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  • Ceux qui n'y peuvent rien

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    Celui que les dernières nouvelles de Lampedusa laissent sans voix / Celle qui ne sait comment leur venir en aide / Ceux qui n’ont même pas les moyens de moyenner / Celui qui cherche à repérer l'île de Lampedusa par Google Earth / Celle qui rédige un mandat de cent francs sans savoir à qui l’adresser / Ceux qui répètent que si l’on en sauve cent il en vient mille derrière / Celui qui affirme que Nostradamus l’avait prédit / Celle qui prétend que les pays d’où viennent ces individus n’ont qu’à « gérer le dossier » / Ceux qui affirment que le Capital prédateur est le seul responsable de tout ça / Celui qui optera plutôt pour la Baltique à l’été prochain / Celle qui trouve que les médias du canton pourraient quand même se montrer moins négatifs / Ceux qui ne vont pas se «serrer la ceinture » pour autant / Celui qui voit là une des séquelles du complot américano-sioniste / Celle qui parle du « retour du refoulé » à son psy d’origine syrienne / Ceux qui préfèrent lire After en attendant de se faire d’autres aftères / Celui qui évoque Frantz Fanon et ses Damnés de la terre hélas oubliés à l’heure qu’il est / Celle qui parle de se rendre à Lampedusa juste « pour voir »  / Ceux qui se demandent ce qu’on va faire de « tous ces basanés » entre Obwald et Nidwald / Celui qui affirme que ça ferait moins de vagues si ces bateaux coulaient avec des seniors suisses / Celle qui estime qu’il faut accueillir ces miséreux mais les tenir à l’œil / Ceux qui demandent « mais que fait l’Europe ?» après avoir refusé d’y entrer / Celui qui à la page 444 de la première saison d’After constate avec soulagement que Tessa enfile une capote sur le hardon de Hardin /Celle qui trouve qu’on devrait distribuer After aux populations africaines afin de les encourager à se protéger / Ceux qui ne connaissent le nom de Lampedusa que par le Guépard de Visconti / Celui qui se fait des couilles en or en trafiquant ces galeux / Celle qui refait sa garde-robe avec les gains de son amant Pedro passeur à risques / Ceux qui en font un problème de conscience à chaque fois qu’ils passent à la télé / Celui qui écrit un poème sur les migrants et un autre sur sa chatte Loana / Celle qui prie le Seigneur afin qu’Il permette à ces malheureux de marcher à leur tour sur les eaux / Ceux qui se taisent pour éviter d’en rajouter,etc.

  • René Char sans charre...

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    En 1992, le mordant François Crouzet ferraillait Contre René Char et son obscurité parfois ronflante, tandis qu Henri Bellaunay composait une Petite anthologie imaginaire de la poésie française. Rappel avec un clin d’œil…

    La poésie doit-elle être incompréhensible pour être prise au sérieux? C'est ce que se figurent moult cuistres et force snobs, convaincus de toucher aux profondeurs abyssales dès lors que le sens d'une formule leur échappe. Et la même idée inepte est cautionnée par les thuriféraires inconditionnels de René Char, pontife de l'Hexagone poétique entré vivant dans la prestigieuse Pléiade (en 1985) et dont la disparition (en février 1988) fut pleurée à grands sanglots unanimes. 

    Camus-poeta-Rene-Char_LRZIMA20131115_0129_3.jpgPour Albert Camus son ami, René Char incarnait «le plus grand événement dans la poésie française depuis Rimbaud», et les lecteurs les plus doctes, de Georges Blin à Jean Starobinski ou de Jean-Pierre Richard à Jean Roudaut, manièrent semblablement l'encensoir. À l'opposé, seuls quelques-uns se risquèrent à égratigner le monument national: Etiemble jadis, et le grand Ungaretti («Char est charmant quoique ses poèmes font parfois l'effet de couilles empaillées ou de fatras de liège»), et plus récemment Jacques Henric: «Char: passé politique impeccable, grand résistant, volontaire exilé du délétère Paris, carrure paysanne promenant ses souliers écolos sur des chemins fleurant bon le romarin et la crotte de brebis, et surtout, surtout, l'auteur d'une œuvre suffisamment absconse, alambiquée, pour permettre aux interprètes des textes sacrés de plancher toute une vie, avec des frissons d'horreur sacrée sur la moindre éjaculation poétique du Maître.»

