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  • Ralentir: chef-d'oeuvre

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    RANSMAYR Christoph. Atlas d’un homme inquiet. Traduit del’allemand par Bernard Kreiss. Albin Michel, 458p.

     

    Au bout du monde

    -     Que les histoires se racontent.

    -     Sur un bateau à destination de Rapa Nui, l'île de Pâques.

    -     Navigation mouvementée. Le Pacifique pas dut tout calme.

    -     Tout de suite l’univers physique est très présent.

    -     Un homme « effroyablement maigre » parle au Voyageur.

    -     Evoque le peuple de Rapa Nui, qui a peuplé les îles de milliers de statues de pierre.

    -     Les habitants étaient sûrs d’être seuls au monde et ne se rappellent pas leur origine.

    -     Parle un mélange d’anglais, d’espagnol et d’une langue inconnue. L’île est assimilée, à sa découverte, au séjour d’un dieu.

    -     Lequel,Tout Puissant, se nomme Maké-Maké…

    -     Son père est anglais et sa mère Rapa Nui.

    -     Manger lui est très pénible.

    -     Les statues s’appellent moaïs.

    -     Des figures tutélaires d’un culte oublié, qui sont devenues symboles de puissance.

    -     L’hommetrès maigre estime que la faim a été le destin de ce peuple.

    -     Dontles habitants ont épuisé les richesses naturelles et ont fini par s’entre-dévorer. Avant d’être exploités par les Péruviens dans des mines de guano.

    -     La quête de la faim est assimilée, dit-il, à une quête du corps astral. Texto.

    -     Le Voyageur se concentre ensuite sur la présence des sternes fuligineuses, dont l’homme très maigre dit que ce sont des oiseaux sacrés.

    -     Ils portent des nomes étonnants : le puffin de la nativité, le fou masqué ou le pétrel de castro.

    -     La présence des oiseaux sera récurrente dans ce livre.

    -     Le Voyageur-poète y apparaît comme un témoin sensible. « J’étais là, telle chose m’advint ».

    -     Mélange de récit de voyage et d’évocation poétique mais sans fioritures.

     

    -web_Christoph_Ransmayr__c__Johannes_Cizek.jpg     Chant de territoire. 

    -     Le Voyageur sretrouve sur la muraille de Chine enneigée.

    -     Où il avise la silhouette d’un type s’approchant.

    -     Un Mr Fox anglais, ornithologue, qui a vécu avec Hong Kong avec sa femme chinoise et répertorie des chants de territoire des merles.

    -     Classe les chants en fonction des sections de la muraille, chaque territoire ayant sa modulation.

    -     Le chant d’une grive marque l’au revoir des deux hommes. 

    -     Une atmosphère étrange et belle se dégage de cette rencontre. La merveille est partout, très ordinaire en somme et prodigue en histoires. 

     

    -     Herzfeld

    -     Chaquerécit commence par « Je vis »…

    -     « Je vis une tombe ouverte à l’ombre d’un araucaria géant »…

    -     Cette fois on est dans l’état fédéral brésilien de Minas Gerais.

    -     On enterre le Senhor Herzfeld.

    -     Dont le Voyageur a fait la connaissance deux jours plus tôt.

    -     Le fils d’un fabricant d’aiguilles à coudre du Brandebourg, exilé à la montée du nazisme.

    -     Herzfeld a commencé à lui raconter sa vie.

    -     Puis est mort la nuit suivante.

    -     L’évocationde la mise en bière du Senhor Herzfeld, et son enterrement, forment le reste de l’histoire.

     

    -     Cueilleurs d’étoiles 

    -       Le récit commence par la chute d’un serveur et de son plateau chargé de bouteilles sur une terrasse  jouxtant un café des hauts de San Diego.

    -     Le serveur se retrouve par terre alors que tous alentour scrutent le ciel.

    -     Il a buté sur le câble d’alimentation d’un télescope électronique.

    -     Tous scrutent la Comète. 

    -     Dontle passage coïncide, ce soir-là, avec une éclipse de lune.

    -     Et le serveur, aidé de quelques clients, ramasse les éclats de verre qui sont comme des débris d’étoiles.

    -     Ce pourrait être kitsch, mais non.

    -      

    -     Le pont céleste.

    -     On voit des cônes de pierre noire sur lesquels déferlent des dunes.

