotille pour laisser éclater leur juste indignation, leur terrible colère et leur courage d'hommes libres. D'autres engagements transforment quiconque les défend en dangereux partisan, en militant au jugement défaillant et à l'œil hagard.
    Mais sans doute tous les militants, et surtout les plus enragés, ignorent-ils leur parti pris et pensent-ils se fonder sur une évidence, politique, religieuse, écologique ou humanitaire...
    A quel moment glisse-t-on, quand est-ce que le simple devoir devient-il une obsession agressive ? Vos mots réveillent ces questions, que je dois me contenter de poser, n'étant pas assez armé pour y répondre. La prochaine fois je regagnerai le monde rassurant de l'anecdote, les rires de jeunes filles voilées, l'odeur de la cire et de l'encens dans les recoins du Saint Sepulcre. Ou bien des ruelles de la vieille ville d'Hébron, où nous nous rendons demain...
     
    A La Désirade, ce lundi 14 avril, soir.
     
    Cher Pascal,
     
    Je ne sais trop ce que vous entendez par « monde rassurant de l’anecdote ». Je n’ai pas l’impression que vous vous y complaisez dans vos lettres. Notre vie est faite de petits faits, et si nous sommes réellement engagés dans notre vie, ces petits faits en rendent compte. Je suis en train de lire Déposition, Journal de guerre 1940-1944, de Léon Werth, littéralement tissés de petits faits qui en disent plus long, je crois, sur l’Occupation, que moult manuels d’histoire et moult libelles « engagés »…
    Où sont les écrivains engagés ? titrait le journal Le Temps de samedi dernier, à propos d’une polémique, tout à fait justifiée selon moi, lancée par l’écrivain alémanique Lukas Bärfuss, l’un des nouveaux auteurs dramatiques les plus percutants du moment, dont vient de paraître un roman (Hundert Tage) fustigeant la politique suisse d’aide au développement au Rwanda. Le débat porte sur l’absence, aujourd’hui, de grandes voix comparables à ce que furent celles de Max Frisch et Friedrich Dürrenmatt. Très différemment l’un de l’autre, les deux écrivains ont marqué leur époque, à la fois par leurs prises de position publiques et par leurs livres. Mais il y a un malentendu à ce propos : ni l’un ni l’autre, dans son œuvre, ne se réduit à un donneur de leçons brandissant l’étendard de la juste cause. Luka Bärfuss l’exprime d’ailleurs très bien : « Chaque fois que je me plonge dans l’un de leurs ouvrages, je remarque que Frisch et Dürrenmatt n’ont jamais été tels qu’on les dépeint. Ils étaient plus multiples, différents, contradictoires et riches ».
    La question sur l’engagement des écrivains ne vise-t-elle qu’à promouvoir une fois de plus une posture, consistant à signer des manifestes et à écrire des livres qui «dénoncent» telle ou telle injustice ? Ce serait ramener la littérature à une fonction de catéchisme ou de service de propagande, et c’est cela même que j’ai déploré en son temps, à L’Age d’Homme, où ont paru soudain des brochures et des livres relevant de la propagande serbe.
    On a dit alors : Dimitri est pro-serbe. La vérité, c’est que Dimitri était serbe, et qu’il était Dimitri ; et pour beaucoup, son engagement fut le signal d’une curée qui avait bien d’autres motifs qu’humanitaires ou politiques.
    Pour ta gouverne, gentil Pascal, je te recopie ces notes (sur des centaines) de mes carnets du début de l’année 1993, tirés de L’Ambassade du papillon :
    «1er janvier. – (…) A présent, je me demande quelle attitude adopter par rapport au drame balkanique. J’ai manifesté à trois reprises, dans les colonnes de 24Heures, ma réprobation à l’encontre de la diabiolisation des Serbes, à la fois injuste et dangereuse. Puis je me suis interrogé sur la légitimité des positions des Serbes eux-mêmes, qui prétendaient ne pas mener une guerre de conquête au moment où ils la menaient, se disaient opposés à la purification ethnique en la pratiquant néanmoins, et se voulaient rassurants à propos du Kosovo alors qu’ils ne cessaient d’humilier et de persécuter les Kosovars.
    Comment une cause juste peut-elle être défendue par des crimes ? Comment un homme de foi comme Dimitri peut-il tolérer que les siens perpètrent des atrocités au nom de ladite foi ? Je sais bien qu’il me reproche mon angélisme, mais j’espère ne pas avoir à lui reprocher un jour son fanatisme » (…)
     
