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Rechercher : Ramon Gomez de la Serna

  • La vie à la venvole

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    Lettres aux hirondelles de Ramon Gomez de La Serna
    C’est un constant et croissant, allègre et profond bonheur que nous vaut la lecture des Lettres aux hirondelles de Ramon Gomez de La Serna, treize en tout et rédigées à chaque retour de printemps. L’inépuisable sourcier d’images y déploie, avec une verve et une ferveur sans pareilles, toute sa profuse et baroque fantaisie inventive, laquelle n’est jamais d’un artificier brillant pour briller, tant l’éloge qu’il fait de la vie est lié chez lui à l’amour de celle-ci et de toutes ses manifestations, en toute connaissance de sa face d’ombre.
    Dans son Prologue, Ramon annonce la couleur du livre qui manifestera « une aspiration spirituelle », dit-il, « vers tout printemps à venir », et tout aussitôt les images lui sortent du chapeau en vols virevoltants, comme autant de greguerias.
    Dans la foulée, il faut alors rappeler ce qu’est la forme la plus caractéristique de l’art du poète, combinant une métaphore et une pointe d’humour dans une sorte d’aphorisme lyrique, de « fusée » ou de haï-ku non versifié.
    Premier exemple de gregueria tiré de ce même Prologue : « Les hirondelles imitent de leurs cris et de leurs sifflements les coups de frein des autos quand elles retiennent leurs quatre roues au seuil de l’été ».
    Deuxième exemple : « L’hirondelle se baigne un instant dans l’eau comme la main qui frôle le bénitier puis trace le signe de croix de son vol ».
    Troisième exemple : « L’hirondelle qui, rapide, passe le coin de la rue semble apporter dans son bec une épingle à la dame qui en a besoin de toute urgence ».
    Quatrième exemple : « Trois hirondelles arrêtées sur le fil du télégraphe forment la broche de la soirée. »
    Cinquième exemple : « Les hirondelles ouvrent les pages des livres purement contemplatifs comme d’incessants coupe-papier ramenés d’Alexandrie ».
    Sixième exemple : « L’hirondelle réussit à aller aussi loin parce qu’elle est la flèche et l’arc à la fois ».
    Et septième exemple puisque tout va par sept au matin du monde : « L’hirondelle est une écriture, bâtons et virgules réunis par la plume pressée du scribe espiègle du destin ».
    Et c’est parti à cent vingt-cinq à l’heure (vitesse de pointe de l’hirondelle) pour un festival qui réunira toutes les variétés d’arondes, des ailes bouclées aux arboricoles en passant par l’américaine et le martinet bleuté, pour brasser large et dire leur « poésie sans contenu, belle dans sa manière de distraire et de dissuader des rachitiques et mesquines idées d’argent qui cherchent à remplir l’âme contemporaine ».
    De fait il n’y a rien de gratuit ou de futile dans ces lettres, même si les hirondelles sont dites « les moustaches et les barbiches du ciel ».
    Car il y a ceci de plus essentiel : « On dirait des bêtes mais ce sont des âmes, des prête-noms, des exécutrices testamentaires, des marraines volantes ».
    Toute la poésie, débonnaire d’apparence et divinement poreuse en réalité, de Ramon Gomez de La Serna, fuse et quadrille le ciel de la page dans une suite de pensées-images aux résonances infinies : « Vous êtes comme un vertige d’aiguilles de pendules pointées, libres et emportées par le vent en un tourbillon d’heures aiguës et vous avez quelque chose à voir avec la rapidité du temps, en créant votre hirondellesque remue-ménage. Le doigt de Dieu fait bouger les ailes et les queues effilées à l’heure exacte.
    « Je vous écris parce que vous n’avez pas de consigne et que vous ne vous laisserez pas prendre dans de viles polémiques, dans des questions de centimes. Vous êtes une eau apaisante pour la soif de folie, la soif la plus difficile à étancher que vous êtes les seules à calmer, en vous déplaçant sous la dictée de ce qu’il n’y a pas à expliquer ni à s’expliquer ».
    « Je vous vois avec vos gilets de chambellans barrés d’une écharpe, et je sais que vous êtes de petits êtres romantiques qui vous promenez dans la roseraie du ciel ».
    « Sur le mont Calvaire vous avez ôté ses épines au Christ et, depuis lors, votre bec est comme l’épine de la chance, bien que sur votre bouche soit resté le rictus déchirant de cette douleur. »
    Il faut savoir gré à l’éditeur marseillais André Dimanche, et à Jacques Ancet pour sa traduction et sa lumineuse introduction (où sont notamment rappelés le sens du recours à l’épistole et les circonstances de la composition du recueil, dès 1936 en Argentine), qui nous offrent cette édition regroupant les Lettres aux hirondelles et les Lettres à moi-même, d’une tout autre tonalité, plus grave et mélancolique – et j’y reviendrai sous peu comme au Torero Caracho qui paraît simultanément.
    Nous sommes un lundi au ciel d’hiver déserté depuis longtemps par les hirondelles, mais celles-ci sont le gage même du « tout continue ».
    « Le printemps tout entier amène un cornet d’hirondelles et l’ouvre pour qu’ait lieu ce magique repeuplement du ciel qui proclame la continuité de la vie par-delà la continuité de la mort »…

    Ramon Gomez de La Serna. Lettres aux hirondelles et à moi-même. Traduit de l’espagnol et présenté par Jacques Ancet. André Dimanche éditeur, 191p.

  • La boîte d'échantillons

    ee626490681b60d8314e2741985df3b1.jpgLire et relire Ramon Gomez de la Serna

    On revient à Gomez de La Serna comme à un inépuisable brocanteur d'images poétiques jamais en mal de nous étonner à tout moment comme à tout moment il s’étonne, et c’est précisément cela qui saisit le lecteur de ses Greguerias: c’est que ces petit fragments colorés d’un immense kaléidoscope semblent refléter toutes les heures du jour et des quatre saisons, et tous les goûts, toutes les humeurs de tous les âges de la vie: de la gaîté primesautière de l’écolier du matin, qui remarque par exemple que “les boeufs ont l’air de sucer et de resucer constamment un caramel”, à la songerie mélancolique de l’homme vieillissant notant que “bien souvent nous nous lèverions pour faire notre testament, malgré que cela soit inutile, malgré que nous n’ayons rien à léguer à personne, mais uniquement pour faire notre testament; faire son testament; l’acte pur et sincère”.

