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  • Toni Morrison dixit

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    Après la victoire de Donald Trump, Toni Morrison, prix Nobel de littérature en 1993, déclarait sur Twitter: “C’est précisément maintenant que les artistes doivent se remettre au travail. Il n’y pas de place pour le désespoir, l’auto-apitoiement, le silence ou la peur”...


    En 1998, cinq ans après le Prix Nobel, la romancière noire américaine publiait un livre magnifique, intitulé Paradis. Je l’avais rencontrée.


    Paradis, de Toni Morrison LisezGratuitement.jpgNe laissez pas toute espérance au seuil de ce roman dont les premiers mots annoncent la couleur: «Ils tuent la jeune Blanche d'abord. Avec les autres, ils peuvent prendre leur temps.» Non: ce n'est pas dans l'enfer de Dante que vous pénétrez, mais le Paradis annoncé par le titre du dernier roman de Toni Morrison (qui l'avait d'abord appelé Guerre, avant de céder à son éditeur craignant d'effaroucher le public...), n'a rien non plus d'une angélique prairie.


    Dernier volet d'un triptyque consacré (notamment) aux dérives extrêmes de l'amour, amorcé il y a dix ans de ça avec un chef-d'oeuvre, Beloved (1988), et poursuivi avec Jazz (1992), Paradis aborde à la fois les thèmes de l'utopie terrestre et de la guerre entre races et sexes, tantôt apaisée et tantôt exacerbée par le recours à un dieu que chacun voudrait à sa ressemblance.

    Rien du prêchi-prêcha, pour autant, dans cette double chronique de la ville «élue» de Ruby, aux tréfonds de l'Oklahoma, exclusivement habitée par des Noirs, et d'une petite communauté de femmes dont la rumeur a fait des sorcières, expliquant aussi bien le massacre purificateur initial. Rien non plus de schématique là-dedans. Comme toujours chez Toni Morrison, c'est dans la complexité du coeur et de la mémoire, sur la basse continue d'une sorte de blues lancinant, que tout se joue au fil d'une suite d'histoires terribles et émouvantes que la narratrice imbrique dans un concert de voix à la Faulkner.


    Littérairement parlant, le rapprochement n'est d'ailleurs pas aventuré, entre la romancière du Chant de Salomon (1978), qui a entrepris un grand travail de mémoire et de ressaisie verbale à la gloire des siens, et le patriarche sudiste du Bruit et la fureur. Jouets d'une sorte de fatum tragique, dans une Amérique tiraillée entre puritanisme et vitalité, violence et douceur évangélique (la belle figure du révérend Misner), références religieuses traditionnelles ou libres pensées, les personnages de Paradis dégagent finalement, comme les «innocents» de Faulkner, une rayonnante lumière.


    images-6.jpegLumineuse, aussi, la présence de Toni Morrison. Point trace de morgue satisfaite chez cette descendante d'esclaves, issue d'une famille ouvrière où la défense de sa dignité et l'aspiration au savoir passaient avant la réussite sociale. Malgré sa brillante carrière universitaire, le succès international de ses livres, et le Prix Nobel, Toni Morrison a gardé toute sa simplicité bon enfant, son humour et son attention aux autres.


    - Toni Morrison, que diriez-vous à un enfant qui vous demanderait de lui expliquer ce que représente Dieu?


    - J'essaierais de lui montrer que l'image de Dieu dépend essentiellement de la représentation que s'en font les hommes. Dieu devrait être l'expression de ce qu'il y a de meilleur en nous. Mais la première représentation biblique montre aussi un Dieu jaloux, exclusif, paternaliste, oppressant. Le Christ devrait être l'image par excellence de l'amour du prochain, et l'on en a fait une arme de guerre. De même, l'Eglise a joué un rôle essentiel pour le rassemblement de la communauté noire et la lutte pour les droits civiques, comme elle s'est faite complice de l'exclusion et du massacre. Cette guerre, qui se livre au coeur de l'homme et de toute société, forme d'ailleurs le noeud de mon roman. La ville de Ruby est pareille à ces cités construites à la fin du siècle passé par d'anciens esclaves décidés à réaliser le paradis sur terre. Or, dès le début, je l'ai découvert dans certains documents, cet idéal a été marqué par l'exclusion de certains, des plus déshérités. A l'idée traditionnelle du paradis est d'ailleurs associée celle de l'exclusion.


    - Quelle représentation vous faites-vous de l'enfer?


    - Qui disait encore que «l'enfer c'est les autres?» Ah oui, Sartre! Eh bien, ce n'est pas du tout mon avis! En fait, j'ai toujours été étonnée de voir que les écrivains se montraient beaucoup plus talentueux dans leur description de l'enfer comme Dante, où Milton et sa femme condamnée à accoucher éternellement de chiens féroces, que dans leurs évocations du paradis, suaves ou assommantes. Pour ma part, je ne tiens pas à en rajouter...


    - Votre personnage de Mavis, qui abandonne son ménage après la mort de ses deux plus jeunes enfants, semble bel et bien connaître un enfer...


