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  • Ceux qui se surpassent

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    Celui qui traverse Paris à la nage de Montmartre aux Buttes Chaumont / Celle qui a fait la Tunisie en trois jours / Ceux qui formatent l'extension de la lutte au niveau du couple / Celui qui se dépasse par la droite dans les virages à gauche / Celle qui ne fait ses besoins que sur des éminences / Ceux qui se vantent aux plus offrants / Celui qui se monte le coup chaque fois que Ronaldo tire le sien / Celle qui se veut arbitre des élégances avec son sifflet et son sweat-shirt rayé / Ceux qui sont scotchés sur M6 où la pub est plus futée que le reste / Celui qui a repéré un être humain sur la Bahnhofstrasse de Zurich-City comme quoi les perdants gagnent du terrain / Celle qui joue de l'accordéon au bord de la crevasse / Ceux qui servent de la musique à louche au gros-plein-de-soupe / Celui qui a toujours un concept d'avance dans la zone de dépassement des intelligences programmées / Celle qui monte sur ses grands chevaux quand on lui flatte la croupe / Ceux qui sont dépassés par leur succès au Brésil / Celui qui promet à sa maman d'écrire comme Joël Dicker et de mal se raser pour la télé / Celle qui remonte le moral de sa coloc homonyme de Virginie Despentes dont ses followers de Twitter raillent les faiblesses de syntaxe / Ceux qui vendent leurs selfies sur e-bay / Celui qui a des échasses genre Sarko regardant le peuple dans les yeux / Celle qui est au-dessus de ses pompes / Ceux qui font ce qu'ils pleuvent, etc

  • Les cocolets

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    Nous nous retrouvons, toute la bande, dans le ruissellement d’eau chaude des bains de Chianciano Terme. Nous passons toutes les après-midi à nous prélasser sur la pente ruisselante et là tout est permis.

    J'veux dire que nous sommes officiellement autorisés à nous cocoler en plein air, au su et vu de tout le monde.

    C’est ainsi que nous, toute la bande, qui nous cachons à l’ordinaire pour nous cocoler, nous nous sentons réhabilités dans notre goût innocent.

    Chacun et chacune fait ce qu’il veut dans le ruissellement d’eau chaude. Les vieilles catholiques de l’Acquasanta sourient aussi gentiment aux jeunes gens baraqués du Boston qu’aux filles en fleur du Savoia Palazzo, enlacés dans la vapeur sulfureuse comme aux murs du Dôme d’Orvieto les corps nacrés de la Résurrection de la Chair de Luca Signorelli.

    Quant à nous qui nous cocolons, nous nous réjouissons de nous retrouver toute la bande.

    Le soir nous évoquons, sur les transats du Grand Hôtel, nos années d’enfance à lire à longueur de nuits blanches des livres poudroyant de bactéries de sanatorium ou de paillettes d’or du Far West.

    Nous sommes les petits blessés de l’âme aux infirmières zêlées, nous sommes les cocolets aux infirmières ailées.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Mémoire vive (98)


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    À La Désirade, ce lundi 1er février. – Le suicide du « meilleur cuisinier du monde » a provoqué un déferlement de commentaires qui en disent long sur notre société de bien-être et de course à la réussite. Cette mort est comme un grain de sable dans le mécanisme de l’Excellence. Tous les hommages portaient aux nues un être parfait, qui n’avait que des qualités et aucune raison plausible de se supprimer, et pourtant, et pourtant, etc.

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    1716350450.jpgUn pavé bien étrange m’est arrivé ce matin des éditions L’Âge d’Homme, intitulé Aux deuils de l’âme, premier roman d’un auteur qui avait 25 ans lors de la composition de la chose, du nom de Jean-Baptiste Ezzano, et tout de suite j’ai été saisi par l’étrangeté quasi hypnotique et sourdement inquiétante de ce récit à plusieurs voix, dont l’écriture limpide, voire plate, est immédiatement habitée par une espèce de tension sous-jacente paradoxale – paradoxale dans la mesure où la narration se module au présent de l’indicatif, où tout est traité en surface et de front, alors qu’on ne tarde à percevoir des fissures dans cette façade trop policée. Or curieusement, en lisant ce qui s’annonce comme un thriller propre-en-ordre, j’ai repensé à Benoît Violier se donnant la mort contre toute logique familiale, sociale ou mondiale – en parfait égoïste ou en désespéré martyr d’on ne sait quoi…

    On ne saurait imaginer plus à contre-courant, plus en rupture d’avec l’esprit du temps et des modes littéraires que ce roman, qui instaure un tempo de narration (et de lecture aussi bien) d’une lenteur prenante, pour autant du moins que le lecteur consente à être pris – ce qui ne va pas de soi et explique sans doute les multiples refus auxquels le jeune auteur s’est heurté de la part des éditeurs. Ceci dit, je me demande si cette mise à plat complète, et complètement dépassionnée, de la carrière d’un tueur en série, se justifie et justitfie notre attention ?    

    °°°

    Comment distinguer ce qui est beau de ce qui est joli ? Je ne sais plus qui affirmait que la marque du mauvais goût bourgeois, ou aujourd’hui plus souvent petit-bourgeois, est de trouver joli ce qui est beau et beau ce qui est joli.

    Me rappelant notre premier séjour à Paris, avec mes parents et un oncle, je me rappelle la réaction de mon père, en parcourant la place du Tertre, à Montmartre, qui trouvait à peine jolies les aquarelles des rapins du lieu, alors que mon oncle, trouvant vraiment beau tel poulbot parigot typique, parangon de la joliesse kitsch, en fit l’acquisition « à encadrer pour le salon ».  

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    Le sentiment de la beauté et les critères du goût dépendent-ils du niveau de culture de tel ou tel individu ? Sûrement, mais encore faudrait-il s’entendre sur ce qu’on appelle culture, et c’est là que ça se complique tant les composantes de l’éducation (par la tribu familiale ou sociale, l’école ou l’acquisition personnelle par affinité ou curiosité) sont mouvantes et changeantes selon les cultures, précisément.

    Pour ce qui est des arts populaires, donc non académiques spar définition, qu’il s’agisse des arts dits premiers ou de ce qu’on appelle l’art folklorique ou encore l’art dit brut, l’évidence de la beauté me semble liée à l’intégrité de la culture dont émanent ces œuvres, en deça de leur contrefaçon signalant probablement l’acculturation des communautés et, quant aux objets, la prolifération du kitsch.

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    La lecture du Psaume d’amour, deuxième roman-fable d’Antonio Moresco que je découvre après La Petite lumière, et qui évoque la rencontre d’un vieux SDF et d’une merveilleuse jeune fille, me rappelle les observations et autres réflexions de Simenon sur ceux qui se retrouvent à la cloche, souvent de leur propre volonté. Je me méfie, pour ma part, de toute « poétisation » de ces destinées , mais je sais que le propos de Simenon n’est pas d’un bourgeois cherchant à se rassurer.

    Je n’ai pour ma part, connu qu’un de ces types « à la dérive », que j’avais invité, un jour de neige et de froid, à se lever de son refuge improvisé, rue Saint André-des-Arts, à me suivre au restau du coin ou nous avions partagé un repas en dépit des regards désapprobateurs des serveurs. Or le gars, la quarantaine avancée, ingénieur de formation, avait choisi la rue alors qu’il avait femme et enfants adultes, lesquels l’avaient rejeté, à l’en croire, après que la boîte de province dans laquelle il travaillait l’avait licencié ; et désormais c’était à la fois par goût de la liberté, prétendait-ils, et par fierté qu’il campait dans les rues et sur les paliers des immeubles, passant beaucoup de temps à ne faire que cela : trouver un abri, au point que je me suis représenté une vie d’incessantes contraintes et autres humiliations peu compatbibles avec l’idée que je me fais de la liberté. Au demeurant, le personnage m’aura paru d’un pénible égocentrisme, ne parlant que de lui et rejetant sur les autres, sa famille, sa boîte et la société dans son ensemble, la responsabilité de ses tribulations.    

