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  • Mémoire vive (13)

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    À la station-service ils ont l’air de naufragés, les grands chauffeurs aux bonnets tricotés en usine les faisant ressembler à des chevaliers médiévaux, ou les petits commerciaux à fantasmes bon marché; on pourrait croire qu’ils ne sont personne, mais à les regarder mieux on voit qu’ils sont quelqu’un et que cela même accentue leur air abandonné…

     

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    Votre vertu, votre quête, votre salut je n’y ai vu jusque-là que d’autres façons de piétiner les autres, et sans jamais, je m’excuse, vous excuser, sans demander pardon quand vous marchez sur d’autres mains qui prient d’autres dieux que les vôtres, sans cesser d’invoquer l’Absolu de l’Amour tout en bousculant dans le métro de vieux sages et de vieilles sagesses.

     

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    Celui qui se retrouve chez lui dans les pénombres de la forêt et des bibliothèques / Celle qui a sa clairière privée dont nul ne sait rien / Ceux qui aiment ce temps hors du temps de la forêt marquée en hauteur par des mouvements d’oiseaux, etc.

     

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    Ne te laisse pas contaminer, petit -   je sais que c’est plus difficile à faire qu’à dire, mais je te le dis : toi qui vivras dans cet enfer, ne te laisse pas salir mais ne te détourne pas, regarde bien cette laideur et cette misère : c’est le monde, c’est le monde imbécile et gratuit des journaux imbéciles et gratuits, c’est la saleté vendue et répandue pour rien, c’est la fortune des vendus imbéciles – c’est le monde que tu ramèneras à la vie.

     

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    En lisant César Birotteau, je me rends compte à quel point j’ignore les mécanismes précis de la société, et à quel point aussi ceux-ci sont ignorés de la plupart des écrivains contemporains.Tout ce que Balzac décrit en matière de nouvelles moeurs économiques, et notamment sur les pratiques de la Spéculation (c’est lui qui met la majuscule), ou ce qu’il montre des conséquences d’une faillite et des moyens d’y échapper, paraît d’un véritable expert et sans que le roman ne devienne jamais un reportage trop pesant.

    On parle de Balzac à propos de Simenon, mais je ne vois pas cela chez Simenon, à quelques exceptions près sans doute (tel Le Bourgmestre de Furnes), en tout cas pas avec cette précision (sauf pour le détail des métiers et des lieux) et cette conscience organique et morale, politique et même religieuse de la vie sociale.

    En voyant souffrir Birotteau, je me suis rappelé qu’en effet certains êtres souffrent d’être plongés dans le déshonneur social, alors que ma génération s’en est plutôt flattée. Mon père avait encore un honneur de ce côté -l à, monpère et nos aïeux, à n’en pas douter. Cela n’accusait pas forcément un conformisme à dédaigner, mais la survivance d’un respect que, trop souvent, et pour notre confusion, nous avons perdu.

     

     

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    Je viens d’achever la lecture de César Birotteau avec un sentiment rarement éprouvé à la fin d’un livre, sauf peut-être à la fin du Père Goriot, qui correspond au sentiment qu’une vie est achevée et rachetée en mêmetemps dans une sorte de saint retournement. Oui, c’est assez curieux: il me semble qu’il y a comme une aura de sainteté qui flotte sur la fin de ce livre poignant qu’on présente souvent comme le symbole d’une ascension sociale et d’une faillite, alors que j’y vois plutôt, pour ma part, un roman de l’ambition naïve, du déshonneur  et du rachat.    

     

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    Il n’y aurait plus rien, rien ne vaudrait plus la peine, tout serait trop gâté et gâché, tout serait trop lourd, tout serait tombé trop bas,tout serait trop encombré ; on chercherait Quelqu’un mais personne, on regarderait autour de soi mais personne que la foule, on dirait encore quelque chose mais pas un écho; on se tairait alors, on se tairait tout à fait, on ferait le vide, on ferait le vide complet et c’est alors, seulement - seulement alors…

     

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    La mesure toute française de Léautaud est nécessaire, mais non moins insuffisante à mes yeux. Trop sèche pour mon goût, et nous privant en somme  de tout ce que Charles-Albert, longuement, a si justement détaillé. De fait Léautaud nous prive de l’Orient et du cinéma suédois, des Indiens d’Amazonie et des paysans du Donegal, des chansons siciliennes et du plain-chant, il n’y en a chez lui que pour l’Île de-France et rien pour les Patagons ou la Haute-Engadine.

     

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    Périodes creuses, comme on dit. Et parfois nécessaires, comme au carreau de terre son temps de repos ; et laisser faire le temps alors, justement, sans cesser de veiller au grain.

     

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           À Ségovie, en février 2002. - Tout à l’heure nous avons gravi les 140 marches du donjon de l’Alcazar pour atteindre la plateforme qui donne sur les hauts plateaux de Castille. Ceux-ci, que nous avons traversés hier par les alentours d’Avila, n’ont cessé de me rappeler les poèmes de Machado que je suis allé saluer occultement dans sa maison à charmante cour intérieure gardée par un chat tout mité.

