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  • L'esprit contre la jactance

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    À propos de l'étourdissante causerie de Fran Lebowitz en scène et par les rues de New York, filmée par Martin Scorsese. Du souvenir de Léautaud et de la verve insolente à la Gore Vidal...
     
    Ce lundi 11 janvier. – Un long et bon téléphone matinal de mon ami René Z. me rappelle une fois de plus, dans le cercle proche de l’amitié durable (plus d’une trentaine d’années il me semble), la valeur inappréciable d'une conversation nourrie – tour d’horizon mondial en l’occurrence et dernières nouvelles des migrations d’oiseaux dont il est spécialiste à ses heures -, comme je me le disais hier soir en écoutant le savoureux monologue de Fran Lebowitz interrogée par Martin Scorsese dans son épatante série documentaire – la conversation tout opposée à la peste actuelle de la jactance pour ne rien dire.
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    LÉAUTAUD À NEW YORK. – J’ignorais tout, avant-hier encore, de cette célébrité new yorkaise, comme la France des braves gens ignorait tout, sans doute, à la fin des années 50 du siècle dernier, de l’existence de l’écrivain Paul Léautaud, juste connu des happy few des milieux littéraire et théâtral parisiens, qui devint d’un jour à l’autre une « icône » nationale - pour utiliser ce terme ridicule de notre époque - à la suite de la diffusion de ses entretiens radiophoniques avec Robert Mallet.
    Un écrivain parlant des poètes et de ses animaux domestiques (ce qui revenait au même à ses yeux), de sa mère et des lorettes de sa jeunesse ou de son père souffleur à la Comédie française, de son enfance et du Fléau (sa maîtresse principale), de la décadence du bien-parler et de cent autres choses plus essentielles que Dieu à ses yeux, cela nous régale aujourd’hui encore sur CD et c’est irremplaçable...
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    De la même façon, Fran Lebowitz capture littéralement l’attention du public réuni dans je ne sais quel théâtre new yorkais, devant les caméras d’un Scorsese souvent hilare, rien qu’a parler, mais avec quelle finesse sardonique, de son inaptitude enfantine au violoncelle et de la musique en général dont elle avoue ne savoir parler, de la médiocrité de la mémoire des chauffeurs de taxis new yorkais actuels (elle l’a été elle-même en sa jeunesse) par opposition à celles des cuisiniers capables de se rappeler la composition de 4000 plats, de ce qui serait advenu de Picasso si on l’avait obligé de fumer dehors, de la censure insupportable exercée par le politiquement correct , d’une vente aux enchères d’un chef-d’œuvre de la peinture adjugé 160 millions de dollars devant un public de snobs juste capable d’applaudir le montant en question en se foutant de la qualité de l’œuvre, de son ami Charlie Mingus fin bec ou de l’inconfort croissant des avions qu’elle préfère d’ailleurs ne pas prendre vu qu’il n’y a que New York l’invivable où il fait bon vivre selon elle…
     
    DE LA GÉNÉROSITÉ. – En écoutant, les yeux ravis (car le monologue est enrichi d’images de New York en tous ses états saisonniers) , cette causerie de l’élégante au chic bohème et aux mains aussi gracieusement volubiles que son bagou, je me suis réjoui de retrouver la faconde de grand seigneur non conformiste de Gore Vidal, autant que de saluer la générosité de Martin Scorsese qui, à part ses propres films, a dirigé naguère d’autres docus de premier ordre à la gloire des cinémas italien et américain ou du blues sous toutes ses coutures.
    Bien entendu, ces vieux New Yorkais font un peu « petit clan » à la Verdurin, joliment sûrs d’être le centre du monde artiste et intellectuel (on comprend la rage d’un parvenu inculte à la Donald Trump), et pourtant non : il y a chez eux un vrai respect du talent des autres, un vrai bon sens frotté d’humour et une liberté de parole qui fait merveille, autant que celle de Léautaud à Paris ou d’Oscar Wilde à Londres…
     
    À voir par conséquent : Martin Scorsese et Fran Lebowitz, Si c'était une ville, sur Netflix.

