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  • Mémoire vive (16)

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    Je souris en lisant, ce soir, le texte très véhément dans lequel Georges-Arthur Goldschmidt dénonce le kitsch, selon lui essentiellement nazi, de la phrase et de la langue de Martin Heidegger.

    Je souriais déjà, l’autre soir, en lisant le chapitre de Jean Brun qui traite de l’«ambiguïté fondamentale» de Heidegger» et tire la plus claire conséquence de la dérive «poétique» du philosophe en direction de «cette mystique païenne à laquelle le conviait le national-socialisme avec son culte voué au Führer, à la race , au Reich, à la «force par la joie», à la guerre virile et à l’Histoire future», avant de préciser ceci qu’il fait bon se rappeler tout de même: «Car Heidegger a payé sa cotisation au parti nazi de 1933 à 1945 et n’a pas eu un seul mot pour réprouver ce qu’il avait pu apprendre des atrocités auxquelles avait conduit cette idéologie»...

           

    Je souriais donc en me rappelant la violence avec laquelle, à la fin d’une soirée chez Dimitri, notre ami nous a houspillés, criant véritablement, pour la seule raison que nous osions, sa femme Geneviève, ma bonne amie et moi, nous étonner de ce qu’un philosophe prétendument grand se comporte aussi bassement que lorsqu’il a laissé radier son maître Husserl avant de poursuivre son petit chemin de notable soumis au Führer.

    °°°

    À Paris, dans le jardin de l’église SaintGermain-des-Prés, ce 10 juin, soir. - Je sors à l’instant du cinéma Bonaparte où je suis allé voir Notre musique de Jean-Luc Godard, dont la fin m’a beaucoup touché après des parties qui me semblent décidément « du Godard » , avec son ton sentencieux qui me fait grimper au mur. Quand Juan Goytisolo vaticine en se baladant dans les ruines de Sarajevo, quand Mahmoud Darwich psalmodie, filmé de dos, ou quand telle jeune fille lit du Levinas sur le pont de Mostar, j’ai de la peine. Mais le filmage est néanmoins somptueux et certaines séquences sont effleurées, me semble-t-il, par une espèce de grâce.

    Juste ce que dit en outre Godard: que le monde est en train de se diviser entre ceux qui n’ont pas et ceux qui, ne se contentant pas d’avoir, se targuent de compatir avec ceux qui n’ont pas sans les écouter pour autant. La misère gérée de loin... 

     °°°         

    Au square Boucicaut.  — Sur un banc, dans la rumeur de la ville et les chants d’oiseaux, je me rappelle toutes mes escales parisiennes, depuis1974, cela fait donc trente ans. Trente ans sans me faire d’amis durables à Paris, sauf François dont je me demande ce qu’il est devenu. Trente ans aussi sans cesser d’évoluer et de me construire, alors que j’en ai vus tant qui restaient en plan.

    A l’instant vient de s’asseoir, sur un banc à vingt mètres du mien, un magnifique jeune noir empêtré dans une tenue de footballeur-cycliste-rappeur multicolore, que j’essaie de dessiner mais en vain. 

    Ensuite, me levant pour quitter les lieux, je remarque l’inscription PELOUSE AU REPOS, puis la sculpture monumentale du fond du square représentant un couple de bourgeoises engoncées, penchées sur un enfant miséreux tandis que la mère, le dos tourné, reste prostrée sur une marche inférieure de l’escalier. La France philanthrope vue par je ne sais quel pompier. 

    Et cette autre inscription à l’entrée du square: « Le jardin sera fermé en cas de tempête ».

    °°°

    Dans la rue saint André-des-Arts je retrouve ce type à genoux remarqué hier, jeune encore mais la face recuite, comme vitrifiée, les yeux délavés, à la fois absent et suppliant-insultant, ravagé par l’alcool ou la drogue, genre beatnik, un genou sur Libération comme Bloom dansUlysse qui s’agenouille à l’église sur L’Homme libre. Cela ne s’invente pas.

    Dans la rue pas mal de types à chiens tueurs : nouvelle pratique de la cloche.

