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  • Balzac notre contemporain

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    Pour tout dire (97)
     
    Pourquoi lire Balzac ? Réponse de Michel Butor: parce que c’est intéressant… Un entretien de 1998...
    Que peuvent bien avoir en commun Michel Butor et Balzac ? Cela sans doute au premier chef: d’être à la fois célèbres et méconnus, réduits à quelques formules. Pour Balzac: le «peintre de la société» dont l’analyse du rôle de l’argent ravit les marxistes, mais dont le style (dixit Sainte-Beuve) serait «détestable». Pour Butor: le «pape du Nouveau Roman», auteur de livres intelligents et donc «difficiles», apparemment à l’opposé du «réalisme» balzacien.
    Et voici que Michel Butor nous fait (re)découvrir Balzac avec une sorte de joviale familiarité, tandis qu’à travers sa lecture il nous apparaît lui-même comme un auteur plus conforme à la réalité de son œuvre «en progrès», c’est à savoir poète-encyclopédiste aux inépuisables curiosités et qui éclaire sans éblouir, qui explique sans assener, qui renoue patiemment les fils liant le détail à l’ensemble et la réalité de Balzac à la nôtre.
    Vous imaginiez Balzac dépassé ou Butor vous dépassant par son avant-gardisme ? Mais non: tous deux sont bel et bien nos contemporains, quoique «à l’écart».
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    A l’écart: tel est d’ailleurs le nom de la solide belle vieille maison de pierre et de bois des hauts d’Annemasse où l’écrivain nous a reçu pour cet entretien…
    – Pourriez-vous, Michel Butor, évoquer l’histoire de vos relations personnelles avec Balzac ?
    – Cela remonte très loin. J’ai dû lire les premiers textes en classe, et tout de suite des choses m’ont intéressé: Le Père Goriot, par exemple, m’a véritablement excité. Cela m’a donné l’envie de continuer la lecture. Evidemment, il m’a fallu beaucoup de temps pour lire La Comédie humaine en entier. J’ai dû commencer de lire Balzac à quinze ans. Il a bien fallu que j’en ai trente pour avoir tout lu. Or cette lecture complète a été très importante. Cela m’a fait comprendre vraiment les dimensions de l’œuvre. J’ai été frappé du fait que chaque livre éclairait les autres. Le monde de Balzac m’a été pendant longtemps assez mystérieux, et le reste à vrai dire. J’ai été un peu choqué par les simplifications abusives que je constatais de la part de professeurs ou de critiques littéraires, et même chez des spécialistes de Balzac très remarquables. Quand je me suis mis à faire des cours lorsque j’ai enseigné à l’université, j’ai été obligé relire les œuvres intensément et à plusieurs reprises. Cela m’a permis d’approcher de plus en plus cette œuvre et de m’y repérer de mieux en mieux. Cela étant j’avais commencé d’écrire sur Balzac bien avant puisque je lui ai consacré un texte, Balzac et la réalité, qui parut dans la NRF au début des années cinquante avant d’être repris dans Répertoire.
    – Vous est-il arrivé souvent de lire ainsi la totalité d’une œuvre ?
    – Chaque fois que j’ai eu à faire un cours sur un écrivain, je me suis efforcé d’en lire tout. Dans certains cas, c’est très difficile. Même en ce qui concerne Balzac, je n’ai pas vraiment tout lu, simplement pour des raisons de difficultés éditoriales. Contrairement à ce qu’on croit d’habitude, nous sommes très mal lotis, en France, en ce qui concerne nos grands écrivains. Il y a beaucoup de choses qui sont très mal éditées ou qui n’ont pas d’éditions récentes. La nouvelle édition de La Pléiade a d’immenses qualités, mais est loin d’être complète. Deux choses très importantes manquent notamment: la correspondance – en particulier la correspondance avec Madame Hanska – et les romans de jeunesse publiés sous pseudonymes et qui sont très intéressants. J’essaie toujours de comprendre pourquoi un écrivain ou un peintre a agi comme il l’a fait, comment il voyait les choses, quelles furent les nécessités qui se sont imposées à lui. Il est donc très important pour moi de ne pas manquer tel ou tel aspect de sa situation. C’est pourquoi même les œuvres qui sont considérées comme secondaires méritent attention, fussent-elles effectivement secondaires – les écrivains ne sont pas géniaux à tout coup.
    – Par rapport au cliché de Balzac dont vous parliez, comment voyez-vous alors «le vrai Balzac» ?
    – Ce qui me frappe toujours, c’est l’immensité et le détail de la construction et par conséquent son génie d’architecte. Il est très important de noter que chacun des romans n’est qu’un chapitre, et qu’on se trouve devant une construction monumentale dont un autre caractère, très important pour nous, est sa mobilité. On peut y entrer par toutes sortes de portes différentes. Ce qui n’empêche pas qu’il y ait des portes principales…
    – Vous suivez ainsi, pour votre part, un chemin qui se conforme au parcours fléché de Balzac…
    – Balzac a réorganisé son œuvre plusieurs fois. Or il est essentiel de remarquer ce qui reste constant à l’intérieur de ces réorganisations. La constante est la division ternaire en études sociales ou études de mœurs, études philosophiques, études analytiques, la dernière section restant très peu fournie. Mais il y a des œuvres qui sont passées d’une partie à l’autre. César Birotteau était d’abord dans les Etudes philosophiques, et La Recherche de l’absolu d’abord dans les Etudes de mœurs. Balzac a toujours engagé ses lecteurs à commencer par La Maison du chat-qui-pelote, ce qui est très curieux. La Peau de chagrin est l’anneau qui relie les Etudes de mœurs et les Etudes philosophiques. Et enfin, Seraphita a toujours été placée en conclusion des Etudes philosophiques. Ce classement ne s’est pas fait par hasard, et ses modifications sont intéressantes à étudier.
    – Votre propre travail a-t-il été marqué par la lecture de Balzac ?
    – Les lectures que je fais jouent un rôle très important pour ce que j’écris. Depuis longtemps, Balzac m’a nourri par ses idées et cette question de l’œuvre mobile qui m’a beaucoup travaillé. Et puis, dans le détail du texte, du style, du vocabulaire, j’y ai trouvé un enseignement énorme.
    – Comment dans les grandes largeurs de la littérature universelle, situeriez-vous aujourd’hui l’entreprise de Balzac ?