    -     Le Voyageur se trouve quelque part au Maroc, dans un lieu dominé par des tumulus mortuaires d’une civilisation disparue.

    -     Là encore, le lien entre un lieu fortement chargé, et le passage des humains, est exprimé avec un mélange de précision et de poésie très singulier.

     

    -     Mort à Séville.

    -     Le dimanche des Rameaux, dans les arènes de Séville, se déroule un dernier combat entre un cavalier porteur de lance et un taureau. 

    -     La suite des figures est marquée par l’hésitation du taureau et  la blessure du cheval, puis du public jaillit la demande de  grâce, d’une voix unique.

    -     L’affrontement est évoqué avec une sorte de solennité, sans un trait de jugement de la part du Voyageur.

    -     C’est très plastique et assez terrifiant.

    -     Et cela finit comme ça doit finir.

    -     Sans que rien n’en soit dit.

     

    -     Fantômes. 

    -     On passe ensuite en Islande, où le Voyageur croit voir des fantômes.

    -     Se trouve là en compagnie d’un photographe, familier des légendes islandaises, nourries par les proscrits relégués dans cet arrière-pays.

    -     Lui raconte celle, saisissante, du bandit à qui le bourreau a coupé une jambe pour l’empêcher de se sauver, et qui a appris a courir en faisant « la roue ». Une roue humaine qui terrifie les passants quand elle leur fonce dessus…

    -     Où il est question de la peur du noir et des « diables de poussière ».

       

    -     Extinction d’une ville.

    -     Le Voyageur se retrouve au sud de Sparte. 

    -     Il a été jeté de sa moto par il ne sait quoi.

    -     Puis remarque, dans la nuit, que les lumières de la ville de Kalamata sont éteintes.

    -     Ensuite il rejoint un café en terrasse où il découvre, à la télé, qu’un séisme vient d’avoir lieu dans la région.

    -     Qui a provoqué se chute et l’extinction de la ville.

    -     Cela encore raconté sans le moindre pathos. J’étais là, telle chose m’advint. 

    -     Mais rien non plus de froidement objectif là-dedans.

     

    -     À la lisière des terres sauvages.

    -     Dansun asile psy autrichien, une jeune femme s’apprête à faire du feu avec du papier et des copeaux invisibles.

    -     On voit la scène, très développée ensuite.

    -     Sousle regard d’une gardienne dans une cage de verre.

    -     La jeune femme entend une voix qui lui dit : « Tu ne doit pas te tuer »…

    -      

    -     Tentative d’envol.

    -     Au sud de la Nouvelle Zélande,en terre maorie, le Voyageur observe un jeune albatros royal en train d’essayer de s’envoler.

    -     L’occasion d’une longue et épique digression sur la vie des albatros, telle que la lui évoque un ancien chauffeur d’autocar devenu ornithologue après la mort accidentelle de sa femme. 

    -     Formidablerécit ponctué de nouvelles diverses en provenance du monde des humains.

     

    -     Le Paon.

    -     À New Delhi, son chauffeur de taxi lui évoque l’imminente pendaison du meurtrier d’Indira Gandhi.

    -     Une certaine psychose règne, liée à l’attentat qui a provoqué le massacre de milliers de sikhs.

    -     Atmosphère de pogrom.

    -     Le Voyageur veut se rendre au Rajasthan et à Jaïpur.

    -     « Et c’est alors que je vis le paon ».

    -     Uneapparition qui rappelle celle du paon de Fellini, dans Amarcord

        L’attentat.

    -     LeVoyageur se retrouve à Katmandou, dont les frondaisons des arbres sur leboulevard central, sont occupées par des milliers de renards volants.

    -     Plusieurs membres de la famille royale viennent d’être tués, et le nouveau roi se trouve probablement dans la limousine d’un convoi.

    -     Au moment de l’attentat auquel assiste le Voyageur, une nuée de renards volants obscurcit le ciel. 

    -      Où le Voyageur croit voir un écho significatifaux événements en cours.

     

    -     Attaque aérienne.

    -     On se trouve maintenant sur les hautes terres boliviennes.

    -     Où le Voyageur chemine avec des amis, un biologiste bavarois et sa compagne italienne.

    -     Quand surgissent des chasseurs qui volent en rase-motte au-dessus d’eux, la jeune femme leur lance en espagnol : No pasaran.