     °°°

    Je viens de retrouver la rue de la Félicité, trente ans après mon premier séjour au numéro 14, dont la porte est désormais fermée par un code. A l’entrée de la rue, en face de l’hôtel Glasgow, est apparu un Espace Relax Shiatsu qui a l’air d’être déjà désaffecté. L’ancien café maure a été remplacé par un restau colombien.

    A la table voisine du Select-Tocqueville bachotent deux lycéens. Se récitent l’Allemagne tandis que Number Two passe son écrit d’anglais à Lausanne. Le garçon raconte à la fille qu’il a entendu, à la télé, que le grand-père de Bush a fait fortune en Silésie. En passant à leur hauteur, je les remercie de m’avoir appris la chose et leur souhaite « bon bac». Sourires radieux de part et d’autre. La vie, quoi.

    °°°

    J’écoutais hier les entretiens enregistrés de Georges Haldas. Cela part tout miel, mais dès qu’il y a contradiction cela devient  acide et vite salaud. Je n’aime pas ça. Je n’aime plus ce prêchi-prêcha exaltant l’Autre avec majuscule, sur fond d’impatience agressive. Je ne veux plus entendre parler de Fraternité sans gestes qui la manifestent.

    °°°

    Coïncidence navrante: je relève, dans Le Temps, cette citation de Georges Haldas illustrant sa grossièreté occasionnelle envers les femmes, qui le fait parler de Jeanne Hersch comme d’une « amazone pisseuse ». Que dirait-on d’une prof de philo bon teint qui parlerait d’Haldas comme d’un « crapaud gâteux » ?

     

    °°°

    À La Désirade,ce 12 juin, 2h. du matin – J’envoie ce texto à Lionel Baier :« Insomnie au bord du ciel, vertige de solitude sur fond de crétinerie océanique. Tenir ferme. Notre musique devrait déborder les mots. Fleuve en crue. Nageons de nos épaules solides. »

    Me répond qu’il est, dans la nuit de Paris, justement en train d’écouter Ursula en pyjama lui raconter son prochain film. 

    Lui réponds : « Pyjama de pilou, pilou hé: vivent lesenfants ! »

    °°°

    À la télé cette jeune actrice dit comme ça que les metteurs en scène la «transcendent ».L’expression de plus en plus fréquente: « Moi ça me transcende trop. Tu percutes ? »

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    Le bon usage de Joyce ne signifie pas vénération passive. C’est une pratique et une expérience, vécue jusqu’à sa limite dans Finnegan’s Wake. De fait,l’oeuvre dernière de Joyce est une expérience de la limite du langage, et doit se percevoir et se vivre comme telle : telle étant sa limite.

    °°°

    Dans le train de Genève, ce 17 juin. — Bonne et belle double crise ce matin tôt. Ma bonne amie explose, comme pour exprimer ma révolte à moi. Style cri prima monté de mes tripes à moi mais à ses lèvres ! Ce qui m’a, aussitôt, rempli deforce, alors qu’au réveil je me sentais pantelant. Je me suis donc ressaisi pour la consoler et j’ai trouvé des paroles de soldat pour nous encourager contre l’Ennemi, à savoir la Médiocrité et la Muflerie, la Futilité et la Foutaise, ma putain de rédaction et sa putain de Haute Ecole à la con. Ensuite je lui ai lu quelques phrases de Tchékhov citées par Ivan Bounine et nous en avons bien ri.

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    La peinture devenue à 99% décoration d’intérieur.

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    Tchékhov me revient, ces jours, comme le bon médecin dont j’ai besoin. Penser à lui m’encourage. Son humanité est une parfaite mesure à mes yeux, et son écriture une pratique accordée à telle mesure. En pensant à Joyce, à la littérature contemporaine et à la foire aux vanités en général, je me dis que ce à quoi je tiens le plus n’est pas le texte totalauquel rêvait Joyce, ni à me faire une place sur les estrades, mais à rester humain et à produire une littérature qui aide les autres à devenir plus humains,comme je suis devenu plus humain, je crois, à la lecture de Tchékhov.