    26 février. – Nous avons eu ce midi, avec Dimitri, une discussion qui a fini en violente altercation, donzt je suis sorti glacé de tristesse, Que faut-il maudire ? Quelle fatalité ? Quelle divinité maligne ? Quelle névrose mégalomane ? Quelle tragédie historique ? Quel mauvais génie ? Je n’en sais fichtre rien. Je comprends le drame de notre ami, mais je refuse dee partager se haines noires et de le suivre dans ses jugements expéditifs. Sans cesse il glisse de la rancœur viscérale à l’explication doctrinaire, de l’autojustification cousue de fil blanc au délire d’interprétation., Je lui ai dit des choses dures, mais adaptés à sa propre violence. Je lui a dit qu’il était, comme les autres, empêtré dans le langage de la propagande (…) ».
    9 mars. – Longue conversation ce midi avec Claude Frochaux, à propos de Dimitri et de L’Age d’Homme. Me dit son grand souci. Ne parle plus politique avec Dimitri depuis 1968, mais craint à présent de ne pklus pouvoir assumer la défense d’une maison d’édition transforfmée en officine de propagande. Redoute en outre que les activités de l’Înstitut serbe ne suscitent des agressions, voire des attentats, à la suite de menaces déjà proférées. (…) Quelle tristesse d’imaginer que cette belle aventure de L’Age d’Homme puisse s’achever ainsi dans un tumulte de haine et d’idées extrémistes (…) , et que notre amitié soit sacrifiée sur l’autel du chauvinisme et du fanatisme religieux – vraiment cela me consterne ».
    22 mars. – La politique et les idées générales valent-ils le sacrifice d’une amitié ? Lorsque je parle, à froid, des positions de Dimitri à des gens de l’extérieur, ceux-ci m’assurent qu’à un moment donné je ne pourrai plus le soutenir, affaire de principes. Or ils n’ont aucune idée de ce qu’est Dimitri en réalité, ni de ce que sont nos relations en ralité. Dès que je me retrouve en sa compagnie, tous mes griefs, ou mes interrogations les plus lancinantes, se trouvent remis en question par cette seule présence. Ce n’est pas une affaire de charme ou d’envoûtement mais c’est ce qu’il est, c’est ce que je suis, c’est ce que nous sommes, c’est vingt ans de partage et de téléphonages, c’est l’aventure de L’Age d’Homme et ce sont nos vies »…
    Un mois plus tard, cher Pascal, je me trouvais à Dubrovnik en compagnie de centaines d’écrivains du monde entier pour le congrès du P.E.N.-Club, où j’assistai à une fantastique opération de propagande anti-serbe déployée par la section croate qui espérait l’exclusion officielle de la section serbe, comme il en avait été de la section allemande en 1933…
    L’écrivain engagé, ces jours-là, était incarné par Alain Finkielkraut, accueilli en héros par les Croates. Ce n’est pas cette image que je préfère me rappeler de notre cher penseur...
    J’assistai à des débats extravagants, où l’on prétendait réduire la littérature serbe à une production barbare – hélas, je l’avais lue et je la défendis vaille que vaille. Je décrivis tout ce que j’avais vu (et notamment que Dubrovnik n’était pas du tout anéantie comme on l’avait prétendu) dans un reportage qui valut à 24Heures tant de lettres d’injures que le journal publia un contre-reportage susceptible d’amadouer nos lecteurs croates, et l’on me pria de ne plus toucher à ces sujets trop délicats… sur quoi, un mois plus tard, mon rédacteur en chef m’envoyait à un congrès sur l’orthodoxie en Chalcydique où j’assistai aux plus fulminants discours guerriers qu’on eût jamais entendus dans aucun festival de popes…
     
    Ramallah, ce mercredi 16 avril, midi.
     