    -     Il faut préciser qu’un nouveau dictateur s’est installé en Bolivie. 

    -     Maisle pilote a vu le geste de défi de la jeune femme et fait demi-tour et canarde le trio.

    -     Senon è vero… io ci credo purtoppo.

     

    -     Plage sauvage.

    -     Un vieux type au crâne rasé, sur une plage brésilienne, semble rendre un culte privé à une femme dont il tient la photographie près de lui.

    -     Et soudain son parasol s’envole.

    -     Le Voyageur va pour l’aider, mais un jeune homme sort de la forêt et secourt lev ieux.

    -     Sur quoi le voyageur lance « Amen ! Amen ! » à l’océan.

    -     Toutcela toujours étrange et vibrant de présence.

    -      

    -     Homme au bord de larivière

    -     Un type repose en maillot de bain au bord de la Traun, rivière de haute-Autriche.

    -     Quelques enfants veillent sur son demi-sommeil, claquant des mains pour tuer les taons qui lui tournent autour.

    -     Les taons morts sont recueillis dans des sachets de feuilles.

    -     Lorsque le type se réveille, il compte les taons et distribue des piécettes à ses gardiens du sommeil.

    -     Etrange et belle scène d’été.

    -      

    -     Le souverain des héros.

    -     Au sommet de l’île d’Ios, dans les Cyclades, le Voyageur découvre les stèles blanches du tombeau d’Homère (pp.92-97) et médite à propos de ce monument au « plus grand poète de l’humanité ».

    -     Il y voit un monument « à la mémoire d’un chœur de conteurs disparus », tout en évoquant merveilleusement ce lieu que je me rappelle comme de ce jour-là après la baignade… 

     

    -     Un chemin de croix.

    -     Sur la route de Santa Fe, à bord d’une Cadillac bordeaux qu’il a louée, le Voyageur croise une procession entourant un porteur de croix, dont les pèlerins le chassent bientôt à coups de pierres.

    -     Peu après il rencontre un deputy sheriff qui lui explique que ces penitentes procèdent parfois à de véritables crucifixions, parfois même fatales au crucifié volontaire, mais absolument illégales… 

     

    -     D’outre-tombe.

    -     À Mexico, le Voyageur observe une petite accordéoniste jouant sur le trottoir dans un entourage de squelettes et de têtes de mort et de cercueils en chocolat marquant la fête du Jour des Morts.

    -     Le Voyageur se rappelle alors une jeune Indienne sur une fresque, visiblement destinée à un sacrifice rituel à l’ancienne cruelle façon. (p.104)

    -     Chacun de ces récits se constitue en unité, cristallisé par le regard du Voyageur et plus encore par son art de l’évocation, à la fois réaliste et magique. 

    -     On pense à Werner Herzog, en moins morbide, ou à W.G. Sebald, en plus profond. Ransmayr procède du romantisme allemand,mais il manifeste une extraordinaire porosité à tous les aspects du monde actuel, y compris politiques dans certains récits.  Ceci pour le premier quart du livre...

     

     (À suivre) 

     

  • Simenon en filature

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    En août 1992 paraissait la monumentale biographie de l’écrivain, signée Pierre Assouline. Parcours d’une vie et d’une œuvre à valeur d’enquête passionnante.    

    Georges Simenon n'aimait pas qu'on le taxe de phénomène. Cependant il fut le premier à tout faire pour imposer cette image en jouant, notamment en ses années folles, sur la plus extravagante publicité. Les Lausannois se rappellent l'humble vieux monsieur cheminant, au bras de sa compagne Teresa, le long des quais d'Ouchy. Mais précédant cette image apaisée, les écoliers dont nous fûmes se souviennent du bourgeois cossu venant cueillir ses gosses en Rolls à la sortie du collège de Béthusy. La bâtisse fantomatique d'Epalinges perpétue en outre, avec son étrangeté morbide, la mémoire d'une destinée exceptionnelle. A la fin de sa vie, Simenon n'aspirait qu'à l'effacement d'un homme «comme les autres», et le meilleur de son œuvre tend à révéler «l'homme nu» sous les masques et les fards de la comédie sociale. 