    Il y a, chez ce fou de littérature à la production balzacienne et touchant à tous les genres, un noyau doux et tendrement lumineux qui me semble le caractériser pour l’essentiel et le relier occultement au Rozanov des Feuilles tombées ou au Jules Renard du Journal, avec cette aptitude commune à décanter ce que Baudelaire, et Georges Haldas dans sa foulée, appellent les “minutes heureuses”.

    Ce sont comme des épiphanies profanes, où nous est soudain révélé comme un surcroît de présence: “Dix heures du matin est une heure argentine, très riche en sonneries argentines et encourageantes... Dix heures du matin est une heure pleine d’un soleil diaphane, fluide et adolescent, même les jours nuageux, une heure pleine de clochette d’argent”.

    Ou bien: “Le soir, quand le jour baisse, on voit que la page blanche a sa propre lumière, sa propre lumière véritable”.

    Ou encore: “Il y a un moment, à la tombée de la nuit, où quelqu’un ouvre les fenêtres des glaces, les dernières fenêtres de l’après-midi, ces fenêtres qui donnent une lumière plus vive que tout le reste, la suprême lumière”.

     

    Greguerias

    (florilège)

    Dans l’accordéon, on presse des citrons musicaux.

    *

    L’âme quitte le corps comme s’il s’agissait d’une chemise intérieure dont le jour de lessive est venu.

    *

    Lorsqu’une étoile tombe, on dirait que le ciel a filé ses bas.

    *

    Le S est l’hameçon de l’abécédaire.

    *

    Lorsque le cygne plonge son cou dans l’eau, on dirait un bras de femme cherchant une bague au fond de la baignoire.

    *

    L’eau de Cologne est le whisky des vêtements.

    *

    La musique du piano à queue déploie son aile noire et nocturne d’ange déchu désireux de regagner le ciel.

    *

    N’ayez crainte : la femme qui s’enferme à double tour après une dispute va non pas se suicider mais tout bonnement essayer un chapeau.

    *

    Le mot le plus ancien est le mot « vétuste ».

    *

    La tête de mort est une horloge défunte.

    *

    L’ennui et un baiser donné à la mort.

    *

    Venise est un endroit où naviguent les violons.

    *

    Pour le cheval, la prairie tout entière est un tambour.

    *

    Le désert se coiffe avec un peigne de vent ; la plage avec un peigne d’eau.

    *

    Rien ne donne plus froid aux mains que de s’apercevoir que l’on a oublié ses gants.

    *

    La nuit portait des bas de soie noire.

    *

    Le baiser n’est parfois que chewing-gum partagé.

    *

    Les larmes désinfectent la douleur.

    *

    Il est des femmes qui croient que la seule chose importante chez elles est ce rien d’ombre qui ourle leur décolleté.

    *

    Ramon Gomez de la Serna. Greguerias. Traduit de l'espagnol par Jean-François Carcelen et Georges tyras. Préface de Valéry Larbaud. Editions Cent Pages, 1992.

     



     

     

  • Sédition de la mémoire

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    À découvrir: Le magasin de curiosités, de Jean-Daniel Dupuy
    Les alluvions du Temps, comme ceux des autres grands fleuves que forment les rivières nourries par les torrents et dès les sources parfois où des fées jettent baguettes et escarboucles – les alluvions charrient des trésors que de jeunes mendiants et de vieilles antiquaires se disputent et qui finissent en petits tas le long des rues pauvres, sur les étals des foires ou dans les brocantes, les boutiques plus luxueuses, parfois même les ventes aux enchères internationales où tel angelot baroque du XVIIe se vendra des milliers de dollars après avoir été dégoté dans un bric-à-brac de Séville ou aux puces madrilènes qu’on appelle là-bas El Rastro.

    Le grand écrivain espagnol Ramon Gomez De La Serna a consacré tout un ouvrage au Rastro (paru en 1914 et réédité maintes fois, jusqu’en 2002 aux éditions Galaxia Gutenberg/Circulo de Lectores, avec les photographies de Carlos Saura) , mais c’est dans L’Homme perdu (André Dimanche, 2001) que Jean-Daniel Dupuy a trouvé le déclencheur poétique d’un roman actuellement en chantier, dont un extrait a été publié en juillet 2010 dans Le Passe-Muraille sous le titre de Noctogrammes, et d'où il a tiré un chapitre autonome pour en faire l’objet d’un livre récement paru, Le magasin de curiosités, admirablement typographié et adorné par les éditions AENCRAGES & Co de Baume-les-Dames.

    La mise en vente du Magasin de curiosités du sieur Tristan Lhomme, tenancier de la maison depuis 55 ans, et la présentation, à cette occasion, de huit de ses Lots, du numéro 021 (Matériel de tricheur) au numéro 555 (Bestiaire excentrique), est à la fois l’occasion de déployer les multiples « décors » à transformations d’un Locus Solus féerique, et de développer une suite de récits oniriques marquant le même goût « pour l’étrange et l’inédit » que les objets collectionnés, tels le « matériel de dévampirisation », les jeux de triche sophistiqués (dont la pièce à triple face), les ouvrages rares (Propriétés du vice du fameux Athanor Erdanase), et tout un fatras zoomorphique ou para-industriel (les « mécanique de peur ») qui apparaît au fil des rêves hantés par des personnages récurrents à commencer par Elle, qui s’appelle tantôt Barizza, Annayala ou Sonietcha, selon la couleur du songe ou son parfum.

    Tout cela pourrait parfois sembler gratuit, mais une intense poésie se dégage progressivement de cette rêverie à la topologie recoupant parfois celle d’Invention des autres jours (Attila, 2009), par exemple lorsqu’on franchit la rivière Suave ou qu’on se pointe à l’Hôtel Moderne. En outre un réjouissant esprit de sédition couve et court à travers le livre, contre la Force d’Occupation dont on a compris dès la première page qu’elle fonde « la réalité du monde».