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    À propos des laissés pour compte de la rue, le souvenir personnel me revient d’une vision singulière, sur un quai de métro de la porte de Versailles. Tard le soir, à l'écart des voyageurs attendant la prochaine rame: cette silhouette affaissée d'un type en vague pardessus à la Simenon - un clodo me dis-je avant de me rapprocher et de reconnaître Jean Ziegler et de l'embrasser ! Sacré Jean ! Lui qui aura passé l'après-midi à signer des centaines d'exemplaires de son dernier livre au Salon de Paris ! Lui qui aura sûrement repoussé vingt propositions de dîners en invoquant son agenda surbooké, seul et défait en apparence, en tout cas vanné, mais immédiatement chaleureux et disponible à l'instant !

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    Nous avions vingt ans et des poussières et nous étions heureux de nager dans les criques des îles bienheureuses, entre Cyclades et Sporades, mais autant que nos élancements de chair ou de chère (le soir au-dessus des moulins dans les fumées de poissons grillés que nous arrosions de vin de Samos), me restent mes errances au-dessous d'un certain volcan mexicain, sur les pas chancelants d'un consul enivré se perdant en sa Selva oscura...

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    Tafos Omirou thea dren.jpgLire en Grèce, à vingt ans,  Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry ou Le Gai savoir de Nietzsche, vivre bonnement à l'unisson de Zorba dans le sillage des dauphins, se retrouver à Delphes au temps des fulminants oracles et courir ensuite à l'autobus bondé de gens du coin et de tendres étudiants de tous les sexes - lire et vivre aura toujours été, pour nous autres de l'université buissonnière, ce voyage à travers le temps et les lieux - et l'étude joyeuse n'en finira jamais... 

    Longtemps je n'ai pas su voyager: vraiment pas bien, ou parfois pire, trop seul ou trop mal dans ma peau ou fermé aux ailleurs. Ou disons que je croyais voyager en ne faisant qu'imiter et sans partage: ainsi filais-je écrire absolument un livre à Sienne dans la foulée du Condottiere, dont je revenais les mains vides; ou à Grenade retrouver Lorca qui m'échappait non moins dans les enfilades et les illusions; à Vienne au Prater ou au Café Diglas, à Cracovie ou à Sorrente dont, à tout coup, je ne voyais à peu près rien non sans poétiser à l'avenant.

    Mais la vie ? Or, à Séville elle déborda cette nuit-là, je ne sais comment ni pourquoi mais je m'étais retrouvé là, dans cet obscur caveau plein d'exubérance piaffante et lancinante, dans ce tourbillon de danseuses et de chanteurs et de chanteuses et de danseurs - mais où était-elle encore, cette Totcha ? Très à l'écart je me le rappelle au moins, loin des estrades fréquentées, mais où ? Je ne saurais le dire.

    Me reviennent seulement, montés du tréfonds humain, ces litanies gutturales et ces appels virulents du cante jondo et ces répons, ces croupes ondulées et ces oeillades, cette comédie des regards et ces parodies des trop vieilles ou des trop jeunes - tous ces rites de la séduction dressée dans cet affrontement constant de l'effronté et de la fatale ou de l'enjoué relançant la soumise.

    Or la transe n'est rien sans être partagée, aurai-je appris cette nuit-là d'un voyage esseulé où, tôt l'aube revenue, comme un nouveau désir de rencontre me fut inspiré.

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    6W0qHoG.jpgPar éclairs, la lucidité me fait voir la réalité actuelle tantôt comme un univers immense vu d’avion, d’une saisissante beauté dans sa splendeur architectureale (New York la nuit) ou déserte, et tantôt comme une colonie informatique de l’informe où toute communication réelle semble noyée dans un océan d’insignifiance. Du moins pouvons-nous, encore, nous fier à quelques-uns de nos semblables – disons quelques millions sur les quelques milliards -, et pour ma part je reste confiant en une parole personnelle non altérée et désaltérante, indépendante et bien incarnée, réellement vive et vécue.

     

    Ce mardi 16 février. – Après consultation à la Providence, où j’ai retrouvé ce matin le fringant et souriant Oscar Matzinger, il apparaît que mon crabe aux pinces dort en sa capsule, avérant le caractère curatif de la radiothérapie. Le bon docteur ne crie pas victoire mais se dit satisfait des résultats de la dernière analyse de mon sang précieux, révélant un taux de PSA tombé de 18 (avant la radiothérapie) à 9 (en décembre) et à 4 aujourd’hui. Pour ma part, je lui dis que, selon mon intuition métabolique, je me sens plus menacé par le cœur et la tête que par le crabe…

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    J’ai revu ce midi ma chère Marie-Laure, avec laquelle nous sommes restés jusqu’à trois heures de l’après-midi après avoir savouré un excellent repas au Café de l’Europe.

    J’ai toujours le même plaisir reconnaissant à retrouver cette belle et bonne personne dont les colères me plaisent autant que les émois. Ainsi notre conversation s’est –elle achevée sur l’inventaire de ce qui nous touche le plus en ce bas monde, nous émeut ou nous bouleverse toujours autant, à nos âges de supposés amortis, à l’observation quotidienne des gens, des animaux ou des simples choses de la vie, au soleil ou sous la pluie. Bref, ce furent de bonnes et belles heures d’amitié comme je n’en vis plus qu’avec deux ou trois anciens collègues du journal, et peut-être moins encore , mais le « plus » de Marie-Laure vaut tous les « moins »…

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    De quoi a-t-on vraiment besoin, à part d’amitié et d’amour ? En ce qui me concerne je dirai : d’un carnet où écrire et d’une table pour le faire - et pour compléter ce grand confort, comme ce soir : d’une soupe à l’oignon et d’un pichet de Nero d’Avola.  

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    Tout avait l’air extraordinairement ordinaire ce matin, et c’est alors que tu es sorti du temps, enfin tu l’as osé, enfin tu as fait ce pas de côté, enfin tu as pris ton temps et tu as vraiment regardé le monde qui, ce matin, t’est enfin apparu tel qu’il est…

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    Et maintenant que j’ai tout quelque chose me manque mais je ne sais pas quoi, dit celui qui ne voit pas faute de regarder alors que tout le regarde : les montagnes et la lumière du désert – tout serait à lui s’il ouvrait les yeux, mais il ne veut plus recevoir, seul l’impatiente ce tout qu’il désire comme s’il n’avait rien.

     

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    Les voir boire leur chocolat, le matin, me restera jusqu’à la fin comme une vision d’éternité : ce moment où il n’y a que ça, que la présence de l’enfant à son chocolat ; ensuite l’enfant s’en va, on reprend un peu de café, mais seule nous restera la vision de l’enfant au chocolat…


    a-street-in-a-suburb-of-paris.jpgParis, lundi 22 février. –
    Départ ce matin à destination de Paris. J’essaie de me rappeler quand j’y suis allé pour la dernière fois, ah oui : c’était le jour de mon rendez-vous raté avec Bernard de Fallois, suite à une hémorragie qui m’a conduit à l’Hôtel-Dieu et fait découvrir la cour des miracles de celui-ci ; et le lendemain j’ai poussé une pointe au cimetière des chiens d’Anières…

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    Comment ce pauvre type en est-il arrivé là ? me demandé-je tout à l’heure, sur le quai du métro à la station Montparnasse-Bienvenüe, en observant un vieux béquillard en pauvre camisole trouée et le bas du corps dissimulé par une espèce de méchant pardessus, sous lequel j’entrevis bientôt des fesses nues tandis que se répandait une immonde odeur d’aigre pissat dont le filet s’étendait au pied du personnage.

    Mais quelle histoire était donc la sienne ? me dis-je à l’instant en pensant au protagoniste de la Fable d’amour d’Antonio Moresco, vieil homme perdu, autre « déchet humain » en guenilles et à la rue, qui ne se rappelle même plus ce qu’il a été avant sa déchéance : armateur ou champion automobile, savant ou grand écrivain ?

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    salafistes-francois-margolin.jpgLe film Salafistes, que j’ai vu ce soir dans un cinéma proche du Luxembourg, et dont je suis sorti conforté dans ma détestation viscérale des « purs » idéologues de toute nature, a été taxé de propagande islamiste larvée par je ne sais quelle commission de censure, ce qui relève de l’imbécillité caractéristique de ceux qui ne veulent pas voir ce qui est – ici la collusion de brillants jeunes imams lettrés distillant leur doctrine, et les exécuteurs de celle-ci brandisssant leurs sabres et décapitant au nom du Miséricordieux. Or l’on reproche aux réalisateurs de ne pas dire assez que ce qu’ils montrent est abominable, comme si les faits ne parlaient pas d’eux-mêmes.