  • Compagnon de route

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    À propos d'un livre amical proposant un Bref aperçu des âges de la vie. Où Jean-François Duval prouve qu'on peut être philosophe en méditant assis devant son chien, un couteau à pamplemousse ou sa vieille mère peinant à nouer ses lacets...

    Jean-Francois Duval est à la fois un jeune fou et un vieux Monsieur posé, un enfant couratant en tous sens et le penseur de Rodin, un auto-stoppeur de tous les âges, l'homme de Cro-Magnon et le gérontonaute du futur - mais qui est au fond ce type qui ose dire JE et ne fait à vrai dire que ça sans s'exhiber pour autant devant sa webcam: plus discret, plus pudiquement réservé, plus débonnairement délicat ne se trouve pas souvent chez un JE qui n'est autre que notre NOUS multiface. Je suis donc nous sommes, pense en somme Jean-Francois Duval, et tous nos MOI volent en éclats après autant de mues, à travers les âges, pour se reconnaître dans cette universelle fiction verbale du JE. Au commencement était le verbe: JE suis donc Je pense donc j'écris, etc.

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    Marcel Proust a fait l'inventaire pléthorique, dans sa Recherche du temps perdu, des multiples MOI de son Narrateur (l'un de ses MOI et plus encore), et de leurs transformations à travers les années et les circonstances, de leur effacement occasionnel ou de leur réapparition fortuite sous un effet non moins imprévu (le coup de la madeleine ou du pavé inégal), mais le JE qui gribouille ses cahiers est unique par sa voix et son ton, comme est unique la voix du rabbi juif Ieshoua (dixit André Chouraqui) ou le ton du poète beatnik Charles Bukowski.

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    D'une façon analogue, mais avec un grain de sel de modestie narquoise, quelque part entre le pédagogue humoriste Roorda et le pédéraste ironiste Oscar Wilde, le compère Duval regroupe ses MOI et les nôtres pour leur faire danser le madison, cette danse en ligne des Sixties en laquelle il voit une sorte d'image du collectivisme bien tempéré, notant au passage que l'amer Michel Houellebecq gagnerait peut-être à s'y mettre. Bref, le JE du meilleur ami de sa chienne mène la danse et nos MOI fusionnent dans le temps en hologramme palimpsestueux...

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    Comme le précise Wikipedia, Jean-Francois Duval, auteur d'une dizaine de livres, a longtemps disposé de ce sésame qu'est une carte de presse, qui lui a permis de rencontrer quelques grands écrivains et autres clochards dont il a documenté la vie quotidienne. C'est à ce titre sans doute qu'il a rencontré Alexandre Jollien, qui le gratifie ici d'une préface très fraternelle.
    Or c'est avec le même passe-passe qu'un jour, rencontrant moi aussi Jollien après la parution de son premier livre, je vécus cet épisode qui pourrait être du pur Duval. À savoir que, ce jour-là, après que le fameux Alexandre se fut pointé à notre rendez vous à bord d'une espèce de grand tricycle, et nous trouvant à la porte de son bureau, il me pria d'insérer à sa place la clef dans la serrure de celui-ci pour pallier sa maladresse d’handicapé - après quoi le philosophe, tel un albatros désempêtré de son grand corps patapouf, s'envolait sur les ailes de la pensée de Boèce !
    J'ai fait allusion à la chienne de Duval, qui est elle-même une question philosophique sur pattes, mais une anecdote encore à propos de Jollien, en promenade avec son ami au parc Mon- Repos de Lausanne dont les volières jouxtent un bassin à poissons rouges. Alors Alexandre à Jean-François : "Plutôt oiseau où poisson ?" Et Jean-François: plutôt oiseau, avec des ailes pour gagner le ciel. Mais Alexandre : plutôt poisson, pour échapper aux barreaux...
    Ainsi ce Bref aperçu des âges de la vie fait-il valoir de multiples points de vue qui, souvent, se relativisent les uns les autres sans forcément s'annuler, et c'est là que l'âge aussi joue sa partie.