    « Je collectionne de mots, des vagues de souvenirs, des fleurs sauvages et des eaux fortes, des présupposés, des phases de lune, des utopies noctures, des armes, des graines de beauté, des flacons d’ivresse, des bleuités, des susdits, des objets petits et gros », annonce Tristan Lhomme au seuil du Magasin de Curiosités qui a « fonction de contredire la réalité du monde, la soumission, l’oubli et la mort ». Et de préciser : « Archaïque architecture des songes, cette boutique n’aurait jamais dû exister : elle contrariait l’ordre des choses »

    Il y a de l’auberge espagnole dans Le magasin de curiosités, qui demande au lecteur une participation de fantaisie et d’imagination, un brin de folie aussi, de l’attention vive et le sens de l’humour sans brides. Si l’auteur fournit les résilles « dont l’unique fonction est de capturer le visible », encore faut-il un moindre effort pour déceler la part invisible du livre, interroger « la nature de la luminescence observé chez le hareng mort » ou tirer enseignement de la « constante insurrection des poissons-chats qui survivent au fond des lacs. »

    Pourquoi le commerce de l’eau est-il déclaré interdit dans la cité capitale, et que vise le mouvement insurrectionnel déclenché à l’enseigne du refoulement des ténèbres ? C’est la question que pose aussi ce livre au doux délire puissamment évocateur et parfumé (notamment par un distillateur asiate raffiné), dont les trouvailles poétiques et les images, les multiples figures narratives ou musicales et rythmiques, plastiques pour l’exercice de l’œil ou biotoniques pour celui du mental, du parapsychique ou de l’hypermnésique, font florès.

    « Tenia tan mala memoria, que un dia se olvido de que tenia mala memoria, y empezo a recordarlo todo », écrivait Ramon Gomez de La Serna. Ce que le poisson-chat traduit en ces mots avec l'aide de Sophie Kuffer: «Il avait tellement mauvaise mémoire qu’un jour il oublia qu’il avait mauvaise mémoire, et commenca de se souvenir de tout »…

    Dupuy7.jpgJean-Daniel Dupuy. Le Magasin de curiosités. AEncrages & Co, 54p.

  • Ceux qui chinent à Lisbonne

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    Celui qui a vu l’étoile orange dans le ciel indigo / Celle qui a gravi les échafaudages pour être plus près des anges pyrotechniciens / Ceux qui ont assisté aux premiers émois lusitaniens de Miracle / Celui qui retrouve au détour de cette ruelle déserte de Lisbonne les même éclats de voix de très jeunes filles (peut-être imaginaires) que dans le même genre de venelle sévillane / Celle qui voit trouble d’un œil et sourit quand elle apprend qu’un verre des lunettes du poète Fernando Pessoa était également fêlé / Ceux qui revendent leurs trésors (dont un hippocampe séché) à l’abri du container dont ils ignorent qu’y loge une chanteuse de fado déchue / Celui qui hante le marché aux puces qu’on appelle ici le Rastro et dont le poète Ramon a si bien parlé / Celle que fascine la blancheur virginale du crâne de calao qu’on ne saurait confondre avec celui du koala d’un ton nettement plus ambré / Ceux que fascinent la jongleuse de boules de croquet dont nul ne sait laquelle contient l’explosif / Celui qui se confie à son silure avec la conviction tranquille que ça ne sortira pas de là / Celle qui retient la nuit pour la passer avec Johnny / Celle dont la seule apparition fait figure de miracle en dépit de sa minijupe assez cheap / Celle qui sème ses galants dans le dédale des draps à l’étendage sur le toit de l’hôtel ATLANTICO / Ceux qui ont le mal du pays sans même savoir qu’il n’existe plus / Celui qui rêve de tout oublier de sa vie de séditieux à l’époque des Troubles sauf la vision des jambes des lycéennes passant à la hauteur du vasistas de la cave où il se planquait / Celle qui va rendre le chien Dragon que lui a confié la SPA et propose aux employés de leur confier l’enfant Flocon pour éviter une trop cruelle séparation / Ceux qui nt rencontré la femme sans âge au visage brodé sans se rappeler où, etc.

    Miracle4.JPG(Ces notes ont été consignées en marge de poèmes-vignettes évoquant parfois les « échantillons » de Ramon Gomez de La Serna, entre autres brocanteurs du quotidien enluminé, signés Marcel Miracle et réunis, sous le titre d’Au delà Lisboa, à l’enseigne des éditions art& fiction, avec de belles peintures de l'auteur)

     

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  • Du Merveilleux Machin


    A propos de Charles Dantzig et de Guido Ceronetti
    C’est en lisant la définition du Merveilleux Machin, ce livre qui tient de l’essai fourre-tout style Montaigne, le genre « ni fait mais à faire » dont parle Charles Dantzig dans son inépuisable Dictionnaire égoïste de la littérature française, que m’est revenu le souvenir de La patience du brûlé de Guido Ceronetti, qu’aussitôt j’ai pêché sur un rayon pour y trouver la foison de reliques (lettre de Jacques Réda, factures du Café Diglas, dépliant publicitaire des Petits chanteurs à l’Ecole d’équitation espagnole, portrait de ma fille J. à l’éléphant Gigondas de Goulbenaize, etc.) que j’y ai laissées à travers les années sans compter les multiples aquarelles qu’y a jetées mon ami F. au temps de nos pérégrinations parisiennes ou viennoises.
    Or c’est cela même qu’un Livre Machin ou livre-mulet, rempli en outre par Ceronetti de notes de voyage exaltées ou plus souvent assassines à travers l’Italie, de sentences mystico-polémiques, de citations piquées au fil de ses lectures incessantes, de graffitis relevés sur les murs (NOUS SOMMES LA VIE SPLENDIDE DANS UN MONDE DE MORTS) et autres inscriptions notées au vol (A Louer. S’adresser à Pétrarque ; Régime : moins de kilos, plus de sexe, etc.), c’est cela par excellence avec Ceronetti, mais Dantzig lui-même ne nous offre pas autre chose, ou Ramon Gomez de La Serna dans Le rastro, Fernando Pessoa dans Le livre de l’intranquillité ou Dino Buzzati dans ses notes crépusculaires d’ En ce moment précis.
    Ce sont des livres de géographie émotive (dixit Ceronetti) avec lesquels se balader « autour de sa chambre », et Dantzig cite justement Xavier de Maistre, des livres-labyrinthes ou des livres-médecine comme cette autre merveille de Gomez de La Serna que je n’en finis pas de relire, Le docteur invraisemblable, non sans me promettre à présent d’aller mettre le nez dans Jaune bleu blanc de Valéry Larbaud que cite aussi Dantzig, et me revoici retombant, dans La patience du brulé, sur une page marquée par une aquarelle représentant L’Herbe du diable (mon cher F. qui a renoncé à la peinture pour l’image virtuelle, le malheureux, et notre amitié défunte à cause de cela peut-être...), où je retrouve cette phrase de Ceronetti soulignée au crayon rouge : « A mettre avec les Cent Plus Belles Pensées du Monde : « Le cœur de l’homme a des lieux qui ne sont pas et où entre la douleur pour les faire être ». (Blanc de Saint-Bonnet, De la douleur)
    Guido Ceronetti. La patience du brûlé. Albin Michel, 1995, 452p.