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    Celui qui dit que les jeunes sont paumés sans en être sûr / Celle qui affirme que la jeunesse est l’espoir du monde sans trop savoir lequel / Ceux qui disent tout et son contraire de ce monde où tout se vaut et son contraire, etc.

     

    °°°

    En ville,  au Buffet de la Gare. — Retrouvé ce midi ma chère Marie-Laure, qui me dit que mesPassions partagées sont pour elle « une mine ». Elle a lu le livre entier et le voit traversé par un fil d’or continu. Elle s’étonne de la sévérité que je manifeste parfois à mon propre endroit. Je luien fais valoir la raison: mon souci constant de la réparation. Francis Ponge disait à peu près que le poète prend le monde dans son atelier, pour le réparer.Elle me comprend car elle, ses amants et sa mère n’ont cessé de parer et réparer à leur façon.

    °°°

    Il est clair que c’est en Italie que vous avez écrit les meilleures choses sur l’Islande et dans ses carnets de Cape Code qu’elle a le mieux parlé de la foule japonaise - seul le Christ écrivait sur le sable hic et nunc : eux c’est toujours ailleurs et d’ailleurs qu’ils auront griffonné leurs poèmes :Walt Whitman claquemuré dans sa chambre et Shakespeare au pub, et chacun de vous est un autre, il y a plein ce matin de Verlaine dans la rue d’Utrillo, mais ce n’est que trois ans plus tard que je le noterai dans une salle d’attente d’aérogare, je ne sais encore où, alors que je note à l’instant ces pensées de l’aube devant une image de crépuscule…

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    Un père de famille, dans son chalet de LaLenk, abat son épouse et ses deux petites filles avant de retourner son arme contre lui. L’événement, inattendu dans ce bled touristique sans histoires, a traumatisé l’entourage du couple, bien connu et apprécié. Une cellule de soutien psychologique a été mise sur pied. 

    En remplacement pour deux heures dans un établissement secondaire de nos régions, un jeune homme de vingt-cinq ans a semé le trouble dans une classe de jeunes filles en parlant sexe et enregrettant de ne pouvoir montrer le sien à ces demoiselles. Diverses mères en ont été bouleversées. Une cellule de soutien psychologique a été mise sur pied.

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    Le Matin de ce matin consacre une page à une vieille dame, à Genève, qui a coupé les ailes d’un petit martinet qu’elle a recueilli, pour l’empêcher de la quitter. Touchant. Mais la femme de ménage a cafté. Les institutions animalières s’indignent.

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    Fahrenheit 9/11de Michael Moore fait ressortir l’imbécillité de George W. Bush de façon saisissante. Terrible de penser que ce type est le maître du monde occidental.Terrible et significatif en cela qu’il incarne, avec une sorte d’arrogance inepte de fils à papa, le règne du Dieu Dollar et rien que cela.

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    Au lieu de jeter les mots usés tu les réparerais comme d’anciens objets qui te sembleraient pouvoir servir encore, tu te dirais en pensant aux enfants qu’il est encore des lendemains qui chantent, tu te dirais en pensant aux cabossés qu’il est encore des jours meilleurs, tu ramasserais vos jouets brisés et tu te dirais, en te rappelant ce que disaient tes aïeux : que ça peut encore servir, et tu retournerais à ton atelier et le verbe rafistoler te reviendrait, le mot te rappellerait le chant du rétameur italien qu’il yavait à côté de chez vous, et tout un monde te reviendrait avec ce chant – toutun monde à rafistoler

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    Un monde sans femme est une horreur, j’entends: sans ma bonne amie, qui incarne à mes yeux le contraire de l’emmerdeuse, genre chienne de garde ou patte à poussière.

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    Il s’agit de ne pas mépriser, sans cesser d’entretenir colère et révolte. La foutaise ambiante m’incline au décri, mais éviter le mépris. Pourtant il s’agit également de ne pas faiblir et de continuer à se battre. En ce qui concerne mes travaux, le recentrage est urgentissime. Je dois cesser de tout prendre sur moi, toujours au détriment de mon travail; mon activité alimentaire doit retrouver sa place seconde.