    C’est exactement le même reproche que les idéologues socialistes-révolutionnaires russes faisaient à Tchékhov quand ils lui reprochaient, à propos d’un récit où il était question de voleurs de chevaux, de ne pas conclure en affirmant qu’il est mal de voler des chevaux. Et voici que des censeurs en arrivent à limiter la diffusion d’un film qu’il faudrait monter, au contraire dans les écoles, quitte à en discuter les éventuelles insuffisances ou à en compléter les lacunes historico-politiques…

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    Rien n’aura été noté de ce premier séjour, mais ce doit être autour de Pâques 1961 que, pour la première fois, j’ai découvert Paris avec mes parents et un oncle sémillant, réalisant un début de rêve bohème dans la foulée de ces adultes à la fois timides (surtout mon père), inquiets de la dépense (ma mère en particulier) et plus ou moins décidés à s’en payer une tranche (mon oncle y poussant) à telle ou telle table ou dans quelque caveau de chansonniers – seul l’oncle se risquant à évoquer le Moulin Rouge, sans trop insister. Or je pensais déjà, quant à moi, à un tout autre Paris.

    Des fenêtres de la seconde classe du train, le spectacle de la France de l’époque m’avait impressionné par ses derniers vestiges de destruction de la guerre, et la chambre qu’avait réservée mon père à Suresnes n’était guère du genre romantique, réalisant le genre de la thurne pour commis-voyageurs à la Simenon, aux fenêtres donnant sur un canal malodorant et dont ma mère avait relevé la propreté douteuse, en tout cas sous les lits...

    Cependant le Paris dont je rêvais alors tirait bel et bien son charme de ces aspects décatis qu’avait évoqués « mon » peintre préféré d’alors, ce Maurice Utrillo dont les toiles chantaient les murs lépreux ou noircis, les humbles ruelles ou les rampes poussiéreuses ou verglacées des hauts de la Butte que sommait la coupole vaguement hindoue du Sacré-Cœur.

    Tel était aussi bien le vrai Paris à mes yeux : le Paris de Verlaine et du Lapin agile, de Cendrars à Montparnasse et des rapins de la Grand Chaumière dont ma première veste en velours côtelé marquait mon désir encore discret de leur ressembler.

    Mon Paris rêvé s’était nourri, en outre, entre douze et treize ans, des milliers de vers de Baudelaire et Verlaine, Rimbe aux semelles de vent, Jammes avec deux m et Laforgue, Apollinaire et autres Torugo, que j’avais mémorisés le Diable sait pourquoi et qui me revenaient à travers Brassens et Léo Ferré dont mes chers parents s’effarouchaient de la verdeur mal peignée - enfin quoi l’Artiste à mes yeux se devait de crever la dalle et se répétait, à l ’instar du Rodolphe de La Bohème,« Dans ma soupente /on a la gueule en pente »…

    Un siècle plus tard le cliché du Montparnasse bohème peut sembler aussi éculé que celui de Montmartre, mais je n’en démords pas quant à mon rêve, et je me réjouis de retrouver ce soir, rue de la Grande chaumière, dans les couloirs de l’hôtel aux motifs recyclant tous les grands noms de l’art et de la poésie, de Magritte à Nicolas de Staël en passant par Man Ray et Modigliani, Miller et Fitzgerald, ma carrée anthracite au plafond stellaire annonçant la couleur sur la porte avec cette citation de René Magritte : « Rien n’est confus sauf l’esprit »…

    C’est pourtant l’esprit clair que nous aurons passé la soirée, avec mon compère le Savoyard, rencontré sur Facebook et avec lequel nous échangeons depuis des semaines par Messenger, à une table de cet autre mythe survivant que figure la brasserie La Coupole où nous nous sommes retrouvés pour la première fois en 3 D avant de nous régaler de foie de veau au Banyuls arrosé de Brouilly, en parlant du New York de Céline et de tant de nos lectures (je lui ai fait découvrir Christoph Ransmayr et il m’a révélé Antonio Moresco) qui n’en finissent pas de revisiter les mythes millénaires et de le revivifier - de nous faire vivre les 5000 vies, ajoutées à la nôtre par les livres, qu'évoquait un certain Umberto Eco retourné au Père l’autre jour…

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    À tout moment et en tout lieu nous attend un livre fait pour ce lieu ou ce moment, et ce matin c’est Le bonheur des petits poissons de Simon Leys dont chaque page me ramène au cœur de cette présence amie, hors du temps et des tribulations, que ménagent nos auteurs d’accompagnement dont mes deux plus fidèles ont été, depuis quarante ans, Charles-Albert Cingria et Anton Pavlovitch Tchékhov, entre cent autres viennent ensuite.

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    Georges Simenon, qui les connaissait bien, affirmait que nombre de clochards, notamment à Paris, se retrouvent à la rue par choix et parfois plus que par nécessité. J’y resongeai ces jours en croisant plusieurs fois le regard éperdu d’un tout jeune SDF à quelques pas de la brasserie La Coupole, auquel j’ai filé la pièce sans penser un instant, pour autant, qu’il était là par choix. Une chose est en effet de se trouver au bout du rouleau après une vie plus ou moins ratée, et tout autre chose d’être down and out à vingt ans et des poussières…

     

    Ce qui est sûr, c’est que le béquillard compissé de Montparnasse-Bienvenuë, hier soir, n’attirait que des regards dégoûtés ou réprobateurs, tandis qu’un ange a été envoyé au désespéré de Fable d’amour, sous l’aspect d’une « fille merveilleuse » qui l’aborde un jour et l’enjoint de la suivre, l’emmène dans son petit chez elle et s’affaire longuement, après l’avoir aidé à se dépouiller de ses hardes puantes, à le laver et le rincer, gratter ses croûtes et traquer ses poux et autres morpions, tout ça au fil d’une scène d’une saisissante pureté – mais ou frères et sœurs CELA existe...

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    defendu-par-lanzmann-salafistes-devrait-avoir-du-mal-a-sortir-ce-mercredi,M297474.jpgCe qui est moins sûr, à mes yeux en tout cas, c’est que le Dieu des islamistes radicaux existe.

    Du moins est-ce ce que j’aurai pensé, une fois de plus, en assistant hier à la projection du film Salafistes, rue Monsieur-le-Prince où vécut un certain Blaise Pascal, n’y entendant parler que d’un potentat céleste ordonnant surveillance et punition, dénonciation du moindre péché des autres (les pécheurs sont toujours les autres, surtout quand ils sont de nature intrinsèquement impure, tels les femmes ou les homos) et châtiment sévère mais juste : la main du voleur tranchée pour son bien, les femmes fouettées ou lapidées en public, les homos précipités du haut des murs et pour tous autres mécréants aux yeux de ce Dieu-là (ou plutôt à ceux de ses prétendus fidèles), pour leur bien aussi cela va sans dire : le sabre ou la balle dans la nuque.

    Or on l’aura remarqué dans la foulée : pas une femme dans Salafistes, sauf quelques-unes aussitôt sommées de se voiler, ou cette unique maligne Malienne sûrement sorcière - mais que deviendrait en ces lieux la « fille merveilleuse » du vieil Antonio ?

     

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    Proust a évoqué mieux que personne la magie et la musique des noms de France noble ou populaire, et Paris en a été de tout temps, et en reste aujourd’hui, un prodigieux creuset.

    J’ai quitté ce matin la rue de la Grande Chaumière pour me retrouver à la Butte-aux-Cailles en remontant la rue des Cinq Diamants. Je ne sais ce qui m’a amené un jour dans ce quartier un peu décentré du XIIIe arrondissement cher à l'ami Pierre Gripari : peut-être ce seul nom détourné, sur l’enseigne d’un café récent, en Butte-aux-piafs, ou peut-être le désir de voir à quoi ressemblait la place Paul Verlaine, au milieu de laquelle un puits de l’eau la plus pure, tirée de plus de six cents mètres de profondeur, filtrée par les sables et réchauffée par les entrailles de la terre mère, désaltère et garantit, aujourd'hui encore, longue vie aux gens du quartier ?