     

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           Moments de réalité absolue selon mon expérience: la vision de mon père mort, justeaprès... L’heure précédant la venue au monde de Number One, et l’aube de ce jour, les couleurs de l’aube de ce jour... La présentation de Number Two encore ensanglantée, arrachée aux entrailles de ma bonneamie... La présence de la petite Louise crucifiée sur son lit de torture - cette dernière situation concrétisant à mes yeux l’aporie de toute expression de la réalité - le réel impensable et intolérable réduit à une sensation ou à un cri. 

     

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           Celui qui rêve que la ville sur la colline se trouve inondée par les eaux noires dela lune / Celle qui sait maintenant de quel balcon tombe le lait des jattes /Ceux qui ont appris la puissance de la nature en observant le grand éboulementqui a  emporté la fabrique de briquetsmulticolores, etc.

     

     

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    Repris ce matin Balzac, avec Splendeur et misèredes courtisanes, où je ne m’attendais pas à retrouver Lucien de Rubempré.Très frappé, dans la préface, de tomber sur une observation liée à la sexualité délétère, visant notamment les petites filles. Le monde de Wonderland avant la lettre. Comme nous en parlions justement avec ma bonne amie, qui me disait que tout cela n’était pas nouveau, j’ai été intéressé de lire ce que raconte Balzac à propos des petits rats (dix, douze ans) de l’opéra que les beaux messieurs se plaisaient à dépraver. Reste que cet exemple est lié à un milieu étroit, babylonien en somme, tandis que la pédophilie de masse a quelque chose de beaucoup plus sourdement pathologique, me semble-t-il, relevant de la régression reptilienne bien plus que des vices raffinés. 

     

     

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           La  génération qui balise. La génération pour qui les soixante-huitards sont des dinosaures encombrants. Une génération qui a envie de vivre et qui manque d’aventures. Elle fait alors la fête, elle fait des mousse-parties, elle pratique des sports extrêmes, elle aime les films à effets spéciaux. Elle s’est reconnue dans Les particules élémentaires de Michel Houellebecq. Toutes choses que je prends avec le grain de sel de celui qui récuse le concept de génération.

     

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    Notre ami le théologienme dit qu’il n’y croit pas vraiment : que son intelligence l’en empêche, puis il me dit : toi non plus tu n’y crois pas, rassure-moi, aussi lui dis-je : non mon ami, je ne vais pas te rassurer, je ne sais pas si je crois, je sais de moins en moins ce que c’est que croire au sens où tu crois que tu ne crois pas, mais surtout (et cela je ne le lui dis pas) je ne sais comment je pourrais l’expliquer à quelqu’un que son intelligence empêche de comprendre rien.

     

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    Un livre c’est pour moi comme une lumière qui montrerait tout à coup les couleurs du vitrail, un livre c’est comme une fleur de papier qui s’ouvre dans l’eau, ou c’est comme l’eau que tu découvres toute nue et toute fraîche et toute froide et toute belle après le coup de hache dans la glace du lac…

     

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    Les écrivains ont toujours été, pour commencer, des lecteurs du monde, mais des lecteurs actifs, des lecteurs-abeilles qui transformaient la substance de leur observation en miel nourrissant.

    Décrire et comprendre le monde qui l'entoure n'est, certes, pas la seule fonction d'un écrivain, mais à l'ère des spécialistes atomisés et du café du Commerce planétaire, cet effort peut constituer l'un des aspects les plus intéressants de son travail, qui l'installe au coeur de la cité.

    Le meilleur exemple en est sans doute Balzac, dont La comédie humaine nous  fait parcourir tous les étages de la société française du XIXe siècle, dans la foulée d'innombrables personnages. On y voit naître le journalisme et s'effondrer un spéculateur, Paris se construire et l'Ancien Régime se défaire, mais ces observations sociales sont nourries de l'intérieur par un psychologue et un poète, dont la vision d'ensemble évoque celle d'un médium qui aurait tout éprouvé dans sa propre chair. 

    Si la France deBalzac offrait un tableau relativement stable, qu'un seul homme pouvait embrasser, il en va tout autrement du monde actuel, et l'on chercherait en vain un auteur français capable d'en produire une synthèse comparable. Pour faire image, on se contentera de placer Plateforme de Michel Houellebecq, pourtant l'un des plus vifs observateurs sociaux du roman français récent, à côté des Illusions perdues avant de conclure: y a pas photo!

     

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    En mai 2002. - Ma bonne amie très mal ces jours. Son air de gisant de pierre quand elle  est allongée dans la pénombre - son air de reine mongole sous sa yourte.

     

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    Les mots sont comme cette lampe de poche ce matin dans le bûcher, les mots éclairent les bouts de bois dont on se chauffera, les mots font mieux voir et les mots réchauffent à la fois : voilà ce que je me dis ce matin à l’instant de me mettre à écrire à la chaude lumière de ces premiers mots…