     

    °°°

    Ulysse fut une façon pour Joyce de recycler tous les débris de nos croyances et de nos savoirs explosés. Pour sa part, Joyce résistera au désenchantement par l’accroissement proportionnel de la jouissance du langage.

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    Highsmith110001.JPGEn lisant Ripley et les ombres de Patricia Highsmith, je repense au paragraphe d’Ulysse que j’ai souligné l’autre jour, à propos de la quintessence du polar: «Ils regardaient. La propriété de l’assassin. Elle défila, sinistre. Volets fermés, sans locataire, jardin envahi. Lot tout entier voué à la mort. Condamné à tort. Assassinat. L’image de l’assassin sur la rétine de l’assassiné. Les gens se pourlèchent de ce genre de chose. La tête d’un homme retrouvée dans un jardin. Les vêtements de la femme se réduisaient à. Comment elle trouva la mort. A subi les derniers outrages. L’arme employée. L’assassin court toujours. Des indices. Un lacet de soulier. Le corps va être exhumé. Pas de crime parfait».

     Je relève la phrase: « Les gens se pourlèchent de ce genre de chose ».

    Mais plutôt que de « crime parfait», s’agissant de Tom Ripley, je dirais:meurtre utilitaire et presque indifférent, pour ne pas avoir d’ennui.

    A un moment donné, dans Ripley et ses ombres, il est question de Tom comme de la « source mystique du mal », et tout est dit je crois. Tom Ripley est une sorte d’homme sans qualités à la sauce américaine: sans conscience et sansdésir, juste animé par une espèce d’instinct d’adaptation et de conservation,avec une touche esthète qui lui fait apprécier les belles et bonnes choses. Devenu tueur par inadvertance, ou peu s’en faut, il a continué de se défendre en supprimant les obstacles matériels ou humains qui l’empêchent de vivre tranquillement.

    Je n’avais pas du tout saisi, jusque-là, sa nature complexe, simplement faute d’être allé à la source du personnage, dans Mr. Ripley. C’est là, seulement, qu’on découvre l’origine de ses complexes et de son ressentiment, là qu’on voit que sa vision du monde distante et cynique découle de la carence, dans sa vied’enfant et d’adolescent, de toute espèce d’affection – comme l’a vécu la romancière. Elle-même m'avait d'ailleurs dit que le mobile de la plupart des crimes est l'humiliation.

    C’est en somme un nouvel avatar de l’homme du ressentiment que Tom Ripley, qui s’arrange comme il peut avec l’adversité. Il acommencé de tuer à regret. Puis il a continué quand on l’embêtait. Graham Greene parlait, de Patricia Highsmith, comme d’un poète de l’angoisse. J’ajouterai que, comme Graham Greene, mais en agnostique, c’est également une romancière du mal.

    °°°

    Il a la gueule du vainqueur avant d’avoir livré le moindre combat: d’avance il piétine, d’avance il s’imagine qu’il dévaste et cela le fait saliver, d’avance il se voit campé au premier rang, le front crâne - il se sent vraiment Quelqu’un, le tueur du bureau, ce matin dans la foule de ceux qu'il appelle les zéros...

    °°°      

    Celui qui aime tant l’amitié qu’il vit plutôt seul / Celle qui aime tant l’amour qu’elle en redemande /   Ceux qui prônent par écrit une éthique de l’Autre qui les autorise à l’oublier dans les faits, etc.

     

    À suivre…

  • Mémoire vive (15)

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    Cézanne disait qu’il ne faut pas rêver de peinture sans une palette à la main; et de même me dis-je qu’il ne faut pas songer à l’écriture sans une plume à la main.

    °°°       

    Plus je vais et moins il y a de décalage entre passé et présent. Tout mon effort des Passions partagées vise à restaurer mon unité intérieure réelle, sans tricher pour autant. Tout à fait capable de retrouver des sensations ou des sentiments vécus il y a vingt ou trente ans de ça.

    °°° 

    En somme je n’ai pas envie de «parler religion» avec quiconque, et surtout pas avec un spécialiste. Pas envie d’ailleurs de parler avec aucun spécialiste, sauf peut-être un spécialiste d’ornithologie qui parlerait des oiseaux comme Annie Dillard parle de la danseuse à l’éventail.  