     

    Or à celle-ci, le romancier se prêta frénétiquement. Et phénomène il fut sans doute, lui qui, par exemple, durant la seule année 1938, publia 13 romans, et non du tout de son répertoire «folâtre»... De surcroît, après avoir cessé d'écrire des romans, comme il l'annonça dans ce journal par l'entremise de notre confrère Henri-CharlesTauxe, en février 1973, Georges Simenon continua de faire du roman avec sa propre vie, que ce fût dans ses Dictées ou dans ses Mémoires intimes après la mort tragique de sa fille. Lorsqu'il claironnait à son ami Fellini, dans un entretien célébrissime datant de 1977, qu'il avait couché avec quelque 10 000 femmes dans sa vie depuis l'âge de 13 ans et demi, Simenon ne faisait enfin qu'ajouter une affabulation de plus à une légende sans cesse réarrangée par son imagination de romancier. Ceci dit, Georges Simenon n'était certes pas qu'un monstre de foire, et ceux qui réduisaient son génie d'écrivain à une sorte de curiosité de la nature, méritaient sans doute son indignation. Pétri de contradictions, et pataugeant volontiers dans l'auto-justification, il ne pouvait, à vrai dire, établir son propre portrait sans en gauchir les traits. 

    Simenon7.jpgJusque-là cependant, nul de ses (rares) biographes n'avait vraiment débrouillé l'écheveau de sa vie et de son oeuvre, faute d'accéder à toutes les sources et faute aussi de méthode ou de moyens. Mieux armé que ses prédécesseurs, Pierre Assouline (qui a déjà cinq biographies de premier ordre à son actif, dont celle de Gaston Gallimard) a non seulement obtenu, du vivant de l'écrivain, le libre accès aux archives personnelles considérables de celui-ci, et le droit de «tout lire» et «tout dire»: il a fait œuvre vivante et chaleureuse mais sans complaisance. 

    Mêlant l'enquête sur le terrain et l'interview des témoins directs, l'étude génétique des écrits de Simenon et le décryptage du courrier inédit et d'une immense documentation journalistique, Assouline a recomposé en quatre parties localisées (Belgique, France, Amérique et Suisse) marquées par quatre femmes (la mère, les deux épouses successives, puis la dernière compagne), un récit tout à fait captivant, franc quoique sans voyeurisme, et qui éclaire quelques zones demeurées obscures, voire tabou.

    Simenon12.jpgTension et frénésie 

    Dès l'évocation des années liégeoises de Simenon — qui s'ouvre sur la scène très simenonienne de l'enfant de chœur de 8 ans courant servir la messe dans le matin nocturne plein d'odeurs de chocolat et de genièvre, de laitages et de poisson — Piere Assouline marque fortement les tensions antinomiques qui vont déterminer toute une vie. D'un côté, c'est le père aimé, pudique et trop discret, dont la mort blesse cruellement son fils Georges, et qui restera jusqu'à la fin «l'astre de sa nostalgie». De l'autre,c'est le conflit avec la mère, «femme angoissée, hypersensible et hypernerveuse, hantée par le spectre de la pauvreté», qui ne sera jamais résolu, comme en témoigne la terrible Lettre à ma mère.

    Simenon5.jpgConnues des lecteurs de Simenon, ces relations s'enrichissent, dans un chapitre ultérieur, par la levée d'un tabou de famille lié à la figure du frère cadet, qui bascula dans le fascisme pendant la guerre et se sauva de la peine de mort en s'engageant dans la Légion étrangère. Autre tabou enfreint par Assouline à propos de la carrière journalistique de Simenon: la série de dix-sept articles sur le «Péril juif» qu'il écrivit dans les colonnes de la Gazette de Liège à l'âge de 18 ans (!), probablement sous influence. Dans le même journal en effet, un articulet anonyme de l'époque n'hésitait pas à réclamer «l'élimination physique de cette race maudite». Or c'est avec beaucoup de discernement et d'objectivité que le biographe examine le fondement des articles de Simenon et s'attache ensuite à repérer, dans ses romans ultérieurs, les traces de ses préjugés antisémites. 

    De la même façon, Pierre Assouline rétablit la vérité peu glorieuse sur l'attitude opportuniste de Simenon pendant l'Occupation, quitte à battre en brèche la version enjolivée des mémoires de l'écrivain. 