    7416396.jpgQui aime bien…

    Dans la foulée, François Crouzet vient de publier un pamphlet salubre et parfois injuste, mais qui va bien plus loin qu'une méchante descente en flammes. 

    De fait, c'est par amour de la poésie partagée, de la musique des mots et des émotions que l'auteur fulmine. «La poésie, écrit justement François Crouzet, c'est ce qui donne cœur à vivre. C'est ce qui sourd et monte et bat aux lèvres des hommes qui aiment, qui rêvent, qui se souviennent, qui espèrent, qui meurent.» Citant Jacques Réda, le pamphlétaire rappelle que le poème est «chance de joie». Et de déplorer que telle joie, et toute musique, soient absentes des proses poétiques de René Char, qui substitue au chant «une insupportable prétention au message métaphysique».

    images-10.jpegOr le fait est que bien des formules de Char relèvent d'un galimatias hermétique que nous revisitons avec consternation après nous en être grisé entre 16 et 20 ans.

    Lisons par exemple ceci: «Le poète fonde sa parole à partir de quelque embrun, d'un refus vivifiant ou d'un état omnidirectionnel aussitôt -digité.»

    Ou cela: «L'homme criblé de lésions par les infiltrations considéra son désespoir et le trouva inférieur. Autour de lui les règnes n'arrêtaient pas de s'ennoblir comme la délicate construction gicle du solstice de la charrette saute au cœur sans portée.»

    Ou bien encore: «Parois de ma durée, je renonce à l'assistance de ma largeur vénielle.»

    Et François Crouzet de recenser les Niagaras d'adverbes pesants et les Zambèzes de génitifs à hurler, les invocations pompeuses et les apostrophes boursouflées de rhétorique: «0 toi la monotone absente!», «0 ma diaphane digitale!», «ô ma martelée!», «0 serpent marginal!». Et de conclure: «Que d'ô, que d'ô!»

    Une fois encore, cependant, le plus intéressant de ce pamphlet n'est pas dans sa partie assassine, mais dans la défense qu'il esquisse de la «secrète poursuite de musique» qui apparie telle admirable épitaphe d'une petite fille égyptienne morte il y a quatre mille ans («J'étais petite et pourtant j'ai dû m'endormir/ L'eau coule près de moi et pourtant j'ai soif/J'ai quitté ma maison sans avoir apaisé ma faim / C'est dur le noir très noir pour une petite enfant») et les vers de Musset ou d'Aragon.

    Les plus beaux vers

    Tout pareillement, l'on revient à la source inaltérable du bois sacré de notre langue en découvrant les merveilleux pastiches de la Petite anthologie imaginaire de la poésie française, signés Henrti Bellaunay, complétés par une «anthologie fluette», en quelque vingt pages, des plus beaux vers (authentiques ceux-là) de Villon à Charles Cros ou de Rutebeuf à Paul Eluard.

    Fabuleuse leçon de lecture au deuxième degré, où la grâce imitative le dispute à la malice voire à la rosserie, l'anthologie imaginaire d'Henri Bellaunay (probable pseudo lui-même) est le plus bel hommage qu'on puisse faire à la poésie vraie, qui vivifie tout un chacun.

    Car il n'est point besoin de dictionnaire pour comprendre «le temps léger s'enfuit sans m'en apercevoir» (Desportes) ou trouver beau «Cheveux bleus pavillon de ténèbres tendues» (Baudelaire), ni de glose pour sentir «Je meurs des oiseaux gris volant à tire d'aile» (d'Aubigné), et jusqu'à l'obscure «Rose pareille au parricide» (Eluard), tant que musique se poursuive...

    François Crouzet,  Contre René Char, Les Belles Lettres, coll. Iconoclastes (255 p.).

    Henri Bellaunay, Petite anthologie imaginaire de la poésie française, Editions Bernard de Fallois (191 p.).