    °°°           

    Personne ne vit ce que je vis comme je le vis. Seule ma bonne amie peut me ressentir au jour le jour. Quant à moi je n’y fais pas attention, sauf lorsque j’écris. Personne ne peut écrire ce que j’écris. Je le dis sans aucune  vanité: comme une évidence qui m’engage. Je me fiche au demeurant de ce qu’on appelle l’Ego. Mon moi m’échappe autant qu’aux autres…

           

    °°°   

    À Montréal, en octobre 2002. - Très content, cet après-midi, de me retrouver seul à la charmante Auberge de la Fontaine, en lisière du parc du même nom. C’est l’occasion de découvrir le quartier du Plateau Mont-Royal, dont je n’avais rien vu la dernière fois, et qui me séduit par son côté Quartier latin, avec sa kyrielle de restaus estudiantins et de librairies.       

    Du quartier  juif de la rue Hutchison - avec ses airs de véritable shtetel aux groupes de mômes à papillotes et bandes de rabbins -, au parc de Mont-Royal où je suis allé prendre la vue de la grande ville, en passant par la piscine du Plateau où je me suis baigné gratos au milieu d’une trentaine de vieillards sémillants, puis en longeant les rues aux petits maisons de brique à deux étages toutes fleuries et nanties des mêmes escaliers de fer forgé, j’ai vraiment eu le sentiment de retrouver le Montréal de Michel Tremblay.   

    °°°       

    Je n’aime guère les antagonismes figés par la représentation de la guerre des sexes, et pourtant cela  existe: il y a bel et bien, comme on le voit dans Au nord du capitaine, le beau romande Catherine Safonoff, deux clans qui s’opposent et s’exacerbent mutuellement dans les feux de la passion - je l’ai moi-même vécu avec celle que je croyais alors la femme de ma vie  et  je sais que certaines femmes et certains hommes le vivront toujours ainsi.

    °°°       

    À Paris, en novembre. - Réveillé cette nuit en sursaut, à quatre heures du matin, par le passage, scandé par les sabots des chevaux, d’un centaine de cavaliers à pèlerines et casques argentés défilant sur le boulevard Saint-Germain. On aurait dit une armée de cuirassiers Destouches. Une parade célinienne en pleine nuit: formidable vision dont je n’avais aucune idée de la raison du défilé.

    En fin de matinée, le retour des tambours, sous mes fenêtres, et l’apparition des hussards en grande tenue, encadrant un corbillard dont je savais maintenant qu’il emportait la dépouille d’Alexandre Dumas  au Panthéon, m’a fait sourire tandis que je bouclais mes valises.

    À l'ère de Fogiel et de Loana, la France honore encore un écrivain, et s’y exerce même la nuit : rien n’est donc perdu. 

    °°°      

    Un texte en appelant un autre, et cherchant ce soir Les Révélations de la mort de mon cher Léon Chestov, donc farfouillant dans la pagaille de ma bibliothèque théologico-philosophique non classée, je suis retombé sur L’Affaire Jésus d’Henri Guillemin, aussitôt relu de part en part. Or mes notes actuelles recoupent à peu près exactement mes remarques initiales (vers1984-1985), et je m’aperçois que mes positions sont quasiment les mêmes que celles de notre chrétien jacobin. 

    Me revient du même coup le souvenir (que Guillemin m’a lui-même raconté) de Fred Lambelet, grand-père paternel militariste et fasciste de ma bonne amie, vivant dans la même belle demeure neuchâteloise que l’historien, au pied duquel il crachait à chaque fois qu’ils se croisaient...      

    °°°       

    Jean Ziegler me disait l’autre jour qu’il pensait que les partis politiques ne servent plus à rien aujourd’hui, et que les institutions de l’armée et de l’église ne sont plus elles aussi que des outres vides ; et je suis à peu près de cet avis dans les grandes largeurs, tout en étant conscient que notre vie se joue aussi dans les petites largeurs et que c’est par ces institutions-là, pour le moment en tout cas, que va se faire la refondation du monde ou ce qui pourrait en tenir lieu.