    Simenon2.jpgSans juger 

    Cela étant, le biographe applique à la lettre la devise de Simenon, qui est de: «Comprendre et ne pas juger.». Sans doute y a- t-il,chez Simenon, bien des aspects déplaisants, à commencer par le monstrueux égoïsme dont pâtiront ses proches. Or comment sa prodigieuse fécondité pourrait-elle s'accommoder d'un partage altruiste? Par ailleurs, sa boulimie sexuelle (il lui arrive de courir trois fois au bordel le même jour, quand il en a les moyens...) et la manière dont il trompe ses épouses a de quoi choquer es bonnes âmes. Mais comment ne pas entrevoir les gouffres que cela signifie et comment ne pas ressentir, aussi, de la compassion pour cet homme provoquant lui-même son malheur? 

    Ainsi de l'issue tragique de sa mésentente avec sa deuxième femme, qui pousse sa fille Marie-Jo au suicide et qui fait dire au biographe que «cet homme qui aura toute sa vie recherché l'amour que sa mère lui refusait, aura finalement été envahi et débordé par celui que sa fille lui témoignait». Habitant alors à un jet de pierre de l'horrible bunker d'Epalinges, aurons-nous jamais imaginé quelles épouvantables scènes s'ydéroulaient! 

     

    Grand romancier et petit homme, alors? La formule serait beaucoup trop sommaire. Bien plutôt: mélange inextricable de grandeur et de sordide chez ce personnage protéiforme capable du pire arrivisme et de la plus touchante modestie, tantôt bluffeur insensé et tantôt fils de son père, tantôt fuyant les gens de lettres et tantôt s'inquiétant de leurs jugements, tantôt lucide jusqu'à l'effroi et tantôt se jouant la comédie, violent et fraternel, sans cesse déchiré par un conflit d'origine, et ne trouvant qu'à la fin de sa vie un semblant de sérénité, Simenon l'humain et le trop humain. 

    Pierre Assouline, Simenon. Editions Julliard, 753 pages.

    (Cet article a paru le 3 septembre 1992 dans le quotidien 24 Heures)

  • Un homme d'enfance

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    Sous la plume de Christian Bobin, l'un des plus fins prosateurs français du moment, le Poverello d'Assise revivait en 1992 dans une belle célébration de la vie et de l'amour, sous la lumière du Très-Bas...

     

    Il y a un drôle de petit livre charmant, dans la Bible,connu sous le titre de Livre de Tobie et dans lequel on lit cette phrase énigmatique: «L'enfant partit avec l'ange et le chien suivit derrière.» 

    Vous nelisez pas la Bible? Cela fait trop vieux jeu, pensez-vous? Et vous n'avez «rien à cirer» de saint François d'Assise non plus? Mais quel bougre de sac à préjugés vous faites mon pauvre vous! Ne savez- vous donc pas que la Bible est «un livre insensé, égaré dans son sens, aussi perdu dans ses pages que le vent sur les parkings des supermarchés, dans les cheveux des femmes, dans les yeux des enfants»? 

    Du moins est-ce ce qu'affirme Christian Bobin. 

    Quant à ce pouilleux, ce galeux de François d'Assise, dont vous croyez qu'il ne concerne que les enfants de chœur et les vieilles dames, le même Bobin voit en lui l'incarnation de «l'aujourd'hui amoureux de l'amour», aussi sûr qu'il l'identifie dans la figure du chien suivant l'enfant et l'ange de Tobie, et qu'il appelle conséquemment Chien François d'Assise... 

    Vous croyez qu'il se moque? Nullement. Et lorsque vous lirez les pages que Christian Bobin consacre aux mères («les mères tiennent l'Eternel qui tient le monde et les hommes»), aux enfants et aux petits ânes, aux oiseaux et aux lépreux, à l'amour et aux pauvres, vous constaterez que rarement on a parlé si bien dans l'esprit franciscain, le pied léger et l'âme à la fontaine. 

    L'évocation de la vie de saint François d'Assise, dont on sait d'ailleurs fort peu de chose, se déploie en scènes épurées, rehaussées de belles enluminures, avec juste ce qu'il faut de notations pour arrimer le récit à sa base médiévale. La mère provençale, le père négociant, la douce Claire qui l'accompagnera sont les seules figures qui entourent le Poverello, lui-même réduit à une sorte de pure présence célébrante. 

    C'est que Le Très-Bas constitue, d'abord et avant tout, une grande invocation de joie. «Nous croyons au sexe, à l'économie, à la culture et à la mort», dit l'homme de raison de notre siècle qui est «un homme accumulé, entassé, construit.» 