    Depuis les premiers graffitis rabelaisiens adornant les trop sorbonnicoles ou sorbonnagres murs du temple de la scholastique, relancés de générations en générations depuis Alcofribas Nasier jusque sur les barricades de la Commune et du Quartier latin en mai 68 où l’on crut bon de réaffirmer que « les murs ont la parole », le Gavroche parisien n’a cessé de réinventer l’art de la vanne ou du horion, des lazzi ou de la pique signifiant pis que pendre, et c’est avec certain ravissement que j’ai vérifié ces jours, dans ces quartiers point trop touchés par l’aplatissement et l’avachissement du luxe ou de la fonctionnalité bétonnée, entre le Montrouge de Robert Doisneau et le Ménilmontant de Carné et Prévert, moult inscriptions murales réjouissantes et autres saillies verbales ou graphiques.

    Loin de moi l’intention de me la jouer Jack Lang en donnant trop de galon bourgeois à l’art du tag, qui n’en demande pas tant, mais le fait est que les murs parlent, et pas que dans les quartiers dits pittoresques; et j’ai gardé comme une relique la petite photo que m’a envoyée un jour mon ami Thierry Vernet, d’une inscription en grandes lettres sur un mur des hauts de Belleville : LES MURS DE BABYLONE NE NOUS FONT PLUS BANDER ; surtout m’a épaté, pour en revenir à la Butte-aux-Cailles, la foison de peintures punkoïdes d’une fantaisie brute qui se retrouve désormais un peu partout, de l’Italie de Ceronetti au Bronx de Basquiat, mais avec ce ton Titi propre à Paname...

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    Lorsque Pierre ou Paule me demandent ce qu’il faut lire de Georges Haldas, je leur recommande de commencer par le début, c’est à savoir Boulevard des Philosophes et Chronique de la rue Saint-Ours, les livres dédiés respectivement au père et à la mère, non sans citer aussi la constellation des carnets de L’Etat de poésie et, pour le fin bec, La Légende des repas ou, pour les épiphanies quotidiennes, La Légende du football ou La Légende des cafés.

    S’il y a bien quelque chose d’un peu touristique dans l’évocation souvent convenue de la relation entretenue par certains écrivains et certains cafés (Ramon Gomez de La Serna au Café Pombo de Madrid, Joyce à L’Odéon de Zurich ou Haldas Chez Saïd, entre tant d’autres), ce qu’écrit Haldas des cafés genevois va bien plus loin que le pittoresque en restant au plus près de la vie et des gens que tous les jours il y observe, puisqu’il écrit et vit aussi bien au café, et La Légende des cafés cristallise ainsi l’univers même du poète, rages et bonheurs confondus.

    J’ai rencontré Haldas en 1974 au Domingo, son pied-à-terre de l’époque, où il m’a incité à me méfier du diable qu’il y a sous le paletot de chaque écrivain, et je me souviens que ces deux ou trois heures passées ensemble l’avaient été comme hors du temps, dans un cercle enchanté que j’ai retrouvé à chaque fois que nous nous sommes revus, à la Brasserie hollandaise ou Chez Saïd, vingt ans durant ou presque.

    Par la suite, le diable qu’il y a sous le paletot de chaque écrivain nous a quelque peu éloignés l’un de l’autre, mais nos « minutes heureuses » passées au café me restent inoubliables.

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    D’aucuns prétendent que Paris fout le camp, se lamentent comme le faisait Albert Cossery dans la partie restau chic de l’Emporio Armani où il m’avait donné rendez-vous pour vitupérer les magnifiques garçons qui le servaient - symboles n’est-ce pas de la terrible décadence frappant ce quartier de Saint Germain-des-Prés dont lui-même avait été un acteur combien viveur et jouisseur en sa dégaine de dandy levantin -, et diverses librairies mythiques avaient bel et bien disparu ou étaient en voie d’être remplacées par des boutiques de luxe, mais l’optimisme a toujours guidé mes pas et cela m’a aidé à voir que la bohème d’antan et le vif popu se déplaçaient même si Chartier restait Chartier après la disparition de Julien

    Or ce matin, trois mois après les affreux attentats, un vieux garçon aussi stylé que ceux de Proust au Ritz me propose, au Select de Montparnasse, un Café complet tandis qu’un jeune rayon de soleil caresse les têtes des bonnes gens qu’il y a là.

    Vous avez dit Vigipirate ? Pas trace. Vous pensez que le massacre aveugle du Bataclan et environs a radouci et rapproché les Parisiens parfois si rogues ? C’est possible. Or passant du semi-chic montparno au carrément popu Le Havane, sous le métro aérien de Corvisart, où je lape ma soupe de midi avant une station au Bouche à oreilles de la place Paul Verlaine, je retrouve partout Paris et ses légendes éteintes ou relancées.

    Je me rappelai le côté théâtre du Café Francis pour l’avoir découvert à l’invite de Bernard de Fallois, et quelques années plus tard nous y étions revenus avec ma bonne amie, où la Comtesse nous avait élus ses fiancés préférés.

    Figure post-proustienne aussi opulente que nostalgique, établie à demeure au Georges V et n’en finissant pas de conspuer elle aussi l’époque, la Comtesse nous avait frappés par son mélange de gouaille impertinente et parigote quoique de la haute (« Vous savez, avec l’âge, on ose enfin dire ce qu’on pense ! »),et par la bienveillance tendrement généreuse avec laquelle elle nous enjoignait de vivre - et cent glaces alentour multipliaient la vision du joli trio de la rutilante descendante des Guermantes et des tourtereaux.

    Et ce soir ces glaces étaient celles de la Brasserie Lipp, où mon compère Florian le Savoyard, rencontré sur Facebook et devenu l’un de mes complices de lecture de ces derniers temps, avait tenu à m’inviter à son tour, moi qui avait passé cent fois devant l’enseigne au prestige littéraire certes en déclin mais de fameuse mémoire, sans y pénétrer pourtant, faute d’envie snob ou d’occasion.

    Or chez Lipp ou ailleurs, sous les plafonds peinturlurés art déco de Vagenende ou dans n’importe quel troquet des Batignolles ou de la Contrescarpe, au Café de la Butte-aux-Piafs, à La Coupole ou au Rosebud, enseignes qui en jettent ou pas, sommelières sympas ou serveurs claqués: qu’importe aux amis si la magie du café revit, à Paris ou ailleurs…

    °°°

    J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures », écrivait Pierre Bonnard dans ses carnets. « Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon ».

    1862166827.jpgOr j’ai vérifié la chose sur pièces, d’abord chez les mécènes Hahneloser de Berne, qui ont plus de vingt Bonnard à la maison et que j’ai donc pu scruter longuement et vraiment de tout près, ensuite à la Fondation Philips de Washington, où je me trouvais à peu près seul ce jour-là avec ma loupe spéciale, et enfin au musée de Sheffield qui ne compte qu’une pièce mais ô combien propice à la démonstration que le mystère de l’incarnation vaut même pour une femme qui se déshabille, comme le montre le Nu aux bas noirs, daté 1900, et que j’ai pu examiner en me juchant discrètement sur un escabeau avant de conclure au soulagement posthume des mânes de Bonnard: point de craquelures ! Ergo : la peinture respectueuse de la matière, de Lascaux à Soutine ou de Giotto à Renoir, ne vieillit pas.

     °°°

    353681092.jpgIl n’y a, au musée de l’Orangerie, qu’une salle consacrée à Soutine, mais c’est là que ça se passe : là que ça gicle encore sur la toile dans le vacillement tellurique des paysages et des bâtisses semblant danser une sarabande martelée par le tambourin de Baba-Yaga ; là que les rouges et les noirs et les verts et les blancs continuent de signifier la passion pure de Chaïm au gros pif et aux lèvres de mérou ; là que les bleus pâles et les jaunes pisseux opposent leurs horizontales de steppes exténuées aux verticales des portraits - et que je te consacre L’enfant de chœur en l’affublant d’un cadre doré à moulures qui n’ôtent rien de son âme essentielle à cette représentation sans craquelures de la pauvre chair humaine dont les os verdissent Dieu sait où...