  • Le Docteur invraisemblable


    Aux bons soins réciproques
    A La Désirade, ce 25 février. - Je le consulte tous les sept ans, avec la satisfaction anticipée de le soigner autant qu’il me soigne. Je ne m’en suis avisé qu’hier en sortant de chez lui aussi gai qu’il le paraissait lui-même après trois heures d’entretien délirant (ses patients se livraient à divers jeux dans la salle d’attente), mais il incarne en somme la réplique vivante du Docteur Invraisemblable de Ramon Gomez de La Serna, avec des traits particuliers qui ne sont évidemment qu’à lui.
    D’abord du fait qu’il est Batave d’origine et non seulement pédiatre et psychiatre mais également gemmologue et potier, chanteur de grégorien et prêtre de l’église des Vieux Catholiques. Cela surtout est important car ma mère et la mère de ma mère étaient de la même dissidence qui récuse l’infaillibilité du Pontife romain. De surcroît, nous nous sommes trouvés le goût commun du philosophe russe personnaliste Nicolas Berdiaev (surtout pour Le sens de la création) et de la langue de bœuf aux câpres, essentiellement pour la sauce vu que manger de la langue nous rebute l’un et l’autre.
    Ordinairement le Docteur Van de P. fait attendre ses patients de trois à sept heures. La ruse consiste à prendre rendez-vous avant l'aube, comme j’en avais pris la précaution hier, introduit dans son bureau tapissé de toiles abstraites ou symbolistes (tendance Carl Gustav Jung) par son assistante hindoue à grands yeux de maki. Or l’attendant, je commençai de lire, et j’eus le temps de finir le petit livre de très dense poésie de notre compère de blog Christian Cottet-Emard, intitulé Le grand variable et sur lequel je reviendrai.
    Lorsque parut le Docteur, souriant de tout son regard avant de m’embrasser avec sa fougue de mystique maboul, je lui citai tout de go l’une des dernières phrases du Grand variable : «Ce qui aurait échappé à n’importe quel promeneur prend un tout autre relief pour moi qui connais un peu la stratégie frénétique et silencieuse des plantes, des fleurs et des arbres ». Et le Docteur me regardant fixement de répondre aussitôt : « Vous vous portez comme la Fleur du Flamboyant, à cela près que vous manquez un poil de fer et d’huile de poisson. Mais racontez-moi donc ces sept dernières années… »

    Tout le temps que je lui parle du monde tel qu’il va et ne va pas et tel que je le vois et le vis, en regardant tantôt le pèse-bébé et tantôt le grand livre intitulé Le Temple de l’Homme posé sur son bureau, le Docteur prend des notes fébriles en me lançant avec reconnaissance : « Vous m’aidez, Seigneur, vous m’aidez beaucoup ! ». Puis de me recommander soudain de mieux respirer, tout en s’allongeant à plat ventre sur son lit de consultation pour me montrer sa méthode, de danser un peu en tourniquant comme un derviche, puis de m’inviter à prononcer avec lui un long OM en faisant monter le double son de nos voix de notre double tréfonds d'entrailles.
    Des trois heures que nous venons de passer ensemble, tandis que ses patients patientent, je sais que nous sortirons tout à l’heure régénérés. L’Avenir du Monde nous inquiète tous deux gravement. L’Asile de Fous des arènes médiatiques nous inspire des propos vifs. Nous chantons une fois de plus le Chaos divin tout en déplorant le gâchis mortifère de la Structure et de ses plans de guerre. Il m’offre une fiole de gélules d’huile de poisson en me recommandant plutôt d’aller pêcher en altitude. Je lui promets ma prochaine aquarelle à l’eau de glacier. Sur quoi nous nous quittons guéris pour sept ans…

    Ramon Gomez de La Serna. Le Docteur invraisemblable. Ivrea, 1984.



     

  • Le forcené visionnaire

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    À propos d'Adolf Wölfli, aliéné artiste.

     

    "Le génie est un mélange de sagesse et de folie", écrivait Ramon Gomez de La Serna. Ce qui pourrait nous faire penser qu'Adolf Wölfli n'était pas tout à fait un génie, en cela que l'équilibre médiateur lui faisait défaut. De fait, jamais il ne nous parlera autant qu'un Rembrandt ou un Van Gogh. Du moins le Dr W. Morgenthaler, le psychiatre qui consacra la première étude de son "cas", sous le titre d'Un aliéné artiste, propose-il une appréciation des plus crédibles de sa situation par rapport à ce qu'on appelle l'art ou à la catégorie particulière de l'art brut selon Jean Dubuffet: "Plus l'expérience de l'artiste est profonde, écrit-il, plus la forme est pure, liée à une unité organique, et plus l'oeuvre d'art est grande (...) Ainsi, chez Wölfli, grâce au processus de la maladie, l'unité de la personnalité connut une sorte d'explosion et fut en partie détruite. Mais c'est justement grâce à cela, grâce à ce relâchement et à cette dispersion des couches supérieures, qu'une magnifique structure fut mise en évidence avec une étonnante clarté".

    Mais qui est cet extraordinaire "aliéné artiste" ?

    Wölffli01.jpgNé en 1864, Adolf Wölfli vécut à Berne - ville dont on retrouve souvent, dans ses oeuvres picturales, la représentation correspondant à des images déposées en lui en son jeune âge, qui ressurgiront quarante ans plus tard -, jusqu'à l'âge de huit ans. Ivrogne et délinquant, son père succombe au delirium en 1875. Sa mère, elle était probablement morte deux ans auparavant.

