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  • Les chemins de la compréhension

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    Flash-back sur une rencontre avec Doris Lessing, en mars 1990.

     

    Doris Lessing compte au nombre des plus grands écrivains anglo-saxons. Souvent citée parmi les nobélisables, elle est néanmoins restée d'une parfaite simplicité. A l'occasion de la parution de son (superbe) dernier roman, «Le cinquième enfant», la romancière était ces jours de passage à Paris. Rencontre.

     

     

    Pétris de chair et de sang, les romans de Doris Lessing puisent leur substance dans la vie de l'écrivain, tout le contraire d'un bas-bleu! De fait, cette petite dame discrète, au beau visage qu'éclaire un regard doux et intense, en a vu de toutes les couleurs avant de publier son premier roman. 

     

    Ainsi a-t-elle roulé sa bosse de Perse, où elle est née au lendemain de la Grande Guerre, en Rhodésie raciste, où elle grandit au milieu des plantations de son père et des animaux sauvages (un monde- qu'elle évoque notamment dans ses Nouvelles africaines), et de Salisbury, où elle fit ses débuts de jeune fille au pair, à Londres, où, en 1949, elle émigra avec sonfils Peter après deux divorces et maintes autres tribulations relatées dans les grands cycles romanesques des Enfants de la violence et du fameux Carnet d'or.

     

    Communiste en ses jeunes années, Doris Lessing a partagé les désillusions de nombreux militants, sans renoncer à son combat contre l'injustice. Récemment encore, elle consacrait un livre-cri, Le vent emporte nos paroles, à la condition tragique du peuple afghan, dont elle a rencontré les réfugiés au Pakistan. Tout en se défendant d'envoyer des «messages» par le truchement de ses romans, Doris Lessing n'en est pas moins de ces écrivains qui travaillent activement, en artistes, au projet d'une terre moins inhumaine. 

     

    Terrible et fascinante histoire que celle du dernier roman de Doris Lessing, Le cinquième enfant, où l'on voit un jeune couple pas comme les autres se trouver subitementconfronté à la nature étrange, pour ne pas dire monstrueuse, de son dernierrejeton, qui tient à la fois du troll et du chef de gang en puissance. 

     

    Primitif et violent, cruel avec les animaux et les autres gosses, le petit Ben est d'abord soustrait à sa mère et placé dans un mouroir pour handicapés mentaux, évoqué en quelques pages insoutenables. Puis c'est le récit de l'impossible acclimatation du garçon, arraché par sa mère à ses oubliettes, et qui ne s'intègre finalement que dans une tribu de hooligans.

     

    D'un thème éminemment actuel - la difficulté persistante d'admettre la moindre déviance - la romancière tire une fable aux résonances profondes, évoquant à la fois le monde clair-obscur des légendes, les ténèbres des souterrains psychiques à la Dostoïevski et les caprices angoissants de la génétique-fiction... 

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    — Comment l'idée de ce roman vous est-elle venue ?

     

    - A vrai dire, il y a plusieursthèmes qui s'entrelacent dans Le cinquième enfant. L'idée du gnome est une vieille hantise de nombreux folklores. La pensée qu'il puisse y avoir, tout près de nous, un tel petit peuple, et que nos routes puissent se croiser, me fascinait depuis longtemps. A ce thème se greffe celui de la régression possible du cerveau humain, qui me paraît également très intéressant. Et puis j'avais envie de parler de cette attitude de certains jeunes gens qui se font, du passé, une image par trop idéalisée. Harriet et David, mes protagonistes, sefigurent qu'il suffit de faire beaucoup d'enfants pour rétablir l'âge d'or dela famille. Cela me paraît une belle illusion. Dans un premier temps, leur grande maison attire en effet un tas de monde. Mais dès que la poisse leur tombe dessus, c'est la débandade...

     

    -Justement, à ce propos, ne faites-vous pas trop peu de cas de la solidarité entre proches? 

     

    - Je crains bien que non. Après la publication de mon livre enAngleterre, j'ai reçu de nombreuses lettres de mères d'enfants anormaux qui ont vécu cette situation. Non seulement on leur tournait le dos, mais on les traitait de criminelles! Cela rappelle ces messagers de l'Antiquité qu'on tuait parce qu'ils apportaient de mauvaises nouvelles. Pareillement — et nous en venons au thème principal du roman - le pauvre Ben, qui n'a pas choisi d'être ce qu'il est, ne peut être toléré. Pas plus que, dans d'autres circonstances, l'homosexuel, le Noir ou tout autre individu dérogeant à la norme du groupe dominant.

     

    - Dans un livre récent (Des petits enfers variés), Christine Jordis prétend que vous exaltez la lutte entre la femme et l'homme, celui-ci étant assimilé à l'«ennemi». Qu'en pensez-vous?