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    Puisant ses éléments de sagesse un peu partout, Duval emprunte à Jean-Luc Godard, rencontré à Rolle au milieu de ses géraniums, l'idée selon laquelle les âges les plus réels de la vie sont la jeunesse et la vieillesse. Georges Simenon pensait lui aussi que l'essentiel d'une vie se grave dans les premières années, et à ce propos l'on retrouve, dans le livre de Duval, le charme et la totale liberté de parole des dictées du vieux romancier. Pour autant, Duval se garde d'idéaliser l'enfance ou l'âge de la retraite (ce seul mot d'ailleurs le fait rugir), pas plus que le familier des beatniks n'exalte les années 60 en général ou mai 68 en particulier.
    Philosophiquement, au sens non académique en dépit de ses multiples allusions à Spinoza ou Sartre, Wittgenstein ou Camus, entre autres, Jean-Francois Duval s'inscrit à la fois dans la tradition des stoïciens à la Sénèque ou des voyageurs casaniers à la Montaigne, et plus encore dans la filiation des penseurs-poètes américains à la Thoreau, Emerson ou Whitman, avec une propension de conteur humoriste à la Chesterton ou à la Buzzati, toutes proportions gardées. 

    À cet égard, Duval ne pose jamais ni ne cherche à en imposer. Un pédant le raccordera peut-être à l'empirio-criticisme pour sa façon de découvrir l'essence de l'esprit critique dans le couteau courbe à pamplemousse, mais il n'en demande pas tant, et sa façon de constater la disparition du sentiment sartro-camusien de l'Absurde relève de l'observation non dogmatique.
    À juste titre aussi, Duval constate l'augmentation de la presbytie liée à l'âge, qui nous fait trouver plus courts les siècles séparant les fresques de Lascaux des inscriptions numériques de la Silicon Valley, et plus dense chaque instant vécu. Rêvant de son père, le fils décline franchement l'offre de poursuivre avec celui-ci une conversation sempiternelle dans un hypothétique au-delà, en somme content de ce qui a été échangé durant une vie ou le non-dit voire le secret gardent leur légitimité; et ses visites à sa mère nonagénaire ne sont pas moins émouvantes, mais sans pathos, même s’il se sait exclu du bal des clones futurs.

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    Un bon livre est, entre autres, une cabane où se réfugier des pluies acides et des emmerdeurs furieusement décidés à sauver le monde. Du moins Jean François Duval est-il un compère généreux , qui parie pour la bonne volonté pragmatique de nouvelles générations se rappelant plus ou moins les lendemains qui déchantent de diverses utopies meurtrières, sans cynisme pour autant.

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    Dans ses observations de vieux youngster (ce salopard est né comme moi en 1947 !) Jean- François Duval constate que la marche distingue l'adulte de l'enfant (et du jogger ou du battant courant au bureau), de même que la station assise caractérise le penseur et son chien, tandis que le noble cheval dort debout dans la nuit pensive. Or la fantaisie n'est pas exclue de la vie du sage, que sa tondeuse à gazon mécanique emporte au-dessus des pelouses tel un ange de Chagall. Alexandre Vialatte dirait que c'est ainsi qu'Allah est grand, alors que Jollien souligne le bon usage de tous nos défauts (inconséquence et paresse comprises) dans notre effort quotidien de bien faire, rappelant l'exclamation de Whitman et la bonne fortune de chacun: "Un matin de gloire à ma fenêtre me satisfait davantage que tous les livres de métaphysique !"


    images-5.jpegJean François Duval, Bref aperçu des âges de la vie. Préface d’Alexandre Jollien. Michalon, 238p. 2017.