    Ces renseignements, nous les tenons de Wölfli lui-même, dont l'autobiographie connaît cependant plusieurs variantes. Au demeurant, Wölfli prétendra avoir "radicalement tout oublié" dès l'âge de huit ans précisément. Ce qui semble est sûr, c'est qu'un échec sentimental, à l'âge de dix-huit ans, le pousse à refouler ses pulsions redoutables, qui se reporteront par la suite sur des adolescentes de plus en plus jeunes, comme s'il régressait lui-même en âge au fil des années. Brièvement fiancé à une prostituée, puis amant d'une veuve, il passa ensuite de déboires en déboires qui l'amenèrent d'abord en prison puis, en 1895, à l'asile psychiatrique de la Waldau où il resta jusqu'à sa mort en 1930.

     

    Wölffli05.jpgC'est en 1899 que les rapports citent, pour la première fois, les dessins d'Adolf Wölfli. Dès cette période, il s'affaire inlassablement à la compositions scripturale, picturale et musicale d'une gigantesque journal apparaissant tantôt comme une saga autobiographique merveilleusement fantaisiste (il ne faut pas minimiser les qualités poétiques de ses écrits en dépit de leurs limites évidentes du point de vue du sens) et tantôt comme une projection cosmogonique de visionnaire délirant.

     

    Ce qui frappe avant tout, à l'approche de ce fascinant univers formel, c'est, comme l'a souligné le Dr Morgenthaler, sa surprenante cohésion organique. Le même spécialiste, dans sa passionnante étude, a éclairé les rapports liant l'oeuvre de Wölfli à la psychologie, la psychopathologie, les mythes, l'art primitif et, faut-il ajouter: l'art populaire, auquel l'artiste se réfère si explicitement qu'il semble aberrant de parler de lui comme d'un créateur extra-culturel comme s'y obstinent certaines doctrinaires de l'art brut.

     

    Wölfli1.jpgL'accent porté, par Gomez de La Serna, sur l'universalité de l'expérience artistique, limite à l'évidence toute récupération de l'"aliéné artiste" au tire du génie ordinaire, et de même se gardera-t-on on d'exalter les impasse sou les apories de son expression artistique. Si les peintures de Wölfli sont aussi "lisibles", certes, que celles d'artistes "normaux", il n'en va pas du tout de même de ses textes, mêlant à tout moment l'intelligible et le délire,  la même confusion marquant les partitions musicales qu'il exécutait à la trompette de papier...

     

    Tout cela qui ne rabaisse en rien, cela va sans dire, la force expressive et la merveilleuse imagination plastique de ce forcené visionnaire qui, raconte-t-on, coupait volontiers court à tout entretien en lançant à son interlocuteur: "Jesus Gott, ch'muss'schaffe", de Dieu, faut que je créé !  

     

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  • Retour au Rastro

    Ramon4.jpgNotes de l'isba (21)

    Des chefs-d'oeuvre mineurs. - Charles Dantzig porte autant d'attention aux "petits" chefs-d'oeuvre qu'aux monuments insupérables, et c'est aussi mon cas. Il cite par exemple cette phrase d'un roman intitulé Gin, d'un certaine Louis Lerne. Inconnu au bataillon mais ça donne ça: "Gin avait pour toute famille une tante, à Lausanne, qui l'avait recueilli,élevé, prostitué aux clients de son hôtel".Le genre de phrase qu'on se rappelle en effet, comme des phrases de Calet ou de Morand, auteurs notoires de "petits" chefs-d'oeuvre - et rien à voir, cela va sans dire, avec le minimalisme au gout du jour. Dantzig avoue n'avoir lu que quelques pages de Gin, dont le titre lui fait citer en passant le chef-d'oeuvre "alcoolique" de Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan, qu'il n'a pas lu non plus jusqu'au bout - il ne doit pas être le seul mais lui au moins le reconnaît; or c'est d'une autre roman de ce Louis Lerne qu'il voulait parler au titre de "petit" chef-d'oeuvre, intitulé Horn. Je note donc ce titre en marge d'une liste que je rédige en même temps sur Ceux qui font des listes, au nombre desquels figure évidemment Charles Dantzig, et ce tout en poursuivant ce matin (il est huit heures et il neigeote) la lecture de Paludes, autre "petit" chef-d'oeuvre d'André Gide qu'on a dit un germe du Nouveau Roman.

    Dantzig03.jpg"L'écrivain est un transmetteur d'échos qui ajoute son orchestration au passage", affirme encore Dantzig à la page 58 de son ouvrage où il cite La pêche à la truite en Amérique de Richard Brautigan, paru l'année de nos vingt ans, et le Journal des erreurs d'Ennio Flaiano, paru l'année des trente ans de ceux qui sont nés la même année que nous. Dans le même esprit, je pourrais à mon tout citer Miss Lonelyhearts de Nathanaël West ou encore Ernesto d'Umberto Saba, autres "petits chefs d'oeuvre entre tant et plus.

    Une autre phrase de la page précédente aurait pu être écrite dans En lisant en écrivant d'Annie Dillard, mais Dantzig est souvent proche de l'esprit grappilleur de celle-ci, la profondeur spirituelle en moins. Et voilà ce que ça donne: " La création ne naît pas de la "nature", la création naît de la création". Ce qui se discute évidemment, tout dépendant de ce qu'on appelle "nature". Les alluvions naturels ne dégagent guère, il est vrai, de poésie, tandis qu'au rastro celle-ci se perçoit dans la moindre poupée même manchote ou dans le moindre débris de vaisselle. Et c'est au Rastro de Ramon Gomez de La Serna que nous renvoient d'ailleurs maintes citations et observations d' À propos des chefs-d'oeuvre, qui est lui-même le parangon du "petit" chef-d'oeuvre, à l'image de nombreux autres livres de Ramon, tel Le Docteur invraisemblable ou Cinéville. Le rastro ? Ah oui je précise: les Français ont leurs puces, et les Espagnols ont le rastro.

     

    Dupuy03©_Luc_Jennepin.jpgViatiques et vibrations. - Le rastro est le fous-y-tout des sensibles, le marché aux puces des souvenirs et des velléités grisantes, le grenier à ciel ouvert de toutes les trouvailles perdues et retrouvées, le réceptacle de toutes les épiphanies saintes ou profanes. On trouve au rastro des éclats de rire ultimes de la diva aux longs cils autant que des pages débrochées de l'Encyclopédie capricieuse de tout et de rien, des fragments de livres de "fragmentistes" typiques tel Lambert Schlechter ou Guido Ceronetti, Jean-Daniel Dupuy ou Ludwig Hohl, Vassily Rozanov ou Giacomo Leopardi, et cela vaut souvent dans la foulée autant que la mention les yeux au ciel de La Commedia de Dante, pour avoir l'air cultivé dans les coquetèles.