    – Balzac est un romantique, mais qui passe à autre chose. Dans les manuels de littérature, on parle de lui comme d’un réaliste, d’une façon un peu restrictive, tandis que j’ai tâché de montrer l’étroite relation qu’il y a entre les deux pôles. C’est volontairement que j’ai fait illustrer la couverture des trois livres par trois détails de Delacroix. Cela désigne bien ce feu qui court sous les pages, jusqu’à celles qu’il a voulues les plus détachées. En tant que romantique, il est lié à toutes sortes de spéculations philosophiques et politiques. Il subit une forte influence de la pensée de Swedenborg, et il est très proche de certains écrivains allemands, qu’il connaissait surtout par Madame de Staël, laquelle est elle-même un personnage essentiel de La Comédie humaine, notamment dans Louis Lambert. Dans le romantisme, il y a quelque chose de très important, c’est que les écrivains et les artistes considèrent qu’ils sont les véritables héritiers de l’ancienne noblesse. Les romantiques sont d’abord des royalistes, puis ils évoluent jusqu’à passer dans l’opposition. Hugo aura les moyens de s’exiler Baudelaire, lui, se «dépolitique» après le coup d’Etat du 2 décembre, alors qu’il était très «de gauche» auparavant. Balzac, lui s’est toujours considéré comme un réactionnaire, mais c’est un faux réactionnaire. Il est légitimiste du début à la fin, mais il est de plus en plus déçu. Il est pour le roi, mais pas pour celui qui règne, pour la noblesse mais contre ceux qu’il observe. La Révolution est une catastrophe, mais inévitable étant donné la dégradation de l’Ancien Régime.Il y a un moment où il faudrait revenir, qui est pour lui un phare dans le passé: c’est la Renaissance.
    » Il voudrait donc faire renaître la Renaissance, et toute son œuvre tend à cela. Mais il s’aperçoit que ça ne marche pas, malgré tout son génie et ses efforts. Ses derniers textes, dans L’Envers de l’histoire contemporaine, sont ainsi désenchantés. Il a donc une position très particulière. Il reste fidèle à l’Ancien Régime, mais sa critique de la politique et de la société de son temps est plus révolutionnaire que celle de la plupart des opposants déclarés.
    – Balzac est aussi, vous le montrez, une sorte de délégué de Dieu sur terre…
    – Typique aussi du romantisme ! Le génie, pour le romantique, est un représentant de l’Esprit qui anime l’Histoire. On peut y voir un messager de l’Esprit saint ou y trouver une interprétation hégélienne, mais le génie a beaucoup de relations avec le prophète. Chez Balzac, de surcroît, un des thèmes absolument essentiels est celui du génie méconnu. S’il n’avait pas été méconnu, Balzac aurait réussi à instaurer cette nouvelle Renaissance. Il considère qu’on ne le met du tout à sa place. Et c’est encore la vérité…
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    Comme une lecture du monde
    D’un bicentenaire l’autre, après la Révolution, l’an prochain: Balzac (né en 1799). Piquante liaison, s’agissant d’un réactionnaire affirmé, mais ça ne fait pas un pli: les publications vont déferler et le merchandising devrait occuper ses parts de marché entre célébrations officielles et flonflons médiatiques: nous aurons donc notre t-shirt Rastignac ou notre pépin cousine Bette. Ce qu’attendant, il nous reste à «relire» Balzac, et si possible La Comédie humaine.
    Tout un chacun est en effet convaincu d’avoir «déjà» lu Balzac, de La Maison du chat-qui-pelote au Père Goriot ou au Colonel Chabert (à cause du film). Mais qui peut affirmer qu’il a lu toute La Comédie humaine ? Et qui surtout en ressent, aujourd’hui, la nécessité ?
    Pour notre part, en tout cas, l’idée ne nous aurait pas effleuré si nous n’avions pas commencé de lire le premier des trois volumes des Improvisations sur Balzac de Michel Butor. Or entreprendre cette lecture aboutit forcément à retourner à la source, et s’ensuit alors un jeu de piste absolument passionnant, tonifié par le genre même adopté de la libre parole ne craignant pas le naturel, la digression ou la mise en rapport inattendue.
    Ces Improvisations constituent la reprise de trois cours donnés à Genève par Michel Butor entre 1980 et 1990, mais rien là-dedans de professoral ou de «brut». Ainsi qu’il s’en explique en postface, l’écrivain n’a utilisé qu’un tiers du volume de ses cours enregistrées, dûment réécrit, mais point trop. Si tout appareil critique en est absent, l’enjeu de ce triptyque n’en est pas moins très sérieux et perceptible dès les premières pages: il va s’agir ni plus ni moins que de mieux comprendre ce génie qui voulait lui-même tout élucider sur la scène de son théâtre.
    L’ouvrage est divisé en trois parties. La première, intitulée Le Marchand et le génie, décrit et interprète, dans l’ordre voulu par Balzac (dont nous comprenons mieux ici l’enchaînement et la progression), l’ensemble de romans apparemment disparates regroupé sous le titre d’Etudes philosophiques, de La Peau de chagrin à Séraphita. Le deuxième volume, Paris à vol d’archange, est tout entier dévolu à la recomposition de la structure idéographique de la «nouvelle Rome» du XIXe siècle dans La Comédie humaine. Une Méphistovalse fait d’abord défiler une frise de figures symboliques, avant qu’on ne replonge dans certains romans des Etudes de mœurs. Paris y apparaît à la fois en tant que miroir du monde et que vaisseau en voie de naufrage symbolique, où le génie ne manquera pas là encore, bon scout, de proposer des palliatifs au Mal. De la même façon, les Scènes de la vie féminine auxquelles Michel Butor consacre le troisième volume de ses improvisations constituent-elles un autre élément révélateur de l’immense Mobile de la Comédie humaine, où chaque personnage convoqué (avec son histoire) signifie à la fois, comme chez Dante, un possible humain à double virtualité.
    Un chapitre introductif, sous le titre d’Etudes, donne l’orientation générale de cette lecture en la rapportant au plan «dantesque» de Balzac. Celui-ci, comme La Divine Comédie, obéit à la fois à une représentation globalisante du monde en perdition et au projet salvateur dont le génie est en somme le prophète et l’apôtre, sinon le messie. Laissant les Etudes de mœurs, massif central de l’œuvre fondant la vision de la réalité observée en ses six cercles (vie privée, vie de province, vie parisienne, vie politique, vie militaire, vie de campagne), Michel Butor aborde l’œuvre par une partie où Balzac, par delà les constats établis, en approfondit la signification morale et métaphysique et en libère l’invention «fictionnaire». La méditation de Balzac sur son propre génie et sa vocation trouvera de multiples illustrations et implications, de Jésus-Christ en Flandre à Louis Lambert, et ce qu’écrit Butor sur «le sacrifice fondateur», à propos d’El Verdugo, entre autres réflexions sur les résonances symboliques souvent négligées des romans, qu’il s’agisse des «résurrection manquées» déduites de la lecture de L’Elixir de longue vie, ou de la «folie du savoir» (Balzac interrogeant son double Louis Lambert) ou enfin de «l’espérance de Caïn», restitue l’extraordinaire potentiel d’idées et de formes, de vitalité et de spiritualité de La Comédie humaine.
    Michel Butor, Improvisations sur Balzac. I, Le Marchand et le génie; II, Paris à vol d’archange; III, Scènes de la vie féminine. Editions de la Différence, 1998.
    A conseiller aussi pour mémoire à ceux qui ne les auraient pas lues: les épatantes Improvisations sur Michel Butor de notre auteur qui, à l’opposé de la complaisance narcissique, expose les tenants et aboutissants de sa propre aventure.

