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  • Ce qu'on en peut dire...

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    (Dialogue schizo)

     

    À propos d’Adieu au langage, dernier film de Jean-Luc Godard.

     

    Moi l’autre : - Tu te risques à en parler ?

     

    Moi l’un : - Je vais m’y efforcer. Tu te rappelles la sentence de Wittgenstein devenue quasiment bateau : « Ce qu’on ne peut dire il faut le taire », qui recoupe d’ailleurs le propos deGodard, puisqu’il est question du passage de la langue articulée à la limite; mais sa façon de soumettre le pouvoir des mots à la question ne l’empêche pas de les utiliser autant que les images et les sons.  Et la 3D surligne à sa façon ! Adieu au langage n’a d’ailleurs rien d’un film taiseux. C’est un poème multipiste !

     

    Moi l’autre : - Plus précisément : six pistes audio et deux pistes vidéo. Mais quand tu dis que la 3D n’ajoute rien, j’objecte !

     

    Moi l’un : - Et tu as raison ! La 3D nous colle le poème sur les genoux, si j’ose dire. Au premier rang du Rialto, à Locarno, on avait quasi la truffe du chien sous le nez. Ou bien on se serait cru flottant dans le feuillage de l’arbre.  Comme si l’on retrouvait la fascination ou l’effroi des premiers spectateurs du cinématographe voyant la locomotive leur foncer dessus. Et cela porte au-delà de l’effet spécial : cela parachève par la technique la déconstruction du propos.

     

    Moi l’autre : - Comment toi, tu parles de déconstruction, toi qui détestes ce jargon ?

     

    Moi l’un : - Je l’utilise quand il y a lieu d’y recourir. Et le dernier film de Godard, plus radicalement encore que Film socialisme, procède par ce qu’on appelle la déconstruction. C’est-à-dire que l’éclatement de la forme, la destruction de la narration linéaire, procède d’une analyse critique qui reconstruit une nouvelle forme, qu’on peut dire ici d’un poème de cinéma d’un lyrisme véhément.

     

    Moi l’autre : - C’est vrai que c’est un film hyper-pictural…

     

    Moi l’un : - Pas étonnant qu’il cite Nicolas de Staël ! On pourrait croire que c’est pour faire chic. Mais qui aime et connaît Nicolas de Staël retrouve là quelque chose de la folle quête de pureté  du peintre en matière de couleurs et de lignes et de rythmes et d'intensités.

     

    Moi l’autre : - Et musical aussi, notamment avec le leitmotiv grave d’opéra à la Verdi…

     

    Moi l’un : - On croirait l’arrivée du Grand Inquisiteur dans Don Carlos. Mais c’est peut-être nous qui inventons…

     

    Moi l’autre : - C’est exactement ce que nous a conseillé de faire le collaborateur de JLG venu présenter la chose : faites votre film vous-mêmes. Plutôt que de chercher à comprendre, c'est à prendre…

     

    Moi l’un : - Cela dit, Godard trace bel et bien un parcours…

     

    Moi l’autre : - Suivez le regard du chien. Ou plutôt : mettons nous à l’écoute de ce qu’entend le chien… Bonne façon de retourner le langage comme un gant de silence.

     

    Moi l’un : - À un moment donné,une voix affirme que bientôt on aura besoin d’un traducteur pour comprendre ce qu’on dit. Ou quelque chose comme ça… Et de la même façon, le passage par le chien a valeur d’interrogation sur ce qu’on voit quand on voit un arbre en fleurs, un bateau à aubes qui passe sur le lac, un con qui t’agresse. Que pense le chien de la guerre ? Que pense le chien de la cité ? Que pense le chien de toi ?

     

    Moi l’autre : -  Dans la foulée, jamais en manque de citations,  JLG cite Darwin qui cite Buffon qui observe que le chien est le seul animal qui aime mieux son maître que lui-même. 

     

    Moi l’un : - Il y aura toujours, chez Godard, ce mélange de ratiocineur sentencieux à cigare et d’enfant stupéfié par le monde, de pédant et de poète, de témoin de l’horreur et de rêveur solitaire en sa cinquième promenade.  Le philosophe de service cite Jacques Ellul devant son éternelle étudiante et l’on s’exclame de concert que le sociologue protestant a tout vu et prévu avant les autres, on affiche les thèmes NATURE et METAPHORE ou voici que DIEU s’inscrit en sous-impression de AH, AH. Et Roxy écoute passer la rivière…    

     

    Moi l’autre : - Mais tu ne trouves pas, tout demême, que tout ça fait très élite hyper-cultivée d’une époque à références à n’en plus finir ?