    Soutine descend de Goya, notamment par ses bœufs écorchés que Francis Bacon ressuscitera à sa façon, mais ces trois peintres ne bravent le temps, comme Bonnard, que par ce mystère de l’incarnation révélé par la matière bonnement transfigurée, dans l’observance stricte ou bousculée (question de société et de tempérament) d’un métier.

    Sortant de l’Orangerie, où je suis allé vérifier l’absence de craquelures de la Jeune Anglaise et du Petit pâtissier de Soutine, tandis qu’une gosse de sept ou huit ans porteuse d’un lapin de peluche restait sidérée devant tel Garçon d’honneur à grande mains d’étrangleur d’un vieux rose également pur de toute craquelure, je me suis rappelé que le souci de fraîcheur de Pierre Bonnard le poussait, de temps à autre, à se rendre lui-même dans telle ou telle exposition de ses œuvres, muni d’une petite boîte de couleurs dont il faisait usage en douce « sur pièce » ; et telle image en appelant une autre, j’ai revu notre amie Floristella Stephani, peintre et restauratrice d’art ancien de son métier, penchée de longues heures, dans son atelier de la rue des Envierges, sur quelque toile de petit maître ancien menacée de craquelures…

    °°°

    Paris, pour moi, c’est partout ; et le Paris que j’aime est partout parfait. D’aucuns se sont lamentés à la disparition de la librairie La Hune,sur le boulevard Saint-Germain, après celle du Divan et d’autres fleurons germano-pratins, mais faut-il en conclure pour autant que Paris n’est « plus ça » ?

    Ce n’est pas du tout mon avis. Bien entendu, le Saint Germain-des-Prés mythique de Vian et Greco n’existe plus et ce n’est pas d’hier, mais le déplorer, ou dénigrer le Montparnasse actuel au prétexte qu’on n’y trouve plus de bouchons où rencontrer Modigliani et quelque femme fatale, ou Cendrars ou Zadkine, me semble aussi vain que regretter le temps des rues médiévales bien fienteuses de François Villon, ou les maisons spéciales où le baron Charlus se faisait fouetter par de jeunes Apaches.

    Tout se déplace à vrai dire, et c’est ainsi que l’on a transité naguère du Marais aux bistrots de la rue de la Roquette, et si La Hune n’est plus je me réjouis d’avoir découvert ces jours l’épatante librairie de L’Atelier, sur les hauts de Belleville, dont le choix du tenancier me donne à penser que rien n’est perdu.

    L’on me dit par ailleurs que plus personne ne lit, ou que la daube commerciale a tout nivelé. Eh bien, passez donc à L’Atelier, entre cent autres librairies parisiennes, et voyez les gens lire dans le métro et un peu partout…

    J’ai commencé à découvrir Paris en 1974, lors d’un séjour prolongé à la rue de la Félicité, dans le quartier des Batignolles, dans une mansarde jouxtant celle d’un vieux couple de Russes tendrement chamailleurs (lui chauffeur de taxi rangé des voitures, et elle couturière à façon). 

     

    fox-terrier-sur-le-pont-des-arts-avec-le-peintre-daniel-pipart-paris-1953.jpgJ’ai découvert Paris en prenant tous les jours le métro de la station Wagram à n’importe où, du cimetière des chiens d’Anières à Montrouge où j’ai rencontréRobert Doisneau, en passant par Versailles et Levallois ou le grand corps malade bien vivant de Saint-Denis et le Kremlin du Colonel-Fabien.

     

    Or me revoici à la rue de la Félicité et c’est le masque : rue barrée, plus un café (ah le souvenir de l’Algérien mal luné d’a côté !) ni aucune autre boutique à l’exception decette sinistre galerie d’art à la gloire du ciment ! Mais je me suis juré de ne pas en tirer de conclusion, donc passons : c’est d'ailleurs ailleurs que ça se passe.

     

    C’est dans la petite librairie de L’Atelier (métro Jourdain ou Pyrénées) que j’ai déniché ce minuscule exemplaire (8x11cm) des éditions Cent Pages Cosaques (sic) consacré à l’un des sommets de la littérature mondiale et environs, à savoir : le récit de la mort de la grand-mère du Narrateur, dans la Recherche, assorti d’une postface de Bernard Frank qui illustre à merveille le style délié, fluide et pur, de la ligne claire française courant de La Fontaine à Stendhal jusqu’à Chardonne, Morand et Léautaud, entre cent autres.

    J’ai (re) découvert cette ligne claire en m’imprégnant, à matinées faites, des milliers de pages du Journal littéraire de Paul Léautaud dont l’intégralité de l’édition du Mercure se trouvait dans la mansarde que m’avait louée mon ami Germain Clavien, et j’ai retrouvé cette même ligne claire dans le romans et les nouvelles de Marcel Aymé dont un autre ami écrivain, Pierre Gripari, m’avait dressé l’inventaire durant un parcours de métro nous conduisant des abords de la rue Broca, où il créchait, à la Butte-aux-Cailles où nous allions nous rafraîchir(c’était l’été) à la piscine de la place Paul Verlaine.

    Mais assez de Paris pour aujourd’hui, car il n’y pas de bon bec que Paris ni de seule ligne claire à la française dans la foison des écritures.

    Or demain, avec Lady L. cette fois, nous remonterons à ses sources bataves par Bois-le-Duc où nous nous replongerons dans le chaudron de Jérôme Bosch, puis ce sera le Bruges de Brel et de Breughel, et ensuite voile au sud sur la Bretagne et le marais poitevin, sans manquer Nantes et les otaries du zoo de la Flèche, stars de la télé dont nous nous impatientons de vérifier l’existence en 3D…

    Ce lundi 29 février. Mon escapade parisienne m’a fait du bien en me replongeant dans une matière de mémoire que mes rêveries itinérantes ont réactivées, et c’est cela le voyage, qui peut se faire sur place ou en déplacement, selon l’humeur. Il va de soi que le déplacement favorise souvent la découverte imprévue, pour peu qu’on ait les yeux ouverts, surtout dans la grande ville, mais ce n’est pas automatique, et d’aucuns en voient autant en voyageant « autour de leur chambre », etc.

    °°°

    En reprenant mes carnets de 1988-89 pour y retrouver la page du Matin consacrée à ma rencontre avec Patricia Highsmith, à Aurigeno, après avoir recopié les trois pages que j’avais données au Magazine littéraire, je suis retombé sur mes articles (édito et présentation du livre) parus sur Les versets sataniques de Salman Rushdie, dont j’avais pris la défense contre cet imbécile d’Edgar Schneider, mon voisin de bureau à la tour de l’avenue de la Gare, qui avait signé un billet dans lequel il traitait Rushdie de littérateur inconnu en mal de publicité. Sur quoi, datant des mêmes années, j’ai retrouvé les évocations de mes rencontres les plus mémorables avec Milan Kundera et Alvaro Mutis, John Irving et Robert Doisneau, Doris Lessing et William Styron, etc..

    °°°

    En date du 12 octobre 1984, je notais ceci dans mes carnets : « Je suis à Paris comme chez moi, et comme partout ailleurs d’ailleurs. La chaussée élastique de New York ou de San Francisco accueille mon pas avec la même souplesse molleuse que le macadam de la bouquinerie géante de Kanda, à Tokyo, bref la forêt de la grande ville me convient autant que les grands bois de mon adolescence songeuse.

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    Et cette autre note épatante : « Richard Aeschlimann me dit qu’après la mort de Bingo, Czapski lui a fait remarquer du ton le plus assuré : « Alors il est au ciel ». Et d’ajouter en bon chrétien ami des chiens : « Parce que si Bingo n’est pas au ciel, c’est qu’il n’y a pas de ciel »...