  • Les Mouron vivent la filiation en fécond partage d’émotions

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    279580658_4924780137643864_8187298728085943452_n.jpgIllustrant un premier Dialogue entre l’Artiste (Didier) et l’écrivain Quentin), une magnifique exposition est à voir ces prochains jours à Giez (nord vaudois), qu’accompagne une publication exhaustive.

     

    L’arrière-pays vaudois du pied du Jura est ces jours de toute beauté, avec ses modulations de vert tendre et d’ocres roux, le jaune acide des champs de colza et , par delà les eaux pâles du lac, là-bas, et les méplats de l’autre rive remontant vers l’Est, la ligne  brisées des Préalpes qu’on aperçoit des fenêtres d’une grande ferme sise au cœur du village de Giez, sur les hauts du bourg lacustre de Grandson, en cet Espace DM conçu par Didier Mouron et son Isabelle, somptueux écrin pour une expo dont l’accrochage hyper-soigné raconte à lui seul une histoire. Il était une fois trois perfectionnistes…

    Sur les murs de pierre apparente, ainsi, et sur plusieurs niveaux reliés par un escalier de solide vieux bois, c’est une autre histoire encore, ou plusieurs histoires même, que fixent 32 tableaux-poèmes flanqués de poèmes-images.

    Même s’il a exposé à la Cité interdite (entre autres escales au Japon, en Californie, au Canada et même au Mont Pèlerin) et qu’il n’est pas inconnu en nos contrées, Didier Mouron (né en 1958 à Vevey) devrait être mieux reconnu, et particulièrement aujourd’hui où son art, strictement borné à l’usage du crayon mine, atteint une sorte de plénitude gracieuse, par delà sa parfaite technique et ses références naguère plus ou moins explicites, du côté  de Salvador Dali et des surréalistes, du réalisme magique ou du symbolisme « cosmique ».

    Ironiquement, c’est épuré de cette «littérature » que l’artiste, pourtant moins « littéraire » que son fils, rejoint Quentin dont la poésie, dès ses variations américaines de Lost accompagnant les formidables photographies de Claude Dussez (Favre, 2016)  tend elle aussi à l’épure sans s’assécher pour autant dans le minimalisme…

    Quand le cow-boy et l’Indien font ami-ami

    Le rêve d’avoir un père à admirer, coïncidant avec l’admiration d’un père laissant librement son fils s’épanouir, la confluence d’un même sang n’excluant pas le parcours en vaisseaux séparés, chacun son âge et sa tête, chacun sa conviction d’être le chef dans sa partie, ni le fils de la fable freudienne impatient de buter son paternel pour se faire Jocaste, ni le père jaloux de ce rival montant en grappe, l’amour des arbres chez le cow-boy Didier et la passion des livres chez l’Indien Quentin - tout cela pourrait faire une assez épique bio croisée sur fond de forêt québécoise et de rivages vaudois, alors que l’artiste et l’écrivain ne se livrent ici, dans ce Dialogue, que par des objets cristallisant leurs communes émotions.