    N'empêche que le rastro peut faire bon office de magasin de citations, comme les lecteurs à la Dantzig aiment en accumuler. Pas tant pour étaler sa culture que pour épicer les jours de bonnes phrases qui fassent penser ou rêver. J'ouvre ainsi n'importe quel livre de Charles-Albert Cingria et je lis: "Le vin, c'est quelque chose d'arabe et d'immatériel d'abord". Ou cela: Je désire hiverner et continuer à hiverner, et rien que cela tant que l'hiver durerea". Ou cela encore: "J'aime éperdument ce qui est schématique, aride, salin, perpendiculaire ". Ou cela pour célébrer la mémoire de rossignol, alias Pétrarque: "On peut bien dire, en tout cas, qu'après Pétrarque et quelques bien rares exceptions, la poésie n'est plus qu'un formidable grincement de plumes d'oies et ensuite de plumes d'acier. Il fallait ce diamant, cette neige prompte, cet ingéniosité et aussi (pour parler déjà d'un défaut, mais il lui était antérieur) cet esprit..."

    Ou cela enfin qui est axial: "c'est splendide, à vrai dire, d'entendre vibrer comme vibre un bocal dangereusement significatif, cet instrument étourdissant qu'est un être"...

    Hystérie à l'isba. - Ce qui précède pourrait sembler bien loin de Dostoïevski, qui n'a certes jamais fait dans le "petit" chef-d'oeuvre, à l'opposé de tel tour d'esprit, et pourtant les différences même extrêmes ne s'excluent pas en littérature: elles font écho aux extrêmes qui nous habitent, et je me sentais aussi à l'aise ce matin en lisant le volatil Paludes, tout de grâce écrite, qu'à retrouver ce soir Les Frères Karamazov et leur style souvent brut (que la traduction d'André Markowicz fait tellement mieux sentir que les "belles infidèles" du début du XXe siècle), et voici que j'aborde le sixième chapitre de la deuxième partie intitulé Hystérie à l'isba. On sort d'ailleurs de plusieurs autres chapitres exacerbés, pour retrouver le pauvre Aliocha tout confus d'avoir enfin fait éclater sa vérité - à la bonne heure. Et voilà qu'il va peut-être découvrir le pourquoi de la morsure affreuse que lui a infligée un garnement qu'il traitait le plus gentiment du monde. Une fois de plus on va sonder l'origine du mal à la découverte d'une humiliation ressurgie. Rien là-dedans, pour autant, du prêche que Charles Dantzig reproche à l'immense Russe si mal compris de certains Français. Rien que la vie et ses douleurs, filtrée par un écrivain plus près de la vie que quiconque...

     

    Ramon Gomez de La Serna. Le Rastro. Editions André Dimanche.

  • La Quadrature du Cercle

    0a99e5a5199edeafb62d1f83fb147c53.jpg 

    Un fichu questionnaire circule ces nuits sur la blogosphère. Juan Asensio, dit Le Stalker ( http://stalker.hautetfort.com/ ) m’ayant défié d’y jouer, j’y joue, en dépit du caractère incompossible de l'exercice.

    ccbe3dad75411eabbb6bf091672caebf.jpgLes quatre (entre 40 autres) livres de mon enfance :

    Londubec et Poutillon
    Les Aventures de Papelucho
    Mayne Red, Winnetou
    Jules Verne, Michel Strogoff


    Les quatre écrivains (entre 400 autres) que je lirai et relirai encore :

    73a6e5886c7e95bdc511ae84c8b2e9fa.jpgCharles-Albert Cingria
    Stanislaw Ignacy Witkiewicz
    Vassily Rozanov
    Ramon Gomez de La Serna

    818be49ee1880bfb554622ac526cfec3.jpgLes quatre auteurs (entre 4000 autres) que je ne lirai [de toute évidence] plus jamais :
    Vladimir Illitch Oulianov, dit Lénine, Les insectes nuisibles ou comment s’en débarrasser.
    Joseph Dougatchvili, dit Staline. Les purges de Babouchka et autres recettes.
    Adolph Hitler. Für eine Totale Lösung aller Kleinen Problemen.
    Mao Tsé-toung, Le Club des Quatre.

    Les quatre premiers livres (entre 40.000 autres) de ma liste à (re)lire :
    Léon Tolstoï, Don Quichotte.
    Maurice G. Dantec, La Divine Comédie.
    Blaise Pascal, Les Essais.
    Louis-Ferdinand Céline, A la Recherche du Temps perdu.

    1b18317d99f56084217080f8bec647e3.jpgLes quatre « livres » (entre 400.000 autres) que j'ai emportés sur l’île déserte où je réponds à ce fichu questionnaire :
    Le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey
    La Bibliothèque de Babel, édition virtuelle de 2033.
    La Bibliothèque d’Alexandrie, avant l’incendie, réédition clandestine sur papier Bible, avec La Bible en bonus, 666 e-books.
    Ma Bibliothèque de La Désirade numérisée, avec copie en braille pour le cas où…

    76292db3b4adc9f1f5fd3251a089f22b.jpgLes derniers mots d'un de mes livres préférés :
    « Demain, demain, tout sera fini ! ». Dans Le Joueur de Dostoïevski (le seul que j’aie sous la main sur l’ile déserte où je réponds à ce fichu questionnaire…)

    Les plus de quatre  lecteurs (entre 4.000.000 d’autres) que je prie de mettre en ligne leurs réponses sur leurs blogs respectifs:

    Joseph Vebret : http://vebret.typepad.fr Joël Perino: http://perinet.blogspirit.com Raymond Alcovère : http://raymondalcovere.hautetfort.com Bona Mangangu:http://etsilabeaute.hautetfort.com Pierre Cormary: http://pierrecormary.blogspirit.com/ Christian Cottet-Emard: http://cottetemard.hautetfort.com/ Jean-Jacques Nuel: http://nuel.hautetfort.com/ Nicolas Verdan: http://byblos.hautetfort.com/ Mike: http://deathpoe.hautetfort.com/ Alain Bagnoud: http://www.blogg.org/blog-50350.html L'Ornithorynque: http://ornithorynque.hautetfort.com/ 

     

  • Quignard éminent mineur

    Quignard4.jpg 

    (Dialogue schizo)

     

    Moi l’autre : - Tu as noté récemment, à propos de Pascal Quignard, que c’était en France le plus grand écrivain du moment, mais je t’ai senti hésiter…

    Moi l’un : - C’est vrai que j’hésite. D’abord parce que ça fait toujours un peu cuistre de dresser des tableaux d’honneur, comme si l’on se posait en instance de consécration, ah, ah. Ensuite du fait que si Bernanos, ou Céline, ou Proust étaient encore en vie, j’en rabattrais naturellement sur ce diplôme de « grand écrivain ». Mais je retrouve celui-ci accolé aux œuvres de Houellebecq ou de Dantec, alors...