    - Oui, mais elle a contribué elle aussi à cet enfer par son incompétence. Les femmes qui se retrouvent dans cette espèce de couvent ont d'ailleurs toutes quelque chose de déficient. Cela d'ailleurs nous les rend d'autant plus attachantes.


    - Vous dites écrire pour témoigner. Le roman en est-il le meilleur moyen?


    - Le roman ne cherche pas à expliquer ou à démontrer, comme on le ferait dans un essai, mais plutôt à faire sentir, de l'intérieur, en multipliant les points de vue. Dans Paradis, il n'y pas une vérité proférée par une voix, mais une suite de récits dont chacun modifie la vision d'ensemble. Que s'est-il réellement passé sur les lieux du drame? Toutes ces femmes ont-elles été massacrées? Comment l'histoire s'écrit-elle? C'est ce que je n'ai cessé de me demander en composant Paradis, ignorant où j'allais et cherchant à pénétrer un secret après l'autre...

     

    Le paradis «ici-bas»
    Ce que nous pouvons ajouter, en conclusion, c'est que Paradis se lit aussi comme le déchiffrement d'un secret. Qu'on n'attende point une «révélation lénifiante», mais plutôt une image à la fois lucide et émouvante de la destinée humaine, dont la magnifique dernière scène symbolise la très terrestre espérance. Deux femmes, la plus âgée tenant dans ses bras la plus jeune, comme dans un tendre groupe sculptural, au milieu des détritus d'un rivage quelconque, évoquent un navire revenant au port avec ses passagers «perdus et sauvés», qui vont maintenant «se reposer avant de reprendre le travail sans fin pour lequel ils ont été créés, ici-bas, au paradis».


    Unknown-1.jpegToni Morrison. Paradis. Traduit de l'anglais par Jean Guiloineau. Christian Bourgois, 365 pages.


    Toni Morrison est née en 1931 à Lorain, dans l'Ohio industriel. Après des études à l'Université de Howard (thèses sur le suicide chez William Faulkner et Virginia Woolf), elle a longtemps travaillé dans l'éditionm chez Random House. Mariée en 1958, mère de deux enfants, elle a divorcé et s'est installée à New York en 1967. Son premier livre, L'oeil le plus bleu parut en 1970. Entre autres distinctions, Sula, paru en 1975, obtint le National Book Award, et Beloved le Prix Pulitzer en 1988, salué en outre par un immense succès. Toni Morrison fut la première lauréate noire du Prix Nobel de littérature, en 1993.

  • Ceux qui votent avec leur trompe

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    Celui qui s'exclame avec le poète :"Écrasons les pauvres !" / Celle qui a une effigie de Donald sur son string / Ceux qui se la jouent Mickey Mahousse dans sa housse / Celui qui a gagné son premier million sous Clinton & Lewinsky / Celle qui n'est pas clintonidienne / Ceux qui préfèrent un milliardaire au pouvoir vu que les sans-abris n'ont même pas les moyens de leur faim / Celui qui à la Maison Blanche sera servi par des Noirs / Celle qui n'aime que les éléphants à quatre pattes / Ceux qui auront tous une perruque orange à la fin de la journée / Celui qui rase Poutine / Celle qui trompe le temps quand il a ri / Ceux qui se la jouent Mouse of cards / Celui qui est de mèche avec le nez rond / Celle qui fera une première dame de seconde main / Ceux qui estiment que le type n'a pas encore fait ses preuves et que c'est là que ça craint, etc.

  • Pour tout dire (75)

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    À propos de lecture et d'interprétation. Qu'un grand texte requiert votre attention s'il vous plaît, et votre collaboration gracieuse. Aveuglement occasionnel de Jules Renard, Tolstoï ou Antonin Artaud concernant Shakespeare. Des hauts et des bas de siècles de mise en scène. Et de la reconnaissance de Claudel ou Léautaud, entre tant d’autres...


    C'est un truisme que de constater qu'il n'y a pas de théâtre sans théâtre, ou plus exactement: que la plus grande pièce qui soit reste incomplète sans incarnation, quitte à se trouver mal comprise ou même trahie par ses interprètes. De la même façon, l'écrivain ne fait que la première moitié du chemin d'un livre, dont le reste du parcours appartient au lecteur.
    Or, s'agissant du théâtre (ou de l'opéra, ou de toute partition musicale), la question de l'interprétation vaut pour le meilleur et le pire, comme je me le répète ces jours en regardant, l'une après l'autre, et pour le meilleur jusque-là, les 37 pièces de Shakespeare montées et filmées par la BBC.

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    Regarder "tout Shakespeare" sur le petit écran de sa télé ou de son Mac peut sembler une aberration, et pourtant l'exercice est recommandable à qui veut voir "tout ça" de plus près scène par scène, avec arrêts sur images éventuels et version bilingue à portée de main - le Théâtre complet de Shakespeare à La Pléiade propose d'excellentes traductions - , et ces outils de lecture complémentaires que constituent Les feux du désir de René Girard ou Le petit Shakespeare où se trouve documentée, entre cent autres thèmes liés à la vie et aux œuvres du Big Will, l'histoire, précisément, de la réception de Shakespeare à travers les siècles, et celle de ses interprétations au théâtre ou au cinéma.