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    Telle étant la poésie : une sublimation, ici par l’image évocatrice, là par le mot décanté au plus juste. Jocaste ? Isabelle, dédicataire du recueil, inspire Quentin avec Femme et mère, trois vers comme d’un haïku : Elle a l’élégance des séismes / infinis / Qui trembleront encore après la terre, et le tableau de Didier, à double figure féminine, comme en abyme, flanquée d’un arbrisseau fragile, ouvre une troisième dimension au poème, à moins que ce soit l’inverse… Père et fils, au naturel, se chamaillent volontiers. Quentin reproche à son vieux de ne rien comprendre à la politique. Didier trouve ce petit crevé bien cassant parfois, bien sûr de lui, même s’il reconnaît que son propre Ego d’artiste lui est vital (je suis le best dans ma partie, sinon rien) et concède donc au Poète le droit et peut-être le devoir de se prendre lui aussi pour Céline ou Proust, au moins. Bref le Dialogue est la meilleure façon de poursuivre la guerre des générations autrement, et ça donne 32 poèmes étincelants jouxtant 32 tableaux, ou l’inverse. Qui racontent, chacun à sa façon, la foule et la foudre sur un boulevard, les moments de l’amour, caresses et disparitions, l’aïeule qui s’en va et les voleuses de feu, la mort en famille et les travailleuses de l’amour, des rabelaisiens et des rabelaisiennes, de la musique au clair de lune et des amants qui dérivent, rien de banal ou de mièvre, les mots sculptés, le clair-obscur drapé ou du sfumato de brume rêveuse et, de loin en loin, arrêt sur image et merveilles : Le Parfum de l’absente, dont la douceur contraste avec le dessin comme « ressaisi », des évocations frisant l’aporie sensible comme dans L’infini de ta disparition, de plus humbles « minutes heureuses » ramenant Baudelaire au quotidien, de la mélancolie et du fruit, du barbare et de la bête, enfin quoi : 32 fois la vie et ce n’est pas fini - la Poésie survit…

     

    Didier et Quentin Mourom. Dialogue 1 (2021-2022). Préfacé par Bertrand R. Reich. Edition limitée.

    Exposition. Dès le 6 mai 2022 (vernissage à 18h), Giez, espace DM.

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    Rappel : Claude Dussez (photographies) et Quentin Mouron (poèmes), Lost, Favre 2016.

  • Les secrets de l’humanité

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    Sur Les Plaisirs de la littérature, de John Cowper Powys. 

    C’est un formidable ouvroir de lecture potentielle que Les plaisirs de la littérature de John Cowper Powys, dont il faut aussitôt dégager le titre de ce qu’il peut avoir aujourd’hui de faussé par la résonance du mot plaisir, accommodé à la sauce du fun débile de nos jours. Les plaisirs de Cowper Powys n’ont rien d’un petit délassement d’amateur au sens esthète ou d'un agité hyperfestif mais relèvent de la plus haute extatique jouissance, à la fois charnelle, intellectuelle et  et spirituelle.
    On connaît déjà John Cowper Powys pour sa révélatrice Autobiographie, les romans tout empreints de sensualité tellurique et de magie visionnaire que représentent Les sables de la mer, Wolf Solent et la tétralogie des Enchantements de Glastonbury, ou encore ses essais diversement inspirés sur Le sens de la culture et L’Art du bonheur. Or le Powys lecteur n’est pas moins créateur que le romancier, qui nous entraîne dans une sorte de palpitante chasse au trésor en ne cessant de faire appel à notre imagination et à notre tonus critique.
    «Toute bonne littérature est une critique de la vie», affirme John Cowper Powys en citant Matthew Arnold, et cette position, à la fois radicale et généreuse, donne son élan à chacun de ses jugements, et sa nécessité vitale. Pour John Cowper Powys, la littérature se distingue illico des Belles Lettres au sens académique de l’expression. La littérature concentre, dans quelques livres qu’il nous faut lire et relire, la somme des rêves et des pensées que l’énigme du monde a inspiré à nos frères humains, et toutes les «illusions vitales», aussi, qui les ont aidés à souffrir un peu moins ou à endurer un peu mieux l’horrible réalité – quand celle-ci n’a pas le tour radieux de ce matin.
    Rien de lettreux dans cette approche qui nous fait revivre, avec quelle gaîté communicative, les premiers émerveillements de nos lectures adolescentes, tout en ressaisissant la «substantifique moelle» de celles-ci au gré de fulgurantes synthèses. Rien non plus d’exhaustif dans ces aperçus, mais autant de propositions originales et stimulantes, autant de «germes» qu’il nous incombe de vivifier, conformément à l’idée que «toute création artistique a besoin d’être complétée par les générations futures avant de pouvoir atteindre sa véritable maturité».
    Cette idée pascalienne d’une «société des êtres» qui travaillerait au même accomplissement secret du «seul véritable progrès» digne d’être considéré dans l’histoire des hommes, «c’est-à-dire l’accroissement de la bonté et de la miséricorde dans les cœurs» à quoi contribuent pêle-mêle les Ecritures et Rabelais, saint Paul et Dickens ou Walt Whitman, entre cent autres, ne ramène jamais à la valorisation d’une littérature édifiante au sens conventionnel de la morale. D’entrée de jeu, c’est bien plutôt le caractère subversif de la littérature que l’auteur met en exergue. «Une boutique de livres d’occasion est le sanctuaire où trouvent refuge les pensées les plus explosives, les plus hérétiques de l’humanité», relève-t-il avant de préciser que ladite boutique «fournit des armes au prophète dans sa lutte contre le prêtre, au prisonnier dans sa lutte contre la société, au pauvre dans sa lutte contre le riche, à l’individu dans sa lutte contre l’univers». Et de même trouve-t-il, dans l’Ancien Testament, «le grand arsenal révolutionnaire où l’individu peut se ravitailler en armes dans son combat contre toutes les autorités constituées», où le Christ a puisé avant de devenir celui que William Blake appelait le Suprême Anarchiste «qui envoya ses septante disciples prêcher contre la Religion et le Gouvernement».
    Mais peu d’anarchistes sont aussi soucieux que Cowper Powys d’harmonie et d’équanimité. Si nous nous référons à la distinction faite par Léon Daudet entre écrivains incendiaires et sauveteurs, sans doute est-ce à la seconde catégorie qu’appartient nomedium_Powys4.jpgtre druide bienveillant. «Ce Celte tout de feu, de féerie et de magie est un bienfaiteur», écrit fort justement Gérard Joulié dont la traduction, soit dit en passant, respire la santé vigoureuse et l’élégance.
    Rebouteux des âmes, John Cowper Powys nous communique des secrets bien plus qu’il ne nous assène des messages. Les ombres, voire l’obscénité de la littérature ne sollicitent pas moins son intérêt que ses lumières et ses grâces, et s’il répète après Goethe que «seul le sérieux confère à la vie un cachet d’éternité», nul ne pénètre mieux que lui les profondeurs de l’humour de Shakespeare ou de Rabelais.
    A croire Powys, le pouvoir détonant de la Bible ne tient pas à sa doctrine spirituelle ou morale, mais «réside dans ses suprêmes contradictions émotionnelles, chacune poussée à l’extrême, et chacune représentant de manière définitive et pour tous les temps quelque aspect immuable de la vie humaine sur terre». La Bible est à ses yeux par excellence «le livre pour tous», dont la poésie éclipse toutes les gloses et dont trois motifs dominants assurent la pérennité: «la grandeur et la misère de l’homme, la terrifiante beauté de la nature, et le mystère tantôt effrayant et tantôt consolant de la Cause Première». Mais là encore, rien de trop étroitement littéraire dans les propos de ce présumé païen, dont le chapitre consacré à saint Paul nous paraît plus fondamentalement inspiré par «l’esprit du Christ» que mille exégèses autorisées.
    Cet esprit du Christ qui est «le meilleur espoir de salut de notre f… civilisation», et qui se réduit en somme à l’effort séculaire d’humanisation des individus, constitue bonnement le fil rouge liant entre eux les vingt chapitres des Plaisirs de la littérature, courant d’un Rabelais dégagé des clichés graveleux aux visions christiques de Dickens et Dostoïevski, d’Homère fondant un «esprit divin de discernement» à Dante nous aidant à «sublimer notre sauvagerie humaine naturelle pour en faire le véhicule de notre vision esthétique», ou de Shakespeare, à qui l’humour ondoyant et sceptique tient lieu de philosophie, à Whitman qui suscite «une extension émotionnelle de notre moi personnel à tous les autres «moi» et à tous les objets qui l’entourent».
    De la même façon, notre «moi» de lecteur, dans cette grande traversée de plein vent ou s’entrecroisent encore les sillages de Montaigne et de Melville, de Cervantès et de Proust, de Milton et de Nietzsche, se dilate sans se diluer, l’énergie absorbée par cette lecture se transformant finalement en impatience vive de remonter à chaque source et de sonder chaque secret.
    John Cowper Powys. Les plaisirs de la littérature. Traduit de l’anglais par Gérard Joulié. L’Age d’Homme, 444p. Un dossier de la revue Granit a été consacré à Powys en 1973, constituant une bonne introduction à son œuvre.

