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  • Le Grand Tour

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    23. L'appel du bleu
    Il y avait hier, tout en bas du ciel de tôle faisant rideau de fer sur les vagues noires remontant jusqu'aux dunes de Marseillan, comme une lande de bleu très bleu là-bas vers l'horizon montueux de la lointaine Côte vermeille, et tout de suite le nom de Collioure m'est revenu avec les mots du coloriste irradiant que fut Matisse ce fauve été-là de juillet-août 1905, nous enjoignant d'y aller dans la foulée: «Il n'y a pas en France de ciel plus bleu que celui de Collioure. Je n'ai qu'à fermer les volets de ma chambre et j'ai toutes les couleurs de la Méditerranée chez moi».
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    Le temps d'y rouler je nous ai lu, à haute voix, les cinquante premières pages du nouveau roman de Martin Suter, intitulé Le temps, le temps et ressaisissant, dans un climat d'inquiétante étrangeté parano, la confrontation de deux voisins vis-à-vis s'épiant l'un l'autre avec méfiance après avoir vécu le même choc de la perte prématurée de leur compagne; le plus âgé développant toute une théorie sur le fait que le temps ne passe pas en réalité, et toute une conduite d'exorcisme pour en conjurer les trop évidentes conséquences.
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    Ensuite parcourant le dédale de la forteresse séculaire du Château royal dominant le port de Collioure, je me suis rappelé les derniers jours d'Antonio Machado et de sa mère, dans un petit hôtel où leur exode aboutit en février 1939, dans les conditions les plus précaires (le poète et son frère José se prêtant leur seul pantalon encore présentable pour apparaître en public...) et le climat de désespoir que Pablo Neruda évoque dans un hommage: "La guerre civile - et incivile - d'Espagne agonisait de cette manière: des gens à demi prisonniers étaient entassés dans des forteresses quand ils ne s'amoncelaient pas pour dormir à même le sable. L'exode avait brisé le coeur du plus grand des poètes, don Antonio Machado. Ce coeur avait cessé de battre à peine franchies les Pyrénées. Des soldats de la République, dans leurs uniformes en lambeaux, avaient porté son cercueil au cimetière de Collioure. C'est là que cet Andalou qui avait chanté comme aucun autre les campagnes de Castille repose encore".
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    Et dans le même petit livre racontant Les derniers jours d'Antonio Machado, publié par Jacques Issorel aux éditions Mare Nostrum en 2002, avec toute une série de témoignages sur les circonstances de cette triste et noble fin dégagée de ses fables posthumes, le poète Gumersind Gomila ajoute ces mots défiant le temps qui passe, devant la première humble tombe que remplacerait plus tard un monument plus solennel : "Sur la pierre tombale bien déserte, / sans aucune date ni aucun nom, / toute blanche, en marbre, / la lune se plaît car elle luit. / Et elle vit pour toi la lune claire / et chaque étoile vit pour toi, / et tout respire la poésie /comme si ta parole se répandait ».
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    L'incomparable bleu et toutes les couleurs de Collioure ont inspiré les peintres, ainsi que le rappellent les murs du bar des Templiers, couverts de tableaux, et l'on pense évidement à Signac qui en fut le premier découvreur, à Derain, à Gauguin et plus encore à Matisse pressentant lui-même le génie de Cézanne, mais c'est encore le poète Gomila qui dit cela si bien de ses mots simples et clairs: « La barque repose sur la plage, / les viles sèchent et les filets; /là-haut, là-haut, une mouette chante la vie et la clarté" (...) "Que dit le rossignol qui passe /et reprend haleine, posé sur la croix ? / Il dit que la vie est belle, belle, /comme un profil de Liberté. / Il dit à ceux qui ne peuvent plus le voir / que le ciel est bleu et bleue la mer ... »
     
    Peintures et dessin: Matisse, Derain, Picasso.
  • Le Grand Tour

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    22. Sète, rue du Génie
    La pluie sur la mer nous ramène à tout coup en librairie, et l'escapade s'imposait d'autant plus, ce matin, que la fiction et les faits se conjuguaient pour accentuer le poids du ciel: j'avais entrepris la lecture du Chinois de Henning Manckell, dont les premières pages ruissellent du sang de dix-neuf innocents massacrés dans le même petit bled enneigé du nord de la Suède plombé par le froid, et ma bonne amie suivait, sur son Mac, la diffusion de la conférence de presse donnée par la police et les autorités lausannoises après l'odieux assassinat de la jeune Marie par un tueur imprudemment relâché dans la nature malgré une première condamnation pour meurtre.
    Bref, la perspective d'une virée à Sète, même par temps moche, nous souriait d'autant plus que nous aimons la cité de Brassens et de Valéry depuis tant d'années que nous y revenons, attirés aussi par la Nouvelle Librairie Sétoise et ses tenanciers de haute compétence, où nous avons déjà claqué des fortunes.
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    Sur la route longeant les eaux du bassin de Thau, aussi puantes que la conscience d'un Méchant, nous avons souri de concert, ma bonne amie et moi, tandis que je lui faisais la lecture de Daisy Miller, la nouvelle de Henry James qui se situe - je ne me le rappelais pas - dans notre bonne petite ville lémanique de Vevey, et commence plus précisément dans les jardins de l'hôtel des Trois Couronnes où, il y a dix ans déjà, nous aurons fêté nos vingt ans de vie commune.
     
    Daisy-Miller.jpgAprès les trente première pages affreuses du Chinois, celles de l'immense romancier faisaient irradier le charme piquant de la jeune Américaine, non sans nous amuser quand elle désigne « là-haut » les tours du château de Chillon famous in the World, évidemment invisible des jardins en question. Mais la fiction a de ses droits, n'est-ce pas...
     