     

    - Cela me paraît tout faux. Jamais je n'ai pensé ni écrit cela, même si le conflit entre les sexes est effectivement un de mes thèmes. Mais parler d'«ennemi»! C'est contre la vie! Bien entendu, j'ai toujours lutté pour la reconnaissance de nos droits à l'égalité économique et sociale. Mais décréter la haine de l'homme, ainsi que l'ont fait certaines féministes hystériques des années soixante, c'était se couper de l'a grande majorité des femmes. De même le sectarisme politique a-t-il abouti à l'affaiblissement du mouvement. En ce qui me concerne, je suis incapable d'établir des hiérarchies en fonction de ces barrières si artificielles que sont les sexes, les races ou les religions. Ce qui m'importe, c'est la qualité d'un individu, voilà tout. 

     

    - Pensez-vous que, en dépit de vos observations souvent catastrophiques, la compréhension puisse s'améliorer entre les hommes?

     

    - Je le crois et je l'espère. En tout cas, je m'efforce d'y contribuer. Il me semble très important, en priorité, d'apprendre aux jeunes à comprendre le monde qui les entoure. J'ai été' effarée, dans les meilleurs collèges américains, de constater l'ignorance des gosses. Ils suivent des études très coûteuses et ne savent rien de ce qui se passe dans la société. On en fait des techniciens sans aucun esprit critique, pas le moindre recul par rapport aux médias ou au fonctionnement du pouvoir. Des pions à manipuler! Ils'agit en outre de rompre avec l'horrible philosophie du «chacun pour soi» à laThatcher. La semaine passée, des amis me racontaient que des yuppies, dans un pub, avaient brûlé un billet de dix livres sous le nez d'un mendiant. Je trouve cela révoltant. Mais il y a bien des signes, aussi, qui nous incitent à ne pas désespérer. Suis-je pessimiste? Pas vraiment. Le cinquième enfant paraît trop dur à certains? Mais la réalité est-elle plus tendre? Il ne faut pas se voiler la face devant la souffrance du monde. 

     

    - Si vous étiez une bonne fée dotée d'un pouvoir magique, que donneriez-vous aux hommes de ce temps?

     


    - Je leur donnerais la capacité de faire ce qu'ils doivent faire: ce qu'ils savent qu'ils doivent faire. Car nous savons très bien ce que nous avons à faire pour notre bien et le bien de tous.

     

    Doris Lessing. Le cinquième enfant. Traduit de l’anglais par Marianne Véron. Albin Michel, 230p.

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    Le Prix Nobel de littérature a été attribué Doris Lessing en 2007. Elle est décédée à Londres en 2013. 

  • Du Forum à l'Académie

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    Avec Jacqueline de Romilly, à la veille de son immortelle intronisation, en mars 1989...

    C'est aujourd'hui que Jacqueline de Romilly fait son entrée à l'Académie française. Après Marguerite Yourcenar, l'historienne spécialiste de la Grèce antique est la deuxième femme à prendre place au milieu des Immortels, succédant à l'auteur dramatique André Roussin, dont elle fera l'éloge. A l'occasion de cette consécration, qui coïncide avec la parution d'un nouveau livre «tout public» consacré à l'invention de la liberté par les Grecs, Jacqueline de Romilly nous a reçu à son domicile parisien, au milieu des milliers de livres qui furent, avec sa mère et ses étudiants, les compagnons de toute une existence vouée à l'étude inlassablement émerveillée des Anciens.

    Et voilà: pour une fois, Madame l'académicienne ne sera pas la première ! Elle qui, depuis toujours, collectionne les prix d'excellence, elle qui fut la première femme à entrer au Collège de France et à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, ne sera «que» la deuxième Immortelle, innovant tout au moins en matière vestimentaire. De fait, au contraire de Marguerite Yourcenar, elle a tenu à revêtir un uniforme assorti à celui de ses pairs, l'épée de ceux-ci se trouvant en outre remplacée par un sac à main brodé de fines palmes. Tout cela dont Jacqueline de Romilly parle avec un mélange de gravité coquette et de gaieté malicieuse, sans pontifier le moins du monde... 

    — Que représente pour vous, Jacqueline de Romilly, cette accession à l'Académie française? 

    — Il est certain que je suis très flattée, et très intimidée. Une fois de plus, je vais devoir me tenir bien! Mais, à vrai dire,ce n'est pas complètement nouveau. Figurez-vous qu'en tant que femme, arrivant à une époque où les portes s'ouvraient, j'ai toujours eu à cœur d'en faire un peu plus que mes camarades garçons. Notez que je ne me plains pas: jamais je n'ai subi dans ma carrière, de brimade liée à mon état. Enfin, passons sur les satisfactions frivoles. Car ce qui me réjouit bien plus, dans cette élection, c'est de pouvoir acquérir une nouvelle tribune. Toute ma vie durant, j'ai défendu la culture grecque devant mes étudiants et dans mes livres. A présent, l'audience s'élargit encore. Quelle chance! De surcroît, cette nomination m'a valu de recevoir plus d'un millier de lettres d'anciens élèves qui témoignaient de ce que mon enseignement leur a apporté. C'est une confirmation précieuse, qui justifie finalement. toutes ces années passées à tenter de partager des connaissances et des enthousiasmes. De même ai-je été touchée, récemment, en relisant Thucydide, dont nous préparons une nouvelle édition: j'ai retrouvé mon plaisir tout neuf. Ainsi me suis-je dit que j'avais eu mille fois raison de consacrer tant d'énergie et de temps à l'étude de ce merveilleux auteur.