    °°°       

    Tombé par hasard, ce soir, en classant les derniers papiers de ma mère, sur deux cahiers bleus quadrillés dans lesquels elle a écrit à celui qu’elle aimait, après sa mort, entre 1986 et 2002. C’est comme un journal de solitude, alternant avec de belles lettres d’amour. Cela m’a bouleversé par la totale authenticité de ce qui y est noté, le désarroi de celle qui reste seule à survivre sans trop savoir pourquoi, le calvaire  physique qu’elle endure certaines années («mon dossier dermatologique est un monument»), d’autres  épreuves et son amour indéfectible, double motif de son sentiment d’arrachement et de son encouragement quotidien.       

    °°°

    De loin on ne distingue plus bien, avec la fatigue, si ce scintillement est déjà de laterre ou encore du ciel, dans les replis des villages qui s’éveillent ou sous le brouillard en restes d’étoiles, en tout cas cela fait un clignotement de loupiotes, cela met comme un pointillé séparant le rien de ce quelque chose annonçant le matin, entre le silence et les deux infinis, entre le noir et le rayon vert de la radio dont je n’entends qu’un imperceptible murmure en langue inconnue…   

    °°°

            
    La philosophie passe à mes yeux par lacréation verbale, ou elle me laisse froid. Un philosophe qui ne soit pas enmême temps un écrivain, et j’entends par là plus précisément un poètetravaillant la langue au corps et à l’âme, ne m’intéresse pas. La philosophie des spécialistes ne m’intéresse pas. Ne me touchent donc que les poètes de la pensée, de Platon (que je n’aime pas)  à Pascal (que j’aime) ou de Nietzsche à Kierkegaard, Chestov  et Peter Sloterdijk, que j’aime également.

    Quant à la manie actuelle des profs de philo à se dire philosophes, elle me paraît dérisoire.     

    °°°

    Montherlant prônait les «pensées pratiques », et la boîte à outils de Roland Dubillard en est pleine. Venez et prenez : voici les jumelles à verres de bois pour ne pas voir le pire, ou voilà la pendule à remonter le temps qui nous permettait en notre enfance de dire n’importe quoi pour faire la pige aux grands, la pige au loup, la pige à tout.

     

    °°°      

    Annie Dillard dit une chose qui me semble avoir valeur de « pensée pratique », et c’est qu’un écrivain écrit parce qu’il aime les phrases, de même qu’un peintre peint parce qu’il aime l’odeur de la peinture.       

    °°°

           

    Celui que le culte de la gastro a ramené au pot-au-feu / Celle qui abandonne sa Fiat Panda dans l’encombrement de l’autoroute et s’en va faire un tour dans la prairie aux coquelicots / Ceux que la stupidité collective interdit, etc.

           

    °°°   

    À un ami qui m’écrit  que le cul et Dieu se sont partagés sa vie, et que la littérature d’aujourd’hui n’est plus rien, je réponds ceci: « Cher vieux, l’ennui avec le cul c’est qu’il y ait un corps autour et que  le corps ne suit pas forcément. Ma bonne amie n’a plus qu’un millimètre d’os avant l’opération de la hanche et son remplacement par une prothèse. Moi c’est les vaisseaux qui chicanent. La nuit dernière une horrible crampe m’a scié la jambe du talon à lacuisse, et je suis resté des heures sans pouvoir marcher. Après les deux thromboses de l’an dernier, ça devient limite. Plus de rouge ou presque. Sous anticoagulant pour six mois. Une capsule de Sortis par jour, une d’Atacan+ pour l’hypertension, une d’aspirine Cardio et une de Pantoprazol. Et l’appareil dentaire qui se décolle. Vous êtes en train de sucer un sein ou une oreille et voilà l’appareil dentaire qui se fait la malle - on devient un peu regardant rien qu’à y penser.