    Moi l'autre: - Alors tu forces la note ? 

    Moi l’un : - Je dirais plutôt que j’essaie d’évaluer une œuvre littéraire absolument cohérente, intéressante et pure de tout compromis, comme l’est aussi celle d’un Richard Millet, entre autres, par rapport à une période d’eaux basses et de surévaluation médiatique qui fait un « grand écrivain » de Philippe Djian (que j’apprécie souvent, par ailleurs) ou de Christine Angot (doint je ne vomis pas tout). Fais un saut d’un demi-siècle ou un peu plus en arrière  et tâche d’imaginer quelle place occuperait Pascal Quignard dans le sommaire de la Nouvelle Revue Française…

    Moi l’autre : - Je le vois en très bonne place. Quelque part entre Charles-Albert Cingria et André Suarès. Maître prosateur et joyeux érudit. Mais dans le sommaire de la NRF, plutôt chéri de Paulhan et des lettrés  que des grands ponts à la Gide, plutôt enfilade de collines que Montagne.

    Moi l’un : - J’aime aussi cette notion du massif. Or, il y aurait pas mal de révision à faire, avec le recul, de ce point de vue. Je pense notamment à Ramuz, toujours considéré avec une certaine condescendance par nos amis français. Ou à Giono. Ou à Jules Romains, complètement snobé par tout un monde académique et parisien. Ou à Julien Green. Et bien entendu à Simenon… Simenon, Romains et Ramuz qui, soit dit en passant, étaient appréciés bien plus sérieusement par de grands écrivains « étrangers », comme Miller, Buzzati ou Dos Passos, que maints auteurs français plus en vue de la même époque. Mais je ne suis pas sûr que Miller, Buzzati ou Dos Passos eussent éprouvé le même enthousiasme pour l’œuvre d’un Quignard...

    Moi l’autre : - Là, tu mélanges les genres. Quignard n’est pas un romancier « massif » comparable à ces trois-là…

    Moi l’un : - Très juste Auguste : l’auteur de La barque silencieuse est essentiellement un essayiste-conteur-poète. Prosateur à pointes enfin. Or, à ces divers égards, c’est bel et bien ce qu’on peut appeler un grand écrivain, je dirai, comme pour Cingria, Suarès ou, en d'autres langues, Walter Benjamin, Ludwig Hohl ou Ramon Gomez de La Serna : grand écrivain mineur.

    Moi l’autre : - N’est-ce pas restrictif ?

    Moi l’un : - Pourquoi ? Tu as quelque chose contre les mineurs ?

  • Carlos Fuentes de A à Z

     

    Fuentes6.jpgL’abécédaire perso de l’écrivain mexicain, à découvrir à côté d' un nouveau grand roman  chez Gallimard: Le Bonheur des familles.

    Avec le Péruvien Mario Vargas Llosa et le Colombien Gabriel Garcia Marquez, Carlos Fuentes est l´un des derniers « monstres sacrés » vivants de la littérature latino-américaine de XXe siècle, dont l´œuvre allie la puissance épique et la recherche des fondations de l´identité mexicaine, l´imagination visionnaire et les ressources inventives d´un novateur du genre romanesque, avec une ample réflexion sur le destin de l´homme à travers les convulsions de l´Histoire. Surtout connu dans le monde pour ses romans (tels La mort d´Artemio Cruz et Terra nostra), Fuentes est également un essayiste remarquable et, d´une manière générale, ce qu´on pourrait dire un humaniste et un honnête homme, maîtrisant un savoir qui se partage sans cuistrerie mais non sans fermeté dans sa défense de la liberté et de la complexité.

    Le titre de ce livre (Ce que je crois...) prête un peu à confusion, évoquant l´enseigne d´une collection toute vouée aux professions de foi de célèbres croyants ou de non moins fameux mécréants. Les positions spirituelles de Carlos Fuentes sont évidemment abordées au fils de ces pages (notamment aux rubriques Dieu, Jésus, Mort et Temps), qui révèlent une approche personnelle très pénétrante des questions éternelles liées à notre origine et à nos fins, et une vaste connaissance des multiples réponses proposées par les traditions variées. Mais Fuentes n´a rien d´un esprit dogmatique ou sectaire: ce qu´il croit recoupe à tout instant ce qu´il sait d´expérience (on sait qu´il a beaucoup voyagé, au propre et au figuré) et ce qu´il sent avec ses intuitions d´artiste et de grand psychologue.

    Le classement orthographique le fait traiter, pour commencer, le thème de l´Amitié, mais cette entrée en matière a valeur de test et de symbole, tant ce qu´il dit de ce lien, aussi souvent exalté à vide que trahi, nous paraît juste et émouvant, dégagé de toute rhétorique convenue, au contraire: lié à une expérience personnelle qui engage aussitôt celle du lecteur. De la même façon, sa façon de parler de l´amour, de la famille, de l´éducation ou du sexe en imposent par autant de simplicité que de finesse et de générosité. Lorsqu´il fait l´éloge des femmes (« les femmes sont les passagères de l´aube »), c´est de la poétesse Anna Akhmatova et de la mystique Simone Weil que Fuentes parle avec le plus d´admiration, mais le chapitre consacré tout entier à Silvia, la femme avec laquelle il vit et qui résume toutes les autres à ses yeux et « sait maintenir la présence de Carlos à toute heure », est une merveille de tendresse et d´abandon sincère, sans trace d´ostentation.

