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  • Le Grand Tour

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    2. Vélocipédies toscanes
    J’avais dormi pendant tout le trajet italien dans la couchette puant la sueur du gros mec d’à côté, j’avais encore l’impression d’être dans un rêve lorsque j’ai récupéré ma bécane à la consigne après avoir enjambé les corps allongés d’une foule de hippies sur les quais, j’ai ficelé tant bien que mal mes trois sacs sur l’engin puis je me suis lancé sur le pavé en titubant, ne me réveillant vraiment qu’avec le sentiment d’entrer dans un autre songe à la Chirico lorsque, par les venelles désertes et absolument silencieuses, j’ai débouché sur la Place de la Seigneurie; et là je ne me suis pas arrêté: j’ai juste tourniqué trois fois en faisant la nique au David bodybuildé de Michelangelo auquel je préfère cent fois le petit Persée à joli cul de Benvenuto Cellini, puis j’ai filé le long de l’Arno, je me suis senti des ailes en trouvant beau tout ce que je voyais, les fleurs et les petites fabriques décaties du long de la route, les matinaux qui commençaient d’apparaître et les bagnoles me dépassant en klaxonnant, puis la pente a commencé de se redresser, à un moment donné Florence m’est apparue tout entière dont je voyais maintenant le dôme et les clochers dans la brume de beau temps, ensuite de quoi j’ai commencé de remonter les rudes pentes du Chianti, tantôt pédalant et tantôt poussant mon espèce de mule roulante sans cesse en déséquilibre, tantôt exultant à la découverte d’une nouvelle enfilade de colline à cyprès et tantôt me traitant d’olibrius anachronique, comme devaient le penser les jeunes gens motorisés me doublant avec des clameurs, jusqu’au sommet d’un petit col où semblaient m’attendre deux gosses trapus aux airs farouches dont le petit commerce m’a fait retoucher terre.
    Ce devait être passé midi, j’étais plus qu’en nage, je n’avais bu jusque-là qu’au lavabo d’un salon de coiffure où je m’étais fait rafraîchir la nuque en écoutant un discours du Figaro lippu à la gloire de Sa Sainteté Jean XXIII dont l’effigie jouxtait une réclame pour l’Acqua di Selva, j’avais maintenant envie de litres de limonade mais les deux mioches voulurent savoir si j’aurais de quoi payer, puis survint leur soeur aînée, peut-être douze ans d’âge et visiblement la responsable de l’organisation, qui me dit avec solennité le prix d’un litre d’orangeade, et je montrai mes lires et réclamai deux bouteille à boire ici même, ce qui sembla visiblement une énormité au grave trio, mais bientôt j’eus mes deux litres avec l’injonction de restituer le verre sous peine d’une surtaxe, et je m’acquittai de mon dû et n’osai protester lorsque le chef de gang me rendit la monnaie sous forme de bonbons - d’ailleurs j’étais bien trop heureux pour cela, car telle est l’Italie que j’aime, en tout cas je les remerciai in petto sans quitter moi non plus mon air de sombre négociateur, je bus devant eux et je rotai, leur rendis les bouteilles et m’en fus sans les dérider une seconde.
    Après cette seule étape je n’ai cessé de pédaler dans la touffeur, parfois abruti par l’effort et faisant corps avec ma monture grinçante, puis me saoulant de plats et de descentes avant de mouliner en danseuse ou de remettre pied à terre, jusqu’au dernier plan incliné d’Arezzo, où je suis arrivé en début de soirée tout ruisselant et titubant d’épuisement, pionçant trois heures d’affilée dans une étroite chambre d’hôtel avant de ressortir de songes confus pleins de bielles et de bouteilles pour entrer dans le rêve éveillé de la vieille ville où m’attendait un dernier ébranlement onirique: la Piazza Grande, nom de Dieu, cette place où je n’avais jamais mis les pieds et que j’ai reconnue tout à coup, cette place inclinée comme le Campo de Sienne et que j'étais sûr d’avoir déjà vue quelque part, je ne sais où, peut-être dans mes rêves de maisons ou dans un film (peut-être le Roméo et Juliette de Zeffirelli ?), peut-être encore dans une autre vie - et maintenant j’écris à une terrasse en continuant de m’hydrater (tout à l’heure je buvais l’eau de ma douche) puis en me réjouissant de voir demain les couleurs plus que réelles des fresques de Piero della Francesca.
    A présent cependant, vidé et vanné comme je le suis, mais en ce lieu comme protégé par les arches séculaires et les lumières trouant la nuit des ruelles, j’aspire à me délester plus encore de toute référence culturelle en sorte de recevoir les choses non répertoriées ni commentées.
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    Et que vois-je ? Je vois une vieille Allemande penchée sur son guide Baedeker rose fané qui demain fera procession, c’est certain, l’air grave, au milieu des étudiant bataves ou norvégiens dont les essaims m’entourent aussi à l’instant, sémillants et séduisants, et je les vois me regarder à les regarder et sourire – je leur souris en effet car même crevé je me sens de leur espèce d’espèces d’anges ailés, et le Frau Professor tiendra la chandelle quand bien nus et réchauffés nous nous enlacerons à ressusciter sur les fresques de Signorelli - mais voici que le culte de la culture culturelle me reprend décidément, allons garçon encore un peu de Chianti !
    Et qu’entends-je après qu’ils sont partis, tous tant qu’il, sont, seul cheminant par les venelles, qu’entends-je sinon les voix juvéniles ou sans âge de tous les temps, seul titubant un peu de fatigue et de vin grenat, bientôt escorté de tous ceux qui auront foulé le doux pavé de la cité au labyrinthe enchanté, et les voix des vivants aussi, les voix de ce matin et tout au long du chemin, les voix des miens et, de loin en loin, les voix remontées des champs de bataille ou de la mer, ou descendues des collines là-haut où le Très-Bas parlait aux oiseaux...
     
    (Arezzo, 1975).