Ces parages où la vie s’impatiente, de Jacques Roman
L’image est un peu éculée, du poète considéré comme un veilleur, et pourtant c’est bien cela qu’incarne Jacques Roman toutes les nuits à sa lucarne, à poursuivre son Ouvrage de l’insomnie dont vient de paraître le troisième volume, tissé de fragments d’une sorte de continuel murmure où la pensée et la langue ne cessent de travailler la matière. Il y a là quelque chose de très physique et d’intensément poétique à la fois dans le sens là encore d’un travail de transmutation.
« J’ai appris à vivre comme un compositeur qui s’entendrait dire chaque jour que son œuvre ne sera jamais jouée », écrit Jacques Roman qui n'en finit pas de publier et d’apparaître sur nos scènes à lire notamment les textes des autres (il prépare une lecture d'Une bruyante solitude de Bohumir Hrabal), mais c’est autre chose qu’il signifie là: comme si l’écriture vécue à sa pointe lui était encore insuffisante, toujours en avant de la vie mais en manque d’un autre absolu : « On eût voulu se faire aimer non pour soi mais pour ce qui nous traversait immense et qui à tous appartenait ».
C’est ainsi comme un auteur anonyme, éminemment personnel mais comme parlant en nos noms multiples, que nous suivons dans ses tâtons éclairés de loin en loin par des fulgurances ou par des sortes d’oasis de simplicité lumineuse, ainsi : « Il y a des êtres et des lieux rencontrés dont je n’ai plus mémoire de noms mais bonheur ! Dans leurs parages je me souviens d’escaliers embaumant la cire, de draps frais, de café au lait, de petit jour et de douce hospitalité ».
Le seul mot de betterave lui rappelle un monde, à l’enfant abandonné par sa mère qui se rappelle le travail d’aller aux betteraves: « Au lieu où je fus placé en nourrice, le champ des morts, sa place est en plein champ de betteraves. » Et le goût du mot de se mêler à celui d’ entrave et de commander…
Dans le même ordre des épiphanies familières, je relève ceci : « Le petit tableautin qu’était l’ardoise : le plaisir de la mouiller à l’aide de l’éponge, en tirer le noir profond puis, lentement, la voir se voiler de gris : L’expression de la pensée a toujours ce gris-là » Ou cela d’aussi physique et méta : « Le toucher contient plus de visages qu’un miroir ». Ou cela encore : « J’ai la mémoire de la joie intense à faucher l’herbe, à entendre siffler la faux qu’accompagne mon souffle, ma respiration, tandis qu’un pied après l’autre on avance en travail. » Ou cela : « Ma vie doit beaucoup à la littérature et, les années passant, j’ai toujours plus chagrin de ne pouvoir lui acheter la robe promise ».
Allons donc, cher vieux, elle ne lui va pas si mal, la robe que tu lui tisses tous les soirs, avec autant de grâce ici que de rage et d’humour. De cette rage que je partage aussi bien: « J’écris, moi, depuis un pays qui se méfie des pays. La Suisse (c’est le nom du pays où je survis) draine une avarice que masque sa richesse ». Et cela que je contresigne itou : « Ce pays semble assimiler l’artiste à un « cas social ». Et comme la folie y est répandue, enfin, une folie calme une folie d’au bout de la route quand la bête est matée (un bon fou y est un fou mou), on se demande si le Suisse ne soupçonne pas l’artiste d’être la cause de toute cette folie et pire ! celui qui pourrait en ébranler la masse folle et molle. L’artiste est donc un dissimulateur dangereux qu’il convient de remettre à sa place : nulle part. »
Jacques Roman. Ces parages où la vie s’impatiente. L’Aire bleue, 283p.
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Sollers à Sète
De Ludivine la cane, de la Nouvelle Librairie Sétoise, de Montaigne et de Slavoj Zizek
C’est toujours un bonheur vif que de se retrouver dans cette ville ouverte entre mer et ciel où tout semble à la fois simple et racé, débonnaire et subtil, accueillant comme un village en ses places ombragées et traversé d’une constante pétarade, avec quelque chose de Naples à l’heure de pointe et de simultanément nonchalant, de très marin et de très humain, où les chances semblent à vrai dire minces de rencontrer Sollers, et c’est pourtant à Sollers que j’ai pensé en observant la cane Ludivine remontant en se dandinant la rue Paul Valéry.
On sait qu’il y a à Sète une rue Paul Valéry et une rue Georges Brassens, qui grimpent toutes deux le long des pentes du Mont Saint-Clair, vaguement parallèles et ne se rejoignant probablement pas; mais je ne l’ai pas vérifié, tout occupé que j’étais à suivre la gracieuse Ludivine que je venais d’affubler du nom de la maîtresse de Sollers pour un mélange de grâce mutine et crâne que l’animal montrait en se dirigeant vers une terrasse à moules-frites dont les clients accoutumaient sans doute de la sustenter. Or suivant Ludivine, c’était bien à Sollers que je pensais, venant de lire, au lever du jour, l’introduction à la nouvelle édition en Pléiade des Essais de Montaigne et m’étonnant de ce que Sollers n’en ait point encore écrit quelque chose. Ce n’était pas tant que j’eusse envie de lire quoi que ce fût de Sollers à propos de Montaigne, que je ne sens pas tout à fait son rayon, pas plus que je ne me serais attendu à rencontrer Sollers à Sète sous une autre forme que celle, allusive, de la cane Ludivine, mais Montaigne m’avait fait penser à Sarlat, et de Sarlat à Sollers il n’y a qu’un pas, comme de La Boétie au foie gras ou de la terrasse à moules-frites de la cane Ludivine à l’admirable Nouvelle Librairie Sétoise, sise rue Alsace-Lorraine et tenue par le couple Isch où chaque année nous venons acheter quantité de beaux et bons bouquins...
Cette fois n’a pas fait exception, puisque nous en sommes repartis avec de grands sacs pleins de livres que nous ne pensions pas y trouver, comme les dernier romans d’Antonio Lobo Antunes et de Michael Connelly, le volume de la collection Quarto consacré à René Char (Dans l’atelier du poète) et le nouvel essai de Slavoj Zizek, dont le titre paradoxal, Plaidoyer en faveur de l’intolérance, ne pouvait que m’intriguer et m’affrioler, convaincu que je suis que l’omnitolérance est plus dommageable à la forme humaine que l’intolérance, enfin divers autres ouvrages que nous avons commencé de feuilleter sous les frondaisons en dégustant force sorbets.
Déguster force sorbets est une façon de revenir à Sollers, que je n’avais d’ailleurs pas quitté, en pensée tout au moins. A la librairie, c’est en effet ce nom-là que j’avais donné lorsque la libraire, Noëlle Isch, m’avait proposé d’inscrire trois commandes pour la fin de la semaine. «Seriez-vous un homonyme de l’écrivain », me demanda-t-elle ? « Nullement », répondis-je, « c’est juste pour la commande. Si je venais à l’oubliez, vous engueuleriez Sollers, mais je n’oublierai pas, sinon mon vrai nom est Joyaux...»