  • L’hypertexte de Muños Molina tient de l’auberge espagnole…

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    Aspirant à composer «le grand poème du siècle», le romancier espagnol devient Un promeneur solitaire dans la foule, dont les errances fécondes recoupent celles de Frédéric Pajak et de Paul Nizon ou de Roland Jaccard, entre autres contemporains, avec des révérences aux grandes ombres d’Edgar Allan Poe et de Charles Baudelaire, du Juif errant Walter Benjamin ou d’Emily Dickinson l’ange puritain, et l’incitation générale à «écrire» ce livre particulier en le lisant…
     
    Chacune et chacun se rappelle, probablement, le moment plus ou moins vertigineux où, en tant qu’individu, elle ou il aura découvert tout à coup son unicité fondamentale par rapport à la multitude.
    Pour ma part cela m’est apparu la nuit, entre seize et vingt ans, dans le quartier de notre enfance où trois tours de seize étages venaient d’être construites au-dessus des bois dans lesquels nous avions joué, trois piliers monumentaux dont les centaines de petits écrans allumés constituaient autant de fenêtres donnant sur ces multiples vies empilées aux silhouettes et aux actes plus ou moins identifiables par le petit voyeur que j’étais là. Plus tard, l’idée d’un roman virtuel m’est venue à partir de cette mosaïque visuelle surgie des ténèbres, dont les personnages seraient évoqués à l’enseigne de ce simultanéisne mondialisé que nous connaissons aujourd’hui, où nous sommes informés de tout ce qui se passe en temps réel. Mais avant le composition de ce roman, un autre choc, de nature culturelle plus encore que personnelle, m’aura fait éprouver le sentiment-sensation d’être seul dans la masse humaine, un matin à Tokyo, dans le métro de la première heure, au milieu de centaines de Japonais à mallettes se rendant à leurs bureaux d’employés japonais à calculettes.
    Or c’est le même type d’expérience que me semble évoquer le dernier livre traduit en français du romancier espagnol Antonio Muños Molina (déjà primé par le Médicis étranger de 2020 et reparu ces jours en livre de poche), intitulé Un promeneur solitaire dans le foule et constituant une sorte d’inventaire socio-poétique de notre «profond aujourd’hui», selon l’expression de Blaise Cendrars.
     