  • Cortone au bord du ciel

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    Chemin faisant (32)

    Je revenais d’un autre rêve de pays de pierre et de vent. J’avais dormi ces nuits enroulé dans une peau d’ours, abrité des chutes d’étoiles par une feuille de Vélin d’arches que je débitais le jour en infimes rubans. C’est sur ceux-ci que j’ai commencé d’écrire mon épopée de l’Abyssin. Ensuite de quoi je fus à Cortone

    Depuis Arezzo, cité de l’Arétin (poète érotique mineur) et de Pétrarque (poète érotique majeur), où l'on voyage à travers le temps devant les fresques de Piero della Francesca quand elles ne se trouvent plus assiégées par la meute étourdie, j'ai repris mon vélocipède et treize kilomètres plus loin, en contrehaut, s’étagent les murs ocres et les toits roses de Cortone. Une dernière féroce montée et voici, passée l'arche d'entrée, se découvrait la petite place pavée en pente du bourg qu’encerclent le palais municipal et les hautes maisons des notables et trois cafés (il y a là trois partis influents) et le coiffeur (on dit il barbiere) et l’église devant laquelle siège depuis sept siècles le bossu (il gobbo) de père en fils.

    L’Italie fout le camp à divers égards mais ses bossus demeurent, et teigneux comme il sied. Les vieux sont aussi là pour accueillir l’étranger, lequel se dirige bientôt non vers l’hôtel voyant dont le prospectus vante le mobilier suédois, mais, à l’opposite, vers l’albergo décati dont les chambres dénuées de tout ne coûtent rien et donnent sur la plaine et les brumes du lac de Trasimène et le lointain mouvant des collines les plus douces de la Terre.
    Et tout est d’ailleurs comme ça à Cortone : tout est à la fois populaire et civilisé, fragrance de jardin de monastère et vin de pays, tout est nature et culture, boxe et monnaie de chewing-gum, tout est ciel au bord du sud noir.
    Par exemple on monte le long des ruelles aussi raides que la raide pente de la montagne maintes fois gravie à genoux par les ascètes des déserts d’en dessus et les pécheresses majeures ou mineures, et des maisons de pierre, de part et d’autre de la rampe ardue, s’échappe la même sublime idiote rengaine de Gigliola Cinquetti que reprennent en chœur les jeunes filles alanguies dans la torpeur pénombre. Un peu plus haut, dans les buissons d’épines, commence le chemin de croix modernisant de Gino Severini au bout duquel gît la béate Santa Margherita dans une sorte de châsse de dame pharaon.
    L’église manque de grâce dans son genre néo-ranissance un peu mastoc, mais de là-haut se découvre le paysage jusqu’à Pérouse et Jérusalem. La dernière fois que j’y fus, en été torride, j’y avais lu, dans un volume salée d’eau de la mer Egée et tanné par tous les soleils, les lettres de Maxime Gorki à Tchékhov. L’une d’elles évoquait La dame au petit chien et Gorki notait avec une reconnaissance que je fis mienne aussitôt : « Après le plus insignifiant de vos récits tout semble grossier, écrit non pas avec une plume mais avec une bûche. Avec vos petits récits vous faites une très grande chose, vous éveillez chez les gens le dégoût de la vie somnolente, à demi morte, vos récits sont comme des flacons élégamment ciselés qui contiennent tous les parfums de la vie ».
    9f60651b15b3da8db7e58a44df8cf8d0.jpgSous la loggia de l'Albergo. - Or ceux-si s’éventent, le soir à Cortone, sous le toit de l’humble albergo où s’ouvre une vaste loggia. Le ciel est cisaillé par le vol et les cris de martinets fulgurants. Les cloches répondent à celles d’Arezzo qui répondent à celle de Sienne qui répondent à celles de Volterra qui répondent à celles de Radio Vatican. Et dans le ciel bruissent les ailes à la feuille d’or des anges de l’Angelico. La vierge de l’Annonciation, tout à côté, porte une robe tissée de candeur. De même la chasteté règne sur le Museo Diocesano fermé à cette heure : divers objets étrusques y reposent dans les limbes poudrés de farine de temps…

     

     

  • Vélocipédies toscanes

     
    littérature,voyage

    Chemin faisant (31)

    La belle équipée. - J’avais dormi pendant tout le trajet italien dans la couchette puant la sueur du gros mec d’à côté, j’avais encore l’impression d’être dans un rêve lorsque j’ai récupéré ma bécane à la consigne après avoir enjambé les corps allongés d’une foule de hippies sur les quais, j’ai ficelé tant bien que mal mes trois sacs sur l’engin puis je me suis lancé sur le pavé en titubant, ne me réveillant vraiment qu’avec le sentiment d’entrer dans un autre songe à la Chirico lorsque, par les venelles désertes et absolument silencieuses, j’ai débouché sur la Place de la Seigneurie; et là je ne me suis pas arrêté: j’ai juste tourniqué trois fois en faisant la nique au David bodybuildé de Michelangelo auquel je préfère cent fois le petit Persée à joli cul de Benvenuto Cellini, puis j’ai filé le long de l’Arno, je me suis senti des ailes en trouvant beau tout ce que je voyais, les fleurs et les petites fabriques décaties du long de la route, les matinaux qui commençaient d’apparaître et les bagnoles me dépassant en klaxonnant, puis la pente a commencé de se redresser, à un moment donné Florence m’est apparue tout entière dont je voyais maintenant le dôme et les clochers dans la brume de beau temps, ensuite de quoi j’ai commencé de remonter les rudes pentes du Chianti, tantôt pédalant et tantôt poussant mon espèce de mule roulante sans cesse en déséquilibre, tantôt exultant à la découverte d’une nouvelle enfilade de colline à cyprès et tantôt me traitant d’olibrius anachronique, comme devaient le penser les jeunes gens motorisés me doublant avec des clameurs, jusqu’au sommet d’un petit col où semblaient m’attendre deux gosses trapus aux airs farouches dont le petit commerce m’a fait retoucher terre.

    littérature,voyageGiro à l'étape. - Ce devait être passé midi, j’étais plus qu’en nage, je n’avais bu jusque-là qu’au lavabo d’un salon de coiffure où je m’étais fait rafraîchir la nuque en écoutant un discours du Figaro lippu à la gloire de Sa Sainteté Jean XXIII dont l’effigie jouxtait une réclame pour l’Acqua di Selva, j’avais maintenant envie de litres de limonade mais les deux mioches voulurent savoir si j’aurais de quoi payer, puis survint leur soeur aînée, peut-être douze ans d’âge et visiblement la responsable de l’organisation, qui me dit avec solennité le prix d’un litre d’orangeade, et je montrai mes lires et réclamai deux bouteille à boire ici même, ce qui sembla visiblement une énormité au grave trio, mais bientôt j’eus mes deux litres avec l’injonction de restituer le verre sous peine d’une surtaxe, et je m’acquittai de mon dû et n’osai protester lorsque le chef de gang me rendit la monnaie sous forme de bonbons - d’ailleurs j’étais bien trop heureux pour cela, car telle est l’Italie que j’aime, en tout cas je les remerciai in petto sans quitter moi non plus mon air de sombre négociateur, je bus devant eux et je rotai, leur rendis les bouteilles et m’en fus sans les dérider une seconde.

    littérature,voyageAprès cette seule étape je n’ai cessé de pédaler dans la touffeur, parfois abruti par l’effort et faisant corps avec ma monture grinçante, puis me saoulant de plats et de descentes avant de mouliner en danseuse ou de remettre pied à terre, jusqu’au dernier plan incliné d’Arezzo, où je suis arrivé en début de soirée tout ruisselant et titubant d’épuisement, pionçant trois heures d’affilée dans une étroite chambre d’hôtel avant de ressortir de songes confus pleins de bielles et de bouteilles pour entrer dans le rêve éveillé de la vieille ville où m’attendait un dernier ébranlement onirique: la Piazza Grande, nom de Dieu, cette place où je n’avais jamais mis les pieds et que j’ai reconnue tout à coup, cette place inclinée comme le Campo de Sienne et que j'étais sûr d’avoir déjà vue quelque part, je ne sais pas où, peut-être dans mes rêves de maisons ou dans un film (peut-être Roméo et Juliette de Zeffirelli ?), peut-être encore dans une autre vie - et maintenant j’écris à une terrasse en continuant de m’hydrater (tout à l’heure je buvais l’eau de ma douche) et en me réjouissant de voir demain les couleurs réelles des fresques de Piero della Francesca... (17 juillet 1975)