    Tandis que le poète cherche, à la lumière du Poverello, cet «homme d'enfance» qui est «un homme enlevé de soi, renaissant dans toute renaissance de tout...» 

    C_Le-Tres-Bas_5276.jpegChristian Bobin: Le Très-Bas, Gallimard, coll. L'un et l'autre, 132 pages. Réédité en poche Folio.

  • Le paradis ou je te tue !

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    En  automne 1992 paraissait Hygiène de l'assassin, premier roman d'Amélie Nothomb. Première impression : d’étonnement, puis d’engouement…

     

    Au premier regard ça n'a l'air de rien: en tout cas pas dece qu'il est convenu d'appeler de la bonne littérature. Tout au plus dira- t-on que ça fonctionne bien, selon l'affreuse expression. Aussitôt on est captivé par l'histoire. Mais de quoi s'agit-il? 

     

    D'un vieil écrivain nobélisé, donc mondialement connu, qui vient d'apprendre qu'il n'en a plus que pour quelque temps à vivre, frappé qu'il est par un rarissime et non moins inguérissable cancer des cartilages. Du coup, lui qui fuyait le monde jusque-là se décide à recevoir une poignée de journalistes triés sur le volet par son secrétaire. 

     

    Alors se succèdent quatre entretiens cristallisant les poncifs du genre, et qui se soldent par autant d'éjections.C'est que le vieil écrivain n'est pas du genre commode. Monstre d'obésité réduit à se déplacer en chaise roulante, il se fait une fête de vitupérer la banalité, l'inconsistance, voire la muflerie des questions que lui posent ses interlocuteurs. 

     

    Unknown-5.jpegJouant du paradoxe, il stigmatise notre époque qu'il déclare l'ère de la mauvaise foi, vomit les hommes, et plus encore les femmes. Déclaré «merveilleusement abject» après trois premiers rounds, le génie malgracieux réserve, à son quatrième interlocuteur, une superbe envolée où il s'affaire à distinguer les attributs fondamentaux du véritable écrivain. 

     

    Ce qui fait que Céline ou que Patricia Highsmith soient de vrais écrivains à ses yeux? C'est que tous deux ont de la couille (l'énergie fondamentale), de la bitte (capacité créatrice), de la lèvre (sensualité vitale), de l'oreille (pour la musique) et de la main (parce que écrire sans jouir est un péché). 

     

    Sur quoi le ronchon magnifique gratifie encore son intervieweur d'un scoop en lui révélant qu'il est vierge, pour le sacquer ensuite aussi sèchement que les autres. 

     

    Et c'est alors, seulement, que tout commence. Après les horreurs qu'il a proférées sur les femmes, le vieil écrivain ne peut que mal recevoir celle qui se pointe enfin, journaliste elle aussi mais d'une autre pâte que ses confrères. Ainsi ne s'en laisse-t-elle pas conter. Insultée dès son apparition, elle exige illico des excuses sous peine d'abandonner le vieillard à son ennuyeuse solitude. Et de se révéler, ensuite,la lectrice la plus pénétrante des livres du romancier, dont elle est persuadée que la misanthropie cache un secret. 

     

    Au fil d'une conversation qui relève du combat des cerveaux (mais sans rien à vrai dire de cérébral), l'on apprend à quel paradis d'enfance le personnage a refusé de s'arracher, sacrifiant d'abord la petite compagne de ses jeux innocents et pervers au moyen d'un assassinat purificateur, puis se retirant lui- même dans sa chrysalide de graisse et de mots. 

     

    Tout cela pourrait sombrer dans l'invraisemblable, voire le grotesque. Or Amélie Nothomb parvient, avec une maturité étonnante (elle n'a que 25 ans!), à nous faire croire à la folle utopie de son personnage, et à nous le faire aimer. Mais le plus surprenant, peut-être, dans Hygiène de l'assassin, tient à sa forme quasiment réduite à un dialogue à la Compton-Burnett, qui paraît tout facile et de lecture et d'écriture, comme cousu à la diable. 

     

    Cependant ne nous y trompons pas! Cette apparente légèreté relève d'une maîtrise déjà saisissante, et les multiples résonances de ce livre insolent et profond, drôle et pathétique nous paraissent signaler un talent hors du commun. 