    Profitez de l’Eté protégé par la Police
     
    Au même instant, ce mercredi soir d’été radieux à une terrasse de la Dolce Riviera (Suisse du sud-ouest) où j’avais amorcé la lecture de ce pavé de 500 pages acquis la veille, je repensais malgré moi au pauvre type en uniforme de la police locale qui, deux jours plus tôt, sur un quai de la gare de Morges, avait paniqué au point de massacrer, de trois balles, un autre pauvre mec dont le comportement bizarre (on dira qu’il, avait l’air de prier, et tout de suite on aura pensé « terroriste », puis on dira qu’il titubait entre les voies du train et le quai, on aura appelé la police, laquelle aura fait illico les « sommations d’usage » sans résultat probant), et je lisais, en gras et avec de solennelles majuscules, Tout ce qu’Il te Faut pour profiter de l’Été à l’amorce d’une séquence affirmant que « c’était l’été des robes courtes et légères comme des tuniques », j’avais siroté un premier Aperol en dépit de l’interdiction qui m’est faite ces temps de consommer de l’alcool pour cause de « souffle au cœur », je pensais au flic arrêté et aussitôt justifié à la radio par sa hiérarchie paniquant à son tour, je pensais à l’agonie du mec menotté dont le faciès de métis (comme on l’apprendra plus tard) avait sans doute inquiété les jeunes policiers affolés, je lisais dans mon livre «L’Espagne était le septième pays du monde à jeter le plus de nourriture à la poubelle», je pensais à ma bonne amie en guerre contre le cancer depuis avril et à laquelle sa troisième chimio avait fait perdre le goût des aliments, c’était une « soirée de rêve » devant le plus grand lac d’Europe et le plus beau du monde à nos yeux, et je lisais « Ne rate pas l’occasion que tu attendais. Laisse-toi séduire par nos promotions avant la fin de l’été », puis je lisais « Cet été, fais les meilleures photos avec ta perche à selfie», je revoyais les cheveux sales du premier suicidé que j’avais vu cinquante ans plus tôt au pied du pont Bessières en pleine ville de Lausanne, je revoyais le corps d’ivoire du désespéré repêché dans la Seine une nuit de printemps d’une autre année, à ma lecture du livre de Muños Molina s’ajoutait celle de ma propre vie et je me disais que chaque lectrice et chaque lecteur d’Un promeneur solitaire dans la foule, au fil des pages, pourrait composer son propre «roman» à sa guise, que ce soit en observant « cela simplement qui est » au présent, selon l’expression d’un autre nomade solitaire du nom de Charles-Albert Cingria, ou en scrutant le passé et ses innombrables «romans» dont l’un pourrait être signé Robert Walser et l’autre Marina Tsvetaeva, autres «personnes déplacées» à leur façon…
    Fou de littérature, et comptant lui-même au nombre des auteurs majeurs de la littérature espagnole actuelle, Antonio Muños Molina en même temps qu’il arpente « à l’horizontale » les rues de la ville-monde avec ses carnets et son smartphone, replonge en verticale diachronique à la rencontre des solitaires de naguère ou jadis, à commencer par Thomas de Quincey et Edgar Allan Poe les veilleurs ténébreux aux lisières du rêve et de la folie, dont la déesse secrète, comme celle de Baudelaire ou d’Emily Dickinson, avait pour nom Poésie. Dans leurs foulées, Walter Benjamin le juif allemand et Fernando Pessoa le Lisboète aux multiples hétéronymes feront converger les démarches de l’Andalou Antonio Muños Molina et du Franco-suisse Frédéric Pajak, qui se retrouvent également dans le labyrinthe de Joyce, auteur d’un «roman total» comme voudrait l’être Un promeneur solitaire dans la foule, etc.
     
    Une poésie en phase avec la ville-monde
     
    «J’appelle poésie l’ivresse et la plus grande concentration expressive de tout art», écrit Munos Molina, «toute présence ou image mémorable du monde réel. Ce dont elle se rapproche est l’emportement suprême de l’amour qui ne ferme pas les yeux. Il fait un bon vertigineux pour voyager dans l’inconnu. Il disparaît sans laisser de traces».
    Quand ensuite il parle de sa façon d’écrire sans cesse et partout sur ses carnets volants, il précise : «Quand j’écris au crayon je suis plus proche du silence que je recherche», et l’on comprend que ce silence contient le bruit du temps et toutes les voix, et cette pratique du «crayonné» lui fait dire que l’une des choses qu’il envie le plus est l’art du dessin, ce qui nous renvoie aux livres de Pajak combinant, de façon puissamment originale, le texte et le dessin en contrepoint.
    Frédéric Pajak incarne à sa façon le promeneur seul dans la foule, comme le poète Pavese qu’il a rencontré une nuit dans le dédale de Turin, ou le Bernois Paul Nizon exilé à Paris avec son imper et son chapeau d’écrivain à dégaine de détective «en marche vers l’écriture», en compagnie duquel, à l’instigation du Portugais d’origine (on n’en sort pas…) Amaury da Cunha, il dialogue à propos de tout ce qui l’intéresse autant que nous et vous, à savoir : son père mort jeune et le tien, les rêves de Nizon et les vôtre, la vie bonne ou vache, la littérature merveilleuse ou ses simulacres médiocres, Van Gogh et Dürrenmatt, la façon d’écrire de l’un ou pour l’autre de dessiner à la plume, et ce qui pourrait n’être qu’une conversation d’initiés s’ouvre à tous grâce au vin (rires) et au rire (encore un verre), et tout à coup l’homme seul devient une foule et ça bourdonne comme un essaim d’abeilles au fond du jardin ou de la rue Campagne-Première où finit À bout de souffle de Godard, etc.
    À un moment donné, Nizon se compare à Shakespeare. Il pense, le fringant nonagénaire, que son écriture est unique, et il a raison. C’est Virginia Woolf qui disait que la véritable aristocratie consiste à se savoir unique, motif de ne jalouser personne. Avec le même aplomb tranquille, Flannery O’Connor disait aimer ses livres comme ses enfants, ce qui n’empêche pas d’aimer les enfants des autres et d’admirer tel peintre ou tel écrivain sans l’envier, la réalité de se transformer en fiction et le plomb des jours en or du temps.
     