     

    Moi l’un : - C’est l’évidence et parfois lassant, mais le reproche qu’on fait à JLG d’être au bout du rouleau est injuste et faux. Il n’est pas à bout de souffle : il est à sa pointe, comme le dernier Céline. À la limite de l’intelligible, mais à l’extrême de son interrogation, comme le prophète qui vaticine en langue...

     

    Moi l’autre : - Il y a un beau moment à la fin où il est question de couleurs à mélanger, devant la boîte ouverte…

     

    Moi l’un : - De la même façon, on imagine JLG touillant ses images dans son labo à extensions en 3D dans les jardins attenants pleins de fleurs aux couleurs électriques.  C'est à la fois un contemplatif et un capteur de zizanie. Sa façon de court-circuiter une pensée en train de prendre forme est unique. Et personne n'exprime la monstruosité du simultanéisme contemporain avec autant d'acuité.

     

    Moi l’autre : - Olivier Assayas le compare, question montage, au Malraux du Musée imaginaire…

     

    Moi l’un : - C’est tout à fait ça. Godard se fait son film idéal de bric-à-brac de brocante actuelle-inactuelle, il mêle à la pelle Auschwitz et L'Ange bleu, Byron-Shelley et l'intifada, le bel canto et le bruit du monde. Comme Malraux grappille et réassemble, Godard touille l'Hypertexte multilingue et fait du neuf à sa façon unique. C'est cela le génie, désormais homologué dans sa propre Histoire du cinéma. Il n’a plus besoin ni de Cannes ni de Locarno vu que , comme Roxy est le chien parfait, lui-même est le Godard accompli, présent à   l'extrême  comme l’enfant à son jeu : au plein du mouvement et à la pointe d’un style. Quant à toi, tu prends ce qui te parle et tu en fais ce qui te chante…

  • Vie et destin de Dimitri

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    En marge de la parution de L'Ami barbare, de Jean-Michel Olivier, ces prochains jours aux éditions De Fallois/L'Âge d'Homme.

    Les mots vie et destin forment une croix, m'avait fait remarquer Dimitri à la parution du roman de Vassili Grossman, sans doute l’un des plus importants du catalogue de L’Age d’Homme, et c’est l’image de cette croix bonne pour toute l’humanité, au-delà de toute croyance, qui m'est apparue lorsque nous avons appris la nouvelle du tragique accident survenu au soir du 28 juin 2011.

    Mort sur la route avec les livres qu’il transportait, opiniâtre et buté comme il le fut durant toute sa vie, Dimitri a été rattrapé par le destin « au travail ». Du côté de la vie, il nourrissait encore une quantité de projets, mais ainsi fut scellé son destin. Les croyants serbes ont vu, dans le fait que la mort de Dimitri coïncidât  avec la date de la bataille fondatrice de la nation serbe, un signe nimbé de mystère. Pour notre part, c’est aux vitrines des librairies que nous voyons aujourd’hui survivre Dimitri comme, dans la vision proustienne d’après la mort de Bergotte, les livres de celui-ci déployant leurs ailes aux devantures ; ainsi de tous ceux que Dimitri a tant aimés et nous a fait tant aimer.

    Le génie du fondateur de L’Age d’Homme fut d’abord celui d’un lecteur extraordinairement intuitif, poreux et pénétrant, capable d’accueillir des auteurs que tout semblait opposer, tels Cingria et Witkiewicz, Amiel et Zinoviev, le subtil et délicieux Saki ou ce païen fraternel  que fut un John Cowper Powys en ses Plaisirs de la littérature, autre fleuron de L’Age d’Homme. Tout et son contraire ? Non : tout ce qui fut poussé à sa pointe sensible  ou spirituelle, par le don le plus total et par les chemins les plus variés.

    L’apollinien et le dionysiaque cohabitaient dans la nature complexe, aussi lumineuse que parfois ombrageuse, de cet homme que la grande épreuve physique d’un premier accident avait fait méditer  avec humilité à la Douleur absolue, vécue sur la croix. Et son cher Milos Tsernianski de conclure : «Les migrations existent. La mort n’existe pas ». 

    « On continue ! », disait toujours Dimitri, qui ne nous quittera jamais tant que nous lirons, et c'est la dernière repartie de Roman Dragomir, le protagoniste de L'Ami barbare, murmurée à une jeune paysanne qui l'a vu se fracasser en plein ciel comme sur un char de feu biblique...

     

    Image JLK: Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, au bord de la Drina, en 1997.