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    Un tableau synoptique de ce petit bréviaire rappelle que Shakespeare est mort au printemps 1616, la même année qu'un certain Cervantes et que la mise à l'Index de la peu catholique doctrine de Copernic, mais ce matin je reviens aux énormités proférées sur Shakespeare par quelques présumés auteurs éclairés, plutôt andouilles en l'occurrence.
    Jules Renard, très esprit français, convenant qu'aucun auteur de son genre se risquerait à écrire comme Ibsen, note dans son Journal de l’année 1896: "Shakespeare m'embête toujours". Mais il faudrait en savoir plus sur ce qu'il a vu au théâtre en ces années où il donne lui-même Le plaisir de rompre au théâtre et fréquente Sarah Bernhardt allongée sur sa peau d'ours blanc, incarnation présumée du génie. On imagine la chère dame en Lady Macbeth, et l’on ne verra pas en Poil de carotte un cousin d’Hamlet même avec deux mères salopes.A
    Autre grand écrivain aveuglé: Tolstoï: "Tout Shakespeare ne vaut pas une paire de bottes!" Et pour aggraver son cas:"J'ai lu les tragédies, les comédies et les pièces historique plusieurs fois, et invariablement j'ai éprouvé les mêmes sentiments: répulsion, ennui et ahurissement ".

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    Mais le plus ahuri est peut être Antonin Artaud, qui a pourtant quelque chose du fou à lier shakespearien. Dans une lettre à Jean Paulien intitulée Il faut en finir avec les chefs-d’oeuvre,l’apôtre du théâtre de la cruauté écrit: “Shakespeare lui-même est responsable de cette aberration et de cette déchéance, de cette idée désintéressée du théâtre qui veut qu’une représentation théâtrale laisse le public intact, sans qu’une image lancée provoque son ébranlement dans l’organisme, pose sur lui une empreinte qui ne s’effacera pas”.
    Là encore, cette vision absolutiste découle probablement de représentations édulcorées “à la française”, et pourtant Jacques Copeau dit le contraire à la même époque: “Il est probable que si le public français montre aujourd’hui plus de compréhension de Shakespeare et de goût pour ses oeuvres, c’est grâce à l’effort accompli par nos metteurs en scène pour retrouver la vie du texte et le mouvement de l’action en se rapprochant d’une tradition scénique longtemps négligée”.

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    On l'a vu plus récemment, dès les années 60: que Shakespeare reste d'une modernité sidérante, même si les interprétations qui se voulaient précisément les plus à la page sacrifiaient parfois le sens profond de ses pièces à des effets de scène relevant de la trop fameuse déconstruction et autres chichis scénographiques. Je me souviens ainsi de la réplique "Ainsi passe le train du monde" illustrée, sur la scène de Vidy, par un train miniature traversant celle-ci. Et les jobards de trouver ça génial, comme furent adulées tant de réalisations d’une époque où le metteur en scène et le scénographe comptaient souvent plus que l’auteur. Dans la série de la BBC, Anthony Hopkins en Othello noir aux yeux bleus, Jonathan Pryce en Timon d'Athènes ou Michael Hordern en Roi Lear n'ont pas besoin de costumes de chefs de guerre punks ou de politiciens à dégaines de mafieux pour actualiser leurs personnages, mais la compréhension de Shakespeare est bien là avec les merveilleux comédiens anglais formés à cette informelle “école”...
    "Être ou ne pas être devrait être dit devant une bouteille de whisky et un siphon d'eau gazeuse", écrivait Paul Claudel, l’un des poètes et dramaturges français qu’on pourrait dire aussi shakespeariens sous divers aspects.

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    Et Paul Léautaud qui fut un grand critique de théâtre sous le pseudo de Maurice Boissard, de signer ce magnifique éloge dans le Mercure de France du 1er mai 192o, à propos d’une mise en scène de Jacques Copeau: “Le Théâtre du Vieux-Colombier a fait sa réouverture avec le Conte d’hiver de Shakespeare. Vais-je vous faire l’éloge de Shakespeare ? Vous ririez ! Il n’est rien chez lui qui ne soit touchant, plaisant, émouvant, profond, léger, comique, pathétique, bouffon, tragique tour à tour ou tout à la fois. Il a toujours quelque chose à dire, toujours il dit quelque chose. Il est le dramaturge universel. Pas un homme d’aucun pays qui ne puisse trouver dans son oeuvre quelque chose de lui-même, s’y reconnaître à un endroit ou à un autre. C’est la poésie la plus aérienne, la réalité la plus exacte, le comique le plus bouffon, l’émotion la plus pénétrante, le rire et le sanglot, l’ironie et la plainte, le sarcasme et l’élégie, le drame et la comédie, la fantaisie et l’observation, la vérité et la fable, le mystère et le fantasque, la tragédie et la farce, l’effroi et la joie, la noblesse et la trivialité, tantôt l’art leplus raffiné, tantôt le plus peuple, un monde de personnages de tous les aspects, de tous les tons, de tous les rangs, jetés, assemblés, mêlés par une plume prodigue et passionnée, partout avec l’accent le plus humain”.