    Que la fiction est une réalité qui circule…
    Dans l’ensemble de textes brefs constituant son dernier opuscule paru, intitulé On ne se remet jamais d’une enfance heureuse, Roland Jaccard raconte sa dernière conversation avec Sigmund Freud (1856-1939), qui lui annonce le déclin et la capilotade finale de la psychanalyse, vaincue (notamment en France) par les querelles de chapelles, et c’est sur le même ton enjoué et naturel qu’il évoque sa visite à Paul Nizon, lequel partage avec lui le goût des journaux personnels où chacun invente sa vie de la façon la moins «objective» qui soit, et l’on n’est pas étonné de relever au passage qu’un Elias Canetti est l’un des auteurs préférés de Nizon, qui figure lui aussi un promeneur solitaire dans la foule, dont les écrits ont traité de la « masse » avec pénétration, entre réalité et fictions de la pensée.
    Le dernier «roman» d’Antonio Munos Molina ne raconte pas une histoire: il en amorce mille, parfois très intimes (de belles évocations sensuelles et sensibles à la fois) sans qu’on sache si l’auteur est lui-même impliqué, souvent mêlées à l’actualité ou prenant la tangente comme cette mariée qui fuit et s’envole en hélico en pleine cérémonie, etc.
    À préciser enfin et pour la route : que ce «poème du siècle», virtuel et plus-que-réel en son hypertexte, est à la fois accessible à tout un chacun et nécessite cependant un certain effort de lecture créatif, en conformité parfaite avec ce que tout écrivain se prenant pour Shakespeare (!) est en droit d’attendre de sa lectrice et de son lecteur…
    Antonio Muños Molina, Un promeneur solitaire dans la foule. Traduit de l’espagnol par Isabelle Gugnon. Seuil / roman, 520p. 2020. Réédité ces jours en Points Seuil.
     
    Amaury da Cunha, Pourquoi tu me regardes comme ça ? Conversation entre Paul Nizon et Frédéric Pajak. Editions Noir sur Blanc, 101p. 2021.
     
    Roland Jaccard. On ne se remet jamais d’une enfance heureuse. L’Aire, coll.Le Banquet, 175p, 2021

  • Le dernier Houellebecq, ou le nihilisme dépassé...

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    Comme il en a l’habitude, le romancier français vivant le plus intéressant essuie les pires critiques pour anéantir, son 22e ouvrage, le plus long mais aussi l’un des plus remarquables après Extension du domaine de la lutte, La Possibilité d’une île ou La Carte et le territoire. Pessimiste dans les grandes largeurs sociales et mondiales d’un avenir proche (2027), ce dernier roman développe, notamment, une réflexion parfois grave et parfois cinglante sur le vieillissement, le traitement institutionnel de la santé, la mise à l’écart des vieux «inutiles» et l’euthanasie, le mal-être privé et les tares de la «dissociété», mais aussi les issues de la tendresse et de l’amour…
    Au regard de surface, le look de Michel Houellebecq est sans doute le plus hideux de la galerie des portraits d’auteurs actuels de tous les sexes : figure de furet à vilaine peau, dégaine de beauf prenant successivement les poses d’un Camus recyclé avec son imper et sa clope, puis d’un Céline grimaçant de désabusement sinistre, plus récemment un poil plus policé mais guère, en tout cas rien d’avenant mais une «gueule», comme son nom sera une «marque». Cela pour l’apparence, le «shooting» médiatique et tout le tralala…
    Or il y aura bientôt trente ans qu’on aura découvert un autre Houellebecq en tournant la première page d’Extension du domaine de la lutte, son premier roman significatif, qui avait le mérite immédiat de décaper les apparences, précisément, en achoppant au langage du faux, à la nouvelle langue de bois sociale plutôt genre langue de coton où un balayeur est dit «technicien de surface», une prostituée «travailleuse du sexe», une morgue « espace funétique », et la «papatte» de l’écrivain immédiatement reconnaissable filait le regard suraigu d’un observateur de la société à l’objectivité clinique rappelant un peu l’œil «américain» ou «behaviouriste» d’un Jules Romains, le «style sans style» d’un Simenon attaché aux «mots-matière» plus qu’à tout ornement, ou encore l’absorption totalisante d’un Balzac à la fois sociologue et psychologue, reporter et poète, même si Houellebecq achoppait à une société toute différente et développait, loin des «littéraires», une technique d’observation d’ingénieur agronome étudiant des carottes de terrain et nourrissant des intérêts inédits et pointus pour l’économie ou les phénomènes sociaux les plus caractéristiques de l’époque (autour de la télé, du sexe, des névroses privées et des psychoses collectives, des mutations urbaines ou rurales), plus proche à cet égard d’un J.G. Ballard ou d’un Philip K. Dick que de ses pairs français – tout cela qu’on a découvert dans Le Particules élémentaires, Plateforme et la sidérante (et sidérale) Possibilité d’une île, plus tard avec les synthèses romanesques non moins impressionnantes de La Carte et le territoire, Soumission et Sérotonine.
    Dans la foulée des ces parutions, le succès aura fait du jeune auteur (né Michel Thomas en 1956) une star internationale et, avant les «influenceurs» de la galaxie numérique, un «intervenant» public permanent multipliant les textes et les apparitions médiatiques qui auront contribué à brouiller voire embrouiller son image, jusqu’à celle, récente, d’un anti-bobo bourgeoisement marié et flirtant plus ou moins avec la droite «identititaire» la plus dure.
    La confusion est telle qu’un commentateur parle d’anéantir comme d’un roman d’extrême-droite, par un raccourci rappelant les temps de la censure cléricale ou politique, ou le cher Henri Guillemin réduisant l’immense Balzac à un royaliste infréquentable.
    Michel Houellebecq «idéologiquement suspect» ? Et comment ! Ambigu ? Comme la plupart des grands écrivains, tels Aragon ou Céline, mais si l’on voyait plutôt ce qui échappe à l’idéologie dans anéantir ?
     