     

    littérature,voyagelittérature,voyage 

  • Falaises de marbre et autres rivages

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    Chemin faisant (30)

    Largués. – En route je n’ai cessé de lire les journaux, aussi, de cette vaine double page de L’Obs sur les minables fiestas profanatoires du Cavaliere, vil débris gluant de gomina, à cette chronique  de Claude Monnier évoquant ce sentiment d’un peu tous que nous sommes tous plus ou moins largués dans ce monde en train de se faire, de se défaire ou de se refaire, on n’en sait trop rien, largués les gens et non moins largués les gouvernants - et j’y repensai tout à l’heure dans les allées du parc tenant lieu de refuge à tous les animaux  blessés, maltraités ou rejetés, rescapés de la route ou des prédateurs  de toutes espèces, largués eux aussi et que le Fonds Mondial pour la Vie Sauvage (WWF) a recueillis dans ce labyrinthe végétal en zone urbaine de Marina di Massa où serpentent vieux sentiers entre taillis et pièces d’eau, enclos en plein air et cages décaties,  tout cela frémissant de plumes et de poils hérissés, cela piaillant et criaillant entre vieux panneaux explicatifs et poèmes animaliers sous le regard éteint d’un vague vieux gardien à main postiche jetant en passant sa pitance au paon posant au prince - à croire que ce jardin de tous les accueils est aussi celui de tous les abandons…

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    Prière polaroïd
    . – Et pourtant la vie continue, me suis-je dit ensuite sous les falaises de marbre tandis que crépitaient sous mes yeux les étincelles verbales d’une sorte de feu de mots, comme une cascade d’eau glacée aux arêtes brûlantes, comme un souffle  de nord tropical issu de ce poème que m’avait balancé quelques jours plus tôt, par mail, tel jeune barde de nos amis – et voici que se lâchait sur vingt pages ce jazz rockeux rythmé à la Cendrars mâtiné de Ginsberg whitmanien, et je lisais « Mais la résolution est prise / tu te prends à rêver /scintillements d’orages sourds / au petit tour des Pôles », il me semblait retrouver quelque chose de l’ingénuité sauvage du jeune Chappaz avec ce « vieux remède minéral /comme une fourmi / mangée et froide dans le gosier / du merle blanc », je retrouvais là-dedans des micassures rimbaldiennes, je lisais « Et toi aussi / depuis ta petite table / tu te croyais au monde centré sourd tout-puissant / mais c’est le monde qui feule en toi / quand tu prends de ta main brûlante la braise  blanche pour souffler la poussière / C’est dans tes artères que passe le sang nouveau /coagulé partout / des grandes possibilités », ou ceci enfin pour la route : « J’ai envie de rester sur mon arbre / derrière des rochers paresser / j’ai envie de couvrir le détroit / redescendre vers le Sud, où les morcellements d’îles /font de nous des princes doux et /fermentés pluvieux / dans les bouches / et les registres saints »…   

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    Crépuscule. – Ensuite on s’est retrouvés aux rivages en train de se retirer, on revenait de Pistoia, ce dimanche de parade médiévale, juvénile cinéma local où s’entretient la tradition et le flirt, le folklore et la révérence sociale, lancer du drapeau et du chapeau, danses et tambours véhéments pour aiguiser les sexes jeunes - enfin le soir a roulé sur les collines roulant elles-mêmes  vers la mer, enfin il n’y avait plus que la mer en allée et revenant pour mieux fluer et refluer, enfin il n’y avait plus que deux silhouettes là-bas à la frange de la nuit sur la mer…  

     (Les vers cités ici du poème Prière polaroïd, inédit, sont de la plume de Daniel Vuataz)

  • Mario le magicien

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    Chemin faisant (29)

    Val suspendu. – On le trouve en montant de Carrare à Colonnata, qu’on sait un foyer de l’anarchisme de tradition ouvrière, on s’élève par des lacets sur l’ancienne route des carriers et bientôt, à main gauche, un petit val s’évase, immédiatement signalé par une kyrielle de sculptures de marbre de toutes dimensions, disposées sur le fond ou les flanc du ravin, toutes de la même inspiration « primitive », selon le propre dire du maître des lieux, géant chapeauté de 86 ans du nom de Mario del Sarto, qu’on retrouve dans le pavillon de bois sis un peu plus haut, en face du Mur de la Vérité et dont la porte est surmontée de l’inscription : Lavorando mi riposo, je me repose en travaillant…

    Sarto1.jpgLa dernière fois que nous lui avions rendu visite, Mario m’avait offert une pièce de marbre taillée sous mes yeux, évoquant une figure vaguement parente avec celles des îles de Pâques, et qui me sert depuis lors de cale à livres.

    Mais cette fois je lui explique que j’aimerais en savoir un peu plus de sa vie et de ses œuvres, de leurs tenants et de leur évolution, enfin comment il en est venu, la cinquantaine passée à ce que je sais déjà, à tirer du marbre son fabuleux bestiaire…

    Sarto2.jpgFils de la terre. – L’homme a l’aplomb des humbles, la sûreté de soi de l’artisan se mesurant aux solides matières, mais aussi la naïveté de l’artiste et la douce folie du terrien sage et sauvage.

    Son père et les siens faisaient paître jadis leurs moutons dans les hauteurs avoisinantes, avec ses frères et sœurs il faisait en enfance la longue marche jusqu’à Carrare, mais à quinze ans déjà il a quitté l’école et des années durant il a travaillé dans les carrières où il devint machiniste à bord des chemins de fer vertigineux de là-haut.  « Tout vient de la terre, me dit-il, pour aller vers le ciel et revenir à la terre ».  

    IMG_1777.JPGLes messages . – Non sans candeur ensuite Mario m’explique que, tout admirables qu’ils aient été dans leur art, les Grecs anciens et Michel Ange, imbattables dans la finition fine de tel corps d’éphèbe ou de tel visage de vierge, ne délivraient pas pour autant de messages, alors que lui s’y emploie ; et de m’entraîner vers la grande figure du devin Aronte, qui se réfugia dans une grotte des hauts de Carrare et que Dante évoque dans le chapitre XX de L'Enfer de la Commedia, que le sculpteur se met alors à réciter par cœur avant de conclure. « Le devant d’Aronte, Dante l’a placé derrière, et c’est pourquoi je l’ai sculpté comme ça : tel est le message ».

    Sarto4.jpgEt pour les mains immenses qu’il a taillées au bout des bras de sa Mère Teresa, Mario del Sarto conclut : « Ce sont les mains du Don, les mains de la Compassion… »  

  • Povero, caro paese !

     

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    Ces amis-là. – Ils ne s’étaient plus vus depuis trop de jours et de semaines et de mois, presque des années, mais ils se sont retrouvés comme s’ils s’étaient quittés la veille, juste un peu plus décatis que la veille, elle maintenant, la Professorella, à la retraite de l’Université et donc libérée du souci des intrigues sentimentales de la jeunesse toscane, et lui, le Gentiluomo, ne cessant de jouer les prolongations de son job d’avocat et ce soir encore à Florence pour inaugurer un atelier de cinéma à l’Auberge de Jeunesse dont il préside la confrérie nationale depuis des lustres par idéal d’après-guerre… Or c’est à l’état de leur chienne Thea et de leurs sept chats que nous mesurons le mieux les effets du temps écoulé depuis nos dernières fois, mais l’amitié vraie est une braise vite ravivée dans la cendre du temps.

    TheaJLK.jpgBella. – Et voici donc Bella qui va vers sa vingtième année, autant dire qu'elle vire centenaire, ainsi nommée naguère par exorcisme conjuratoire tant elle incarnait la Miss Mocheté quand notre amie l’a recueillie toute cassée et cabossée, d’abord rejetée par la smalah de ses congénère mais se cramponnant et se remplumant aux bons soins de nos infirmiers bénévoles - Bella qui honora quelque temps son nom et que voici réduite à l’état mouillé dépenaillé de chouette tricolore claudiquant sur place, roucoulant du moins et s’attardant longtemps sur mes carnets ouverts, comme pour se persuader d’exister encore...