    Cher JLs,
    Nous nous sommes rendus à l'aéroport hier, mais le checkpoint était bloqué, il régnait une animation inhabituelle, dans les files emmêlées de véhicules. Je suis descendu voir ce qui se passait, j'ai remonté la queue, entre les bus et les voitures. Effectivement, le checkpoint était fermé. Sur l'esplanade, au niveau de la première barrière, deux soldats faisaient face aux quelques impatients qui étaient sortis de leurs carrosseries pour voir, comme moi, de quoi il retournait. Mais on ne voyait rien, que deux soldats, et une grosse voiture blindée, qui barrait la route – alors je m'approche de la jeep blindée, j'essaie d'expliquer au conducteur que je dois aller à l'aéroport, combien de temps cela va-t-il durer ? Si ça doit durer toute la journée, autant prendre une autre route plus longue. Le type derrière sa vitre blindée me regarde, le visage inexpressif. Peut-être ne parle-t-il pas anglais, ou bien la vitre est-elle trop épaisse, et puis il fait un petit signe de la main - un type bondit de derrière le capot, son fusil braqué sur moi, son fusil qu'il arme, clac-clac, je me suis reculé, les bras levés, je veux juste savoir ce qui se passe, le type hurle, tu n'es pas un étranger, tu as un accent arabe, tu es arabe, il hurle, son fusil braqué sur mon ventre, je ne comprends pas, je parle anglais, je refais un pas en arrière, il a le visage déformé par ses cris, pourquoi tu t'es approché du Hummer, tu viens d'où, donne-moi ton passeport, donne ! alors je le lui tends - j'ai la main qui tremble, pendant qu'il le feuillette, un petit tremblement discret mais incontrôlable, il baisse son fusil, tu es suisse. Oui. Alors je suis sorry de t'avoir effrayé avec mon arme, tu comprends, je suis sorry.
    Je ne relève pas, je répète ma question, très calmement, combien de temps ça va durer, vous pouvez répondre à cette question ? Une demi-heure, peut-être plus, dit-il. On a trouvé une bombe.
    Ce que je voulais dire, à ce moment-là, ce n'était pas ça. C'était d'autres mots, qui étaient restés coincés en travers de la gorge. Ce que j'aurais voulu hurler, à mon tour, c'est qu'il m'avait fait peur, ce connard, qu'est-ce que ça changeait que j'étais suisse ou malgache, pauvre con, à quoi ça sert d'avoir des jeeps blindées et des M16 si un quidam qui s'avance vous met dans une telle panique, bande d'imbéciles, voilà les mots qui ont tourné longtemps dans ma tête, plus tard, sur la route de l'aéroport, longtemps après que ma main eut cessé de trembler. Le détour que nous avions pris nous ramenait de l'autre côté du checkpoint, il était ouvert à présent, comme si rien ne s'était passé. J'ai appris plus tard qu'ils avaient effectivement trouvé une boîte en carton suspecte, dans l'enceinte du checkpoint, on ne sait pas trop, un fond de boîte à chaussures apporté par le vent...
    Je revois les autres conducteurs qui attendaient là, eux ne s'étaient pas risqués à essayer de demander quoi que ce soit, bien plus malins que l'étranger qui croit encore à la vertu des mots, ils fumaient, ils regardaient les soldats, et les soldats les regardaient. Je suis fatigué de ces silences, de ce pays où la peur est trop armée, où l'on peut mourir pour un oui ou pour un non, le frisson d'un doigt tremblant sur une gâchette.
    Mais ce matin il fait beau, cher Jean-Louis, mes parents n'ont pas raté leur avion et ce soir il y aura un concert du Ministère des Affaires Populaires, jazz-musette, pour fêter les cent ans de Ramallah...