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    Lorsqu'on établira enfin une Carte du Tendre des meilleures librairies littéraires francophones, entre La Liseuse de Françoise Berclaz à Sion, La Librairie de Sylviane Friederich à Morges et leurs homologues de Besançon à Bordeaux ou Manosque, entre trente-trois autres, on aura garde d'oublier la Nouvelle Librairie Sétoise qui nous émerveille, à chaque fois, par l'excellence de son fonds, de son choix de parutions récentes et des conseils de ses passeurs.
    Nous n'étions pas là depuis cinq minutes, cette fois, que la patronne du lieu me racontait le nouveau roman de Martin Suter, Le temps, le temps, paru ces jours chez Bourgois, après que je lui eus raconté La Nuit de Frédéric Jaccaud; et moins d'une heure plus tard nous repartions avec les entretiens de Françoise Jaunin (ma chère ex-collègue de 24Heures) avec Pierre Soulages, le commentaire du Balcon de Genet par Alain Badiou (Pornographie du temps présent), les deux derniers romans d'Amin Maalouf (Les désorientés) et d'Andrea Camilleri (L'âge du doute), une enquête historique de Tidian N'diaye sur le néo-colonialisme chinois en Afrique (Le jaune et le noir) propre à compléter la fiction de Manckell sur le même thème, plus Superman est arabe et C'est ça la mort de Donald Westlake pour ma bonne amie, et pour moi le dernier album de Fred (Le train où vont les choses) afin de renouer avec l'inoubliable Philémon, le texte testamentaire de Stig Dagerman (Notre besoin de consolation est impossible à rassasier), plus encore Le parti pris des animaux de Jean-Christophe Bailly qui sonde, comme le souligne l'auteur, l' « énigmatique du vivant » et dont le titre d'un des essais fait écho méditatif à la lecture de La nuit de Frédéric Jaccaud, tragiquement pétri de ce thème: « les animaux conjuguent les verbes en silence »...
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  • Le Grand Tour

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    21. Nyctalopes
    Je m'étais représenté JDD sombre et plus ou moins dément à la lecture d' Invention des autres jours, son premier opus paru chez Attila, nos échanges initiaux avaient confirmé cette impression d'avoir affaire à un type étrange, accentuée par la découverte de ses photos de farouche lycanthrope, et pourtant c'est un compère très doux, très tendre paternel de deux très beaux enfants et très bon compagnon de sa gracieuse moitié comédienne et danseuse, que nous avons rencontré l'an dernier à Montpellier avec les siens devenus, depuis lors, nos amis sûrs.
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    Autant dire que ce fut une fête, hier, de retrouver le charmant quatuor, de se balader ensemble par les ruelles (rues des Soeurs noires, rue des Rêves et autres venelles bien nommées) du vieux Montpellier avant d'assister de loin, en les murs d'Aigues-Mortes, aux mouvements de la Bataille des Nations rassemblant la fine fleur mondiale des jeunes croisés médiévalisants pour des combats de « full contact en armures », enfin de nous retrouver sur le pont de l'Adelante du frère de JDD, à l'estacade de Port Camargue, à parler voiles latines et cinéma américain tandis que la nuit se faisait et que JDD nous dédicaçait son dernier livre paru la veille...
     
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    Le hasard me fait lire, ce matin de tramontane glaciale, deux livres qui évoquent, avec le même souci d'objectivité pour ainsi dire hyperrréaliste, la ville-monde en ses derniers avatars. Sous le pseudo d'Emile Dajan, notre ami Jean-Daniel Dupuy, alias JDD, investit, dans Zoneapolis, l'univers des grandes surfaces commerciales en lesquelles il voit la résurgence des forteresses de jadis, qui seraient à la fois des temples et des mausolées du présent où Tout se trouve à la fois à portée de main et comme dérobé. "Car dans ce Marché Supérieur, tous les échantillons peuvent être emportés. Mais Tout est illusion. Car Tout est à vendre. Aqueuse est la pisse et le désir se nourrit de son manque".
    Or ce "manque" se retrouve illico dans La Nuit de Frédéric Jaccaud, vaste contre-utopie nocturne située dans la ville-monde la plus au nord d'une Europe à bout de souffle et de sève, dont les moroses autochtones survivent à côté de hordes de viveurs débarqués des pays voisins pour s'éclater dans les boîtes de cette espèce de Babylone jouxtant la banquise.
    Il me plaît alors de lire, au sud des parapets européens où, le soir, de prétendus libertins se massent dans la mousse de maussades parties, ces deux livres lucides et purs dont la manière noire tranche d'avec la grisaille ambiante à nuances convenues.
     
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    Dans La Nuit de Frédéric Jaccaud, un certain Aleksy Linden, progammeur-compileur aussi virtuose que misanthrope, qui a rêvé de changer le monde, les lois de la physique, les règles sociétales et la combinatoire des nébuleuses, se coupe bientôt de ses semblables pour se claquemurer dans le virtuel, survivant matériellement du commerce de ses bricolages informatiques et se complaisant finalement à "traquer sa propre trace, en alimentant lui-même des rumeurs à son sujet sur les forums".
    On ne fait pas mieux dans le noir constat impliquant, à la fois l'aliénation contemporaine à son point d'auto-anéantissement, et l'exorcisme de sa représentation.
    Telle est d'ailleurs la vertu de la manière noire, en littérature, qui force le regard à raviver son désir de couleur, n'était-ce qu'en découvrant les nuances moirées de la nuit - comme dans la peinture de Soulages, très présent ces jours à Montpellier en attendant l'ouverture de son musée. Retour par conséquent au spectre tonifiant des couleurs de la vie à quoi nous renvoient, subrepticement, les révélations du noir...