      — Vous avez passé toute votre vie, ou peu s'en faut, en l'Athènes du Ve siècle d'avant notre ère. Qu'en avez-vous retiré? Et les Grecs de ce temps-là ont-ils encore des choses à nous dire? 

    — Et comment! Vous savez que j'ai formulé quelques petites choses dans un ouvrage intitulé «L'enseignement en détresse», qui va notamment dans le sens d'une revalorisation des études littéraires. Ce que je déplore, c'est que l'enseignement tende strictement à l'utilitaire. Le bac littéraire, en France tout au moins, se trouve dévalorisé, et, dans les études de lettres, la tendance est à négliger la littérature à proprement parler: à savoir les textes et l'observation des finesses de la langue. Je ne dis pas que l'apprentissage des langues anciennes soit une nécessité pour tous: absolument pas. Mais leur étude est d'une grande utilité pour l'approche de toutes les langues. C'est une écolede rigueur dans l'exercice de la pensée. Et puis la Grèce antique est le lieu d'émergence des grandes idées qui ont façonné notre civilisation... 

    — L'idée de liberté... 

    — L'idée et le mot qui surgit dans les œuvres, comme une flamme.C'est cela qui m'a toujours fascinée dans l'approche des textes: ce moment où le terme précis apparaît, traduisant un élan premier, puis se trouve repris, et corrigé, enrichi dans son acception. Ainsi assiste-t-on à une espèce de passionnant débat qui se prolonge d'un auteur à l'autre, en relation directe avec les événements de l'époque, et d'abord avec les conditions de vie. Le fait de l'esclavage est, aussi bien, le terreau sur lequel pousse l'idée de liberté. Aujourd'hui, nombre des expériences faites à cette époque restent à méditer, par exemple sur les limites de la démocratie. Mais il n'y a pas que les idées: l'invention poétique des Grecs est également fondamentale. Par le truchement des grands mythes ancestraux qu'ils ont réanimés dans l'épopée ou le théâtre,ils n'en finissent pas de nourrir notre imaginaire. Ce n'est pas par hasard que des figures comme Prométhée, Anti- gone ou Dionysos continuent de nous parler. Les Grecs avaient le sens de l'essentiel, autant les philosophes que les poètes... 

    — Et dans notre siècle, comment vivez-vous? 

    — J'ai eu la chance d'avoir une grande amie, avec laquelle j'ai vécu pratiquement jusqu'à sa mort, qui n'était autre que ma mère. Après la mort de mon père au front, ma mère m'a prodigué la douceur et la sollicitude nécessaires, dans un climat d'intelligence et de bonne humeur qui m'a tenu lieu d'atmosphère. Ma mère, romancière elle-même, a tout fait pour que je puisse cheminer sur les brisées de mon père, du sien, du père de mon père et du père du sien, tous professeurs... 

    Unknown-7.jpeg— Et vous-même, n'avez- vous pas été tentée par le roman?

    — Chut ! Secret! Bien entendu que je m'y suis risquée, et pas qu'une fois. Mais n'écrivez rien à ce propos, n'est-ce pas? J'attends d'être à l'Académie. Ensuite, il se pourrait que la grâce me visitât...

      — Mais alors dites-nous, s'il vous plaît, ce que lit une académicienne, le soir, au coin de son bois de lit, pour son seul plaisir? 

    — J'exclus les vivants, cela va sans dire: je ne saurais me compromettre dans une distribution de primes. Et puis le roman contemporain me paraît souvent sinistre. Passons donc. Mes préférés? Je dirai qu'ils sont Anglais, et de préférence humoristes. J'ai un faible certain pour P. G. Wodehouse. Aussi j'aime Racine, «La princesse de Clèves» et Benjamin Constant. Cela fait-il un goût? Je ne sais. Mais reprenons un doigt de whisky, mon bon monsieur...: 

     

    Dans le beau livre, à la fois serein et lyrique, où Jacqueline de Romilly évoque ses pérégrinations de longue date Sur les chemins de Sainte-Victoire, la voix de l'érudite se fait plus intime et familière: «Certes, j'envie  les jeunes. Mais ils n'ont pas tous les privilèges; et ils seront surpris un jour — comme je l'ai été, je l'avoue— de découvrir l'amas de richesses qui a mûri secrètement et qui ne se révèle qu'au seuil de la vieillesse.»

    Depuis lors — et c'est son crève-cœur — un incendie dévastateur a ravagé le paysage tant aimé. Reste la vision du cœur. Reste l'amour du beau du bien et du vrai, qui fait d'Homère et de Platon nos contemporains. 

    Jacqueline de Romilly, La Grèce antique à la découverte de liberté, Editions Bernard de Fallois,1989.