     

    10029_1032958.jpegAmélie Nothomb: Hygiène de l'assassin, Albin Michel, 200 pages.


    (Cet article a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 17 septembre 1992).

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  • Brisées de Jean Vuilleumier

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    Dans La rémanence, paru en 1992, Jean Vuilleumier s'attachait à lire entre les lignes de quelques vie. Une confrontation avec l'érosion de l'existence et son improbable signification.

     

    Les romans de Jean Vuilleumier évoquent admirablement une certaine Suisse engoncée, paisible jusqu'à l'anesthésie et dont les apparences si policées camouflent autant d'abîmes discrets que de désastres estompés. 

    Avec une sorte d'attention hallucinée au décor dans lequel évoluent ses personnages, le romancier genevois suggère leur météo psychique en se bornant au filtrage extrêmement subtil de leur perception physique. A croire que, dans les romans de Vuilleumier, la difficulté de vivre diffuse à l'état gazeux ou se perçoit sous d'autres formes matérielles, tandis qu'inversement la matière organique, les végétaux, les objets sont porteurs de sensations déterminées, voire de sentiments. Or l'expression de l'écrivain ne cesse de se faire mieux appropriée à son projet. 

    D'où cette écriture à la fois minutieuse à l'extrême et comme ombrée de mystère, limpide et sourdement astringente, musicale et lancinante, dont la chimie secrète agit finalement à la manière d'un révélateur. 

     

    Bilan d'une vie

    Après le beau récit de L'effacement paru l'an dernier et qui s'achevait sur une mort «en sourdine», c'est une autre disparition qui marque le bilan de La rémanence

    Bruno vient de mourirdu cancer. A son enterrement se retrouvent son ami de jeunesse Romain Fergusson et Nathalie, qui fut successivement l'amante de celui-ci et l'épouse du défunt. Dans les allées du cimetière, pendant l'office funèbre, puis dans la foule des «parents et amis» conviés aux agapes de l'adieu et où il retrouve son ancienne maîtresse, Romain ne cesse d'entremêler ses pensées présentes et les réflexions retrouvées dans le journal qu'il tient depuis une trentaine d'années. 

    Le récit s'ordonne d'ailleurs, comme rythmé par une respiration pensive, en fonction de cette alternance sans heurts, et néanmoins révélatrice, du récit direct et des pages du journal, qui fait apparaître l'unité intérieure du protagoniste. 

    Vieil adolescent demeuré, avec ce quelque chose d'orphelin qui lie entre eux tous les personnages de Vuilleumier, Romain est ramené, par la mort de cet ami auquel il s'identifie, à une source dont il perçoit le tressaillement «au plus intime de son ordinaire léthargie». Si le contentement de rester en vie suscite en lui une «pulsion bestiale», c'est avec le sentiment irrémédiable que tout s'amenuise et que tout s'érode qu'il établit ses constats de contemplatif doux-amer. Lui qui pensait, en sa vingtaine d'étudiant boursier séjournant dans un port de la Hanse (où précisément il rencontra Nathalie), que les jeux, alors, étaient déjà faits, paraît avoir toujours vécu un peu à l'écart, jamais aussi à son aise que dans quelque tendre retraite fœtale. Au regard de cet embusqué solitaire, les menées un peu compliquées de l'amour, autant que toute entreprise humaine, paraissent bien dérisoires. Du moins le sentiment de l'inexorable et la souffrance de chacun — l'agonie de Bruno, puis le suicide de Nathalie — ressaisissent- ils sa compassion tandis que revivent doucement, en lui, les images de leur jeunesse commune. 

    Tissé de résonances qui renvoient le lecteur aux romans précédents de l'auteur (on y entrevoit ainsi tel personnage déjà rencontré), La rémanence illustre à la fois les malentendus qui entachent notre rapport avec le passé, et le caractère aléatoire de toute mise sur l'avenir. Or, pas plus que les autres livres de Jean Vuilleumier, ce dernier roman ne débouche sur le vide ou le nihilisme, aiguisant au contraire notre perception du présent profond, puis stimulant notre aspiration à un temps intérieur plus authentiquement habité.

    Jean Vuilleumier La rémanence, L'Age d'Homme, 1992.


    41P8Z7HbnuL._UY250_.jpg(Cet article a paru dans le quotidien 24 Heures en date du 3 novembre 1992).