    Sous l’apparence de la politique et de sa jactance
    Selon notre confère David Caviglioli, consacrant trois pages pas entièrement malveillantes au roman dans L’Obs du 9 janvier, magazine préféré de la gauche caviar, anéantir serait le livre le plus «politique» de Michel Houellebecq, ce qui se tient en apparence vu que le roman traite, sur fond de campagne électorale fébrile, avant la présidentielle de 2027, des menées d’un «papable» de très haute volée en la personne du ministre de l’économie Bruno Juge (un clone approximatif de Bruno Lemaire), et de son conseiller et confident Paul Raison, tous deux parlant évidemment de leur job, travaillant à leurs dossiers et suivant attentivement l’évolution d’attaques terroristes internationales à caractère économique, entre autres.
    Comme toujours, Houellebecq s’est documenté sur la disposition des lieux où évoluent ces messieurs, ce qu’ils grignotent entre deux séances de travail ou comment, avec une consultante dynamique au langage de tueuse, puis avec une autre superpro de la gestion d’image, le ministre se fait coacher pour damer le pion à ses concurrents.
    Mais y a-t-il de la politique là-dedans ? Houellebecq défend-il une position en la matière, pour tel ou tel parti, telle ou telle mouvance ? Nullement: le vrai sujet du roman est ailleurs, dans le flux et le brouillard, les errements des protagonistes, leurs vie amoureuse et familiale, ou encore les rêves récurrents détaillées de Paul, autrement dit : le magma de la vie des gens, plus encore privée que publique - notre vie à tous.
     
    Un homme sans qualités au début du XXIe siècle
    Au tournant de la cinquantaine, l’énarque Paul Raison, fils du «babyboomer» Edouard - lui-même retraité des services secrets -, ne sait plus trop où il en est malgré sa haute position dans le ministère de Bruno Juge. Marié jeune à une femme prénommée Prudence, énarque comme lui et partageant ses vues (« leur accord sur la taxation des plus values avait d’emblée été total »), il a vu sa compagne s’éloigner de lui sous l’effet d’une «guerre alimentaire» survenue avec la mutation végane vécue par Prudence dès 2015, qui les a amenés à faire à la fois aliments séparés et chambres à part…
    Dix ans plus tard, tout en vivant ensemble dans un bel appartement et partageant toujours le même réfrigérateur, les conjoints cohabitent poliment mais Paul regrette de n’avoir pas connu la paternité tandis que Prudence s’est rapprochée de la mouvance religieuse wicca inspirée par le chamanisme et les cultes druidiques, notamment.
    C’est alors que survient un événement familial décisif, totalement banal en apparence (Edouard, victime d’un infarctus cérébral, tombe dans un coma momentané) mais qui va ramener Paul, présenté jusque-là comme un homme sans qualités assez typique de l’époque – n’était la lucidité autocritique – à la vraie vie et à ses confrontations.
    Dans un premier temps, Paul retrouve sa famille dans l’hôpital lyonnais où il trouve son père inconscient, entre sa sœur Cécile (bonne chrétienne épouse d’un notaire propre sur lui mais au chômage), Madeleine la compagne d’Edouard, veuf de Suzanne depuis des années, Aurélien le frère cadet restaurateur d’art comme sa mère disparue, la redoutable Indy (journaliste branchée qui a épousé celui-ci malgré le mépris que sa faiblesse lui inspire) et l’ado Godefroy qu’elle a fabriqué par GPA avec un Noir californien sans demander son avis à son mari que ses proches croient stérile, à tort…
    Bref, une famille de notre temps, dont les qualités et les défauts vont être révélés par la maladie d’Edouard, son coma du début (« un légume », conclut vite Indy en parlant déjà de tutelle et de répartition des biens), puis son «réveil» partiel, ses tribulations en milieu hospitalier - lesquelles nous valent un aperçu de la jolie ambiance des EHPAD français… -, et, passant d’une année à l’autre, le roman familial va interférer avec le feuilleton national d’une campagne présidentielle où les apparences reprendront le dessus, alors que la vie réserve à Paul, au-delà de son rapprochement avec Prudence, une dernière confrontation à laquelle nul, riche ou pauvre, croyant ou non, frustré par la vie ou comblé, n’échappe…
     
    Une lecture qui vous tend un miroir…
    Certains livres laissent en vous une empreinte particulière, et c’est le cas, en ce qui me concerne, de ce dernier roman de Michel Houellebecq, même sans partager la vision du monde de l’auteur.
    Or le fait d’avoir vécu, ces derniers mois, des épreuves personnelles, devant la maladie et la mort annoncée, dans les services hospitaliers et au contact de soignantes et soignants, qui recoupent les observations concentrées dans ce livre, s’ajoute évidemment, sous l’angle de la simple humanité – et là je pense au bon docteur Tchekhov dans sa cour des miracles -, à la reconnaissance littéraire que me semble mériter cet ouvrage limpide d’expression et dénué de tout pathos, indigné parfois et nous indignant à l'avenant à juste titre (la scène centrale remarquable du jeune activiste justifiant l’exfiltration illicite du malade d’une unité de soins en pleine déliquescence, et l’épisode affreux de la délation journalistique d’Indy aboutissant au suicide d’Aurélien qui rappelle (en mode mineur) celui de Lucien de Rubempré chez Balzac), truffé d’observations pertinentes, nous faisant un peu sourire quand l’auteur se la joue visionnaire des temps à venir - mais tel est l’écrivain, vieux gamin qui se permet tout en sa bonne foi de médium sensible parfois naïf mais toujours mieux inspiré que ceux qui en ricanent sans risque.
    Oui, cet anéantir, qui pointe le nihilisme contemporain plus qu’il n’en participe, nous tend un miroir, et celui-ci renvoie à celui qu’évoquait Stendhal dans Le Rouge et le Noir et devrait faire réfléchir les détracteurs de Michel Houellebecq : «Un roman est un miroir qui se promène sur une grande route. Tantôt il reflète à vos yeux l’azur des cieux, tantôt la fange des bourbiers de la route. Et l’homme qui porte le miroir dans sa hotte sera par vous accusé d’être immoral ! Son miroir montre la fange et vous accusez le miroir ! Accusez bien plutôt le grand chemin où est le bourbier, et plus encore l’inspecteur des routes qui laisse l’eau croupir et le bourbier se former»…
    Michel Houellebecq, anéantir. Flammarion, 733p. 2022.