    Notes89.jpgPovero, caro paese ! – Ce qui fait qu’on appelle ces gens-là nos amis tient à des riens : disons qu’on se trouve bien en leur compagnie, sans rien à se prouver moins que jamais, parce que c’était nous et que c’était eux, disons qu’on se comprend à demi-mot, mettons que nous partageons pas mal de goûts et pas mal d’idées aussi mais pas toutes, avec des rites amicaux établis entre café du matin à renfort de dolci et marchés populaires de l’après-midi, flâneries et causeries; et le soir le Gentiluomo ne manquera pas de s’exclamer « povero paese ! » aux dernières nouvelles de la télé abhorrée, à quoi nous rétorquerons non moins rituellement « caro paese » en savourant les produits de pays de la Fattoria Marinella, "maraviglioso paese" en voyant tourbillonner les gangs d'étourneaux sur les feuillées - poveri uccellini dans le ciel à la Tiepolo de l’automne marin, cari uccellacci !

     

  • Lectures autoroutières

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    Chemin faisant (27)

     

    Autostrades. – On descendait en Italie, dans les années 50 et 60, par les premières autoroutes européennes, avec les allemandes, qu’on appelait alors des autostrades, et ce matin nous nous retrouvons sur cette Via Aurelia dont le nom fleure l’antique et qui, de San Remo, file vers Savona et ensuite, changeant de nom, vers Genova et  La Spezia, Livorno et Roma ou plus bas vers l’Italie africaine.

    Or, autant l’autostrade contrevient à la lecture des paysages, autant elle est propice à celle des livres que nous avalons avec les kilomètres, Lady L. conduisant et moi lui lisant la belle et bonne conférence du Nobel donnée l’an dernier à Stockholm par Mario Vargas Llosa, intitulée Eloge de la lecture et de la fiction et célébrant par conséquent ce qu’on pourrait dire la révélation du monde et l’invention de cette fausse réalité, plus vraie que la vraie, que nous appelons littérature.

    Vargas1.jpgIl n’y a presque plus de paysage lisible aux fenêtres de la Honda Jazz Hybrid, que les monts pelés de la côte ligure, puis les amoncellements urbains des approches de Gênes - on est de nouveau précipité entre tunnels et viaducs, mais dans le volée on lit ceci qui vaut bien des horizons : « Tout comme écrire, lire c’est protester contre les insuffisances de la vie », ou cela encore : « Nous serions pires que ce que nous sommes sans les bons livres que nous avons lus ; nous serions plus conformistes, moins inquiets, moins insoumis, et l’esprit critique, moteur du progrès, n’existerait même pas »…

    Redonnet7.JPGLe vrai et le faux. – En plongeant de Turin à Savona j’avais repris la lecture des nouvelles du compère Bertrand Redonnet en son succulent recueil du Théâtre des choses, où le voyage se poursuit entre Bretagne et Garabagne polonaise, jetant d’autres passerelles entre nos humanités.

    Bertrand Redonnet est un drôle de loup français des steppes. Il vient de Maupassant et va vers les conteurs russes à la Leskov, via la poésie anar bien rythmée et mélodieuse de son cher Brassens, et ses humanités se peaufinent entre isbas et gargotes, comme en ce troquet de l’île de Ré où le voici tomber sur le type le plus farouche qui soit, « seul au monde » dit le titre, parangon peut-être de ce qu’on pourrait dire un frère humain voire un « copain d’abord », à cela près que les circonstances de la vie, les gènes et la gêne de ce qu’on appelle la « nature humaine » ont fait de cet individu visiblement sorti de taule ce qu’on dit précisément dans les journaux : un Individu, cet Individu - l’Individu a encore sévi, l’Individu court toujours…

    Devrais-je m’inquiéter d’éprouver en somme, et quoique n’ayant aucun goût pour le crime de sang ou de sexe, de meilleurs sentiments pour un tueur en série, violeur de surcroît, vraiment la lie des ergastules, que pour deux mannequins italiens flanqués de leur clique et nous imposant, sur le môle de Portofino, le théâtre débilitant de leur shooting d’enfants de pub ? Je ne sais pas, ou plutôt je sais trop bien…

    Redonnet.jpgC’est que l’homme de Seul au monde existe, par la grâce d’un écrivain vrai, tandis que la pauvre comédie des top models et de leur escorte de malabars asexués se réduit à du tout simili, singerie d’imitation et tutti quanti, autant que celle des Ricains friqués et fardés des terrasses, là-bas, de l’autre côté du port, débarqués en troupe molle de la « ville flottante » qui mouille au large, blanche comme un mirage…   

    Notes78.jpgToc et kitsch. – Le toc et le kitsch sont la matière première du dernier Fellini d’Intervista, satiriste inégalé quoique toujours tendre de la télé berlusconienne avant l’heure, et sans doute le Maestro se régalerait-il, autant que nous, à la vision de la pacotille artistique prétendue avant-gardiste ornant les jardins de Portofino de ses sculptures prétendues dérangeantes, genre Documenta de naguère et jadis ou Biennale de Partout, entre autres Galeries Pilotes de Nulle part. Notes77.jpgSaluons donc le rhinocéros suspendu et  combien symbolique probablement, les éphèbes de résine revisitant l’Antiquité d’un Winckelmann de backroom, ou les monstres divers renvoyant à la monstruosité diverse du monde mondialisé, enfin saluons les lemmings roses, dressés sur leur pattes de derrière avant le grand saut collégial -  saluons la jolie fumisterie avant de gagner la terrasse ombragée, là-bas, où nous attend le toujours authentique risotto ou les raviolis fleurant l’Italie véridique…    

    Maria Vargas Llosa. Eloge de la lecture et de la fiction;  conférence du Nobel 2010. Gallimard, 48p.

    Bertrand Redonnet. Le Théâtre des choses. 10 nouvelles de France et de Pologne. Antidata, 115p. 

    Photos JLK. 

  • Ceux qui restent ouverts

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    Celui qui ne l'ouvre que sur demande ferme / Celle qui impose la fermeture du cercueil en dépit de l'heure tardive / Ceux dont la mer impose le rester-partir / Celui qui reste entrouvert à l'instar de l'huître taoïste / Celle qui se fait un plan bronzage intégral neurones compris / Ceux qui jouent l'Ouverture Nabokov en souvenir de Pnine l'Ancien / Celui qui estime que la morosité est un péché mortel / Celle qui très imbue d'elle-même en devient imbuvable / Ceux qui se mettent en boîte sans l'ouvrir / Celui qui se livre à une pesée d'intérêt pour toute chose au risque d'en rester tout chose / Celle qui a trouvé refuge sous le petit parapluie bleu du Monsieur belge / Ceux qui cette année-là en Chine lancèrent le "mouvement des parapluies" / Celui qui s'ouvre au Totalement Autre genre poète Tang sur le quai du métro / Celle qui n'a jamais souscrit à l'indignation à bon marché / Ceux qui a trop l'ouvrir ont la gueule de bois / Celui qui relit La Longue Marche de Simone de Beauvoir pour en vérifier l'insondable stupidité / Celle qui s'ouvrant à la dictature chinoise affirme que le peuple veut ce que veut le régime dans la mesure où le régime veut ce que le peuple veut / Ceux qui se forgent une impunité a posteriori genre Sollers et la Chine maoïste / Celui qui est ouvert au débat en cercle fermé / Celle qui laisse entrevoir la perle de son brillant intellect à l'instar de l'huître agrégée de lettres / Ceux qui votent pour la fermeture des boîtes de Pandore / Celui qui s'ouvre les veines au figuré donc en restant propre genre Sepp Blatter feignant la repentance mais pas plus que Platini / Celle qui ouvre le vasistas sans se demander pourquoi / Ceux qui déclenchent un courant d'air en ouvrant les hostilités / Celui qui ouvre une brèche de silence dans le mur du son / Celle qui va dans le mur de son air décidé de cheffe de projet / Ceux qui menacent les sardines de leur ouvre-boîte en inox / Celui qui traite le goujon de goujat sans preuve tangible / Celle qui prétend que Robbe-Grillet n'était qu'un butor / Ceux qui pratiquent la discussion à femeture-éclair sur le côté au cas où, etc.