           

    °°°

    Ma lampe d'avant l'aube s’inscrit dans la statistique selon laquelle chacun de nous représenterait, d’après le télescope Hubble, environ neuf galaxies, soit quatre-vingt milliards de galaxies abritant chacune à peu près cent milliards de soleils. Notre Voie Lactée dénombrant quatre cents soleils, soit soixante-neuf soleils pour une lampe individuelle, et chaque étoile ayant une espérance de vie d’environ treize milliards d’années, je n’en considère pas moins l’humble ampoule halogène de ma lampe avec reconnaissance.

    Constats supplémentaires relevés dans Au présent d’Annie Dillard : « Cent millions d’entre nous sont des enfants qui vivent dans la rue. Cent vingt millions vivent dans des pays où ils ne sont pas nés. Vingt-trois millions d’entre nous sont des réfugiés. Deux mille d’entre nous se suicident chaque jour, etc. »

          

    °°° 

    Dans La fenêtre des Rouet, le Simenon que je suis en train de relire, je relève ceci: « Les hommes se doutent-ils que le commencement du jour est aussi mystérieux que le crépuscule, qu’il contient en suspens la même part d’éternité? On ne rit pas aux éclats, d’un rire vulgaire, dans la fraîcheur toute neuve de l’aurore, pas plus qu’au moment où vous frôle la première haleine de la nuit. On est plus grave, avec cette imperceptible angoisse de l’être devant l’univers, parce que la rue n’est pas encore la rue banale et rassurante, mais un morceau du grand tout où se meut l’astre qui met des aigrettes aux angles vifs des toits ».       

    °°°

    Mais qu’ont-elles donc à la ramener, ces fichues bonnes femmes,  je veuxdire : ces illuminées à la  Simone Weil ou Flannery O’Connor, Annie Dillard ou Charlotte Delbo, mais qu’ont-elles donc à remuer terre et ciel – ou bien encore Etty Hillesum ou l’hallucinée Aloyse aux yeux pleins de cieux, mais de quoi je me mêle au lieu de tricoter ?

    Sondent l’infini du camp à l’étoile, pèsent les nuées à l’écoute desdéserts, se clouent aux murs et se saignent pour les autres, enfin nous font plus légers que nos enfances jamais guéries…

     

    °°°   

    Le mot d’ordre de l’époque : NE PAS DERANGER.

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    C’est l’injonction essentielle que je retiens de nos enfances : « Regardez ! » Et si je m’intéresse aujourd’hui à l’étymologie du mot regard je constate ceci que je pressentais : qu’il ne s’agit pas simplement de voir, mais de garder, de prendre et de conserver, de garder au sens de veiller et de protéger, de préserver en soi et pour le transmettre ; tout à l’opposé vivant du voyeurisme qui n’est que morne consommation :contemplation active et consumation.

     

    °°°

    Enfin Kolia demande à Karamazov :« Est-ce vrai ce que dit la religion, que nous ressusciterons d’entre lesmorts, que nous nous reverrons les uns les autres, et tous ? » 

    Alors Aliocha : « Oui, c’est vrai, nous ressusciterons, nous nousreverrons, nous nous raconterons joyeusement ce qui s’est passé ».

    Et moi : je ne sais pas, ce n’est pas sûr tout ça, enfin moi je n’en suis pas sûr, mais ce qui est sûr c’est ça : c’est que nous nous racontons et nous raconterons à n’en plus finir et joyeusement tout ce qui s’est passé, ainsi les livres sont-ils une préfiguration de la joyeuse conversation à venir par delà les eaux sombres.

     

    °°°

    En quoi consiste ce fluide magique dont me parlait Alain Cavalier dans sa dernière lettre? 

    Je dirais, pour ma part, que j’y reconnais ce que Shakespeare appelle « the milk of human kindness », dont nous avons besoin pour survivre dans le froid et sous le poids du monde.

     

    °°°

    À Paris, en juin 2004.- Et dis-toi que le meilleur de toi, qui n’est pas de toi et que ton nom incarne cependant, c’est tout un, est le plus fragile en toi et que cela seul mérite d’être protégé par toi, renoué comme un fil te renouant à toi et qui te relie à Dieu sait qui ou quoi que tu sais au fond de toi…

     

    Peinture: Chaïm Soutine.