    De ce foyer ardent d´une réelle et constante attention au monde, Carlo Fuentes rayonne de tous côtés avec le même bonheur et la même pertinence. Qu´il parle de Balzac (avec un regard très original, qui le fait par exemple rapprocher Louis Lambert et Nietzsche) ou de politique (ses préoccupations actuelles majeures), de Kafka (le plus lucide analyste du pouvoir totalitaire), de la lecture ou de la globalisation, de Cervantès et de son propre projet romanesque, de Buñuel son ami, de sa lecture de Wittgenstein ou de ses étonnants souvenirs de Zurich, Carlo Fuentes ne cesse de nous intéresser et de relancer notre propre attention envers les êtres et envers le monde.

    Ramon Gomez de La Serna parlait de ces livres-viatiques, dans lesquels on puise, à tout moment, un bon conseil ou une pensée revigorante, une image plaisante ou un sentiment pur ; et tel est, à l´évidence, ce substantiel et très enrichissant Fuentes « pour la route » ...

    Carlos Fuentes. Ce que je crois. Traduit de l´espagnol par Jean-Claude Masson, Grasset, 390 pp.

  • D'harmonieuses Fausses notes

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    Le genre de l’aphorisme est délicat, qui requiert un art de la pointe assez rare. Or, il y a de cette finesse pénétrante chez François Debluë, prosateur et poète largement reconnu en pays romand (avec une vingtaine de livres à son actif) et qui nous revient avec deux ouvrages de la meilleure tenue, Fausses notes et De la mort prochaine.
    Fausses notes est, en partie du moins, un recueil d’aphorismes, ou de fusées, de phrases lapidaires, de sentences ou d’observations concentrées, qui rappellent assez souvent celles du Journal de Jules Renard, les abrupts de Chamfort ou, dans une modulation plus lyrique, les greguerias de Ramon Gomez de La Serna.
    Dans ce registre elliptique, j’ai relevé quelques échantillons qui me semblent donner le ton.
    Par exemple ceci : « Ne sommes-nous pas tous, plus ou moins, des criminels en impuissance ? »
    Ou cela : « La douleur n’attend pas le nombre des années ».
    Ou cela encore : «Les terroristes sont souvent des intellectuels. Et inversement ».
    Ou cela qui me semble illustrer si bien la théorie mimétique de René Girard : « Nous n’avons de vraies passions que pour ce qui nous fait défaut »
    Ou cela aussi : « Il aurait payé cher pour ne pas avoir de problèmes d’argent ».
    Dans le registre de l’évocation poétique concentrée sur une image ou des métaphores, François Debluë excelle aussi en alternant lyrisme et causticité.
    Cela donne par exemple ceci : « Femme au parfum de violette printanière dans une rue d’automne. Etrange contretemps ».
    Ou cela : « Les façades vous observent. Voyez celle de cette maison : à la façon dont les volets en sont fermés, vous pouvez dire qu’elle vous fait la gueule ».
    Ou ceci qu’aurait aimé Henri Calet : « Une blanchisserie de Paray-le-Monial se flatte d’un « service rapide ». En dessous de ce slogan, en guise d’exemple et d’attestation, on peut lire, en grandes lettres. DEUIL EN HUIT HEURES. Qui résisterait ? ».
    En outre, plus amplement développées, François Debluë croque des scènes qui relèvent tantôt du croquis aquarellé et tantôt de la gravure. On voit ainsi (p.45) ce couple de Madame et Monsieur se retrouvant seul sur la plage d’hiver où Madame va « faire la nuque de Monsieur » à coups de ciseaux rapides, tandis que les dernières feuilles tombent des arbres d’alentour.
    Ou bien c’est, au Montreux-Palace (p.171) cette scène assez exquise du père de l’auteur, après un concert chic, qui lui fait visiter les lieux où il a été jadis un violoniste employé, qui adapta à sa façon un Capriccio de Richard Strauss joué dans le salon du grand hôtel, où à la fin du concert un homme discret l’avait chaleureusement félicité en lui avouant : « Ich bin Richard Strauss »…
    Il y aurait cent autres citations à faire de ce livre riche et plus encore riche de résonances.
    J’aurai plus de peine en revanche, je le dis tout net, à évoquer De la mort prochaine. C’est un livre grave de part en part. On est censé le lire avec une gueule d’enterrement. On est là devant comme devant ces tableaux dits « vanités » qui résument la misérable condition humaine : un crâne sur un frigo, un trousseau de clefs avec une effigie de Mickey, ce genre de choses.
    Et bien entendu c’est admirable de part en part. Admirable édition, admirable papier, admirable exergue de Jankélévitch : "Qui pense la mort pense la vie ". Okay.
    Mais je l’avoue pour ma part : tout cet art parfait me glace, ce tremblement (« Nuit difficile. Le nez sur ma mort très prochaine »), cette anticipation convoquant tous les aspects du « thème » et modulant toutes les variations à grand renfort de citations, Céline à l’appui et Ronsard, et Tolstoï pour l’inégalable Mort d’Ivan Illitch, ah mais admirable à tout coup !
    Mais je regimbe devant ce côté « programme ». Ce côté « manière noires ». Je souligne « manières ». Ce côté voulu profond, quand même...
    Et je lis ça et je craque pourtant, sous le titre de Petit testament : « Que fera-t-on/ de mon veston/que ferez-vous/ ce jour-là/de mes idées/ de celles-là/ qu’en partant / derrière moi en désordre/ j’aurai laissées/ de celles-là/ en tous sens si longtemps / trimballées ? »
    Magnifique recueil en vérité, mais comme une intime pudeur me le fait rejeter avant d'y revenir: plus tard la mort prochaine, plus tard la poésie sur le sujet, fous-moi la paix, François de malheur, en attendant…

    François Debluë. Fausses notes. L’Age d’Homme, coll. Contemporains, 185p.
    François Debluë. De la mort prochaine. Editions de la revue Conférence, 135p.

  • Docteur Miracle

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    Celui qui se soigne en vous soignant. Avec une révérence au Grand variable de Christian Cottet-Emard...

    Je le consulte tous les sept ans, avec la satisfaction anticipée de le soigner autant qu’il me soigne. Je ne m’en suis avisé qu’hier en sortant de chez lui aussi gai qu’il le paraissait lui-même après trois heures d’entretien délirant (ses patients se livraient à divers jeux de patience dans la salle d’attente), mais il incarne en somme la réplique vivante du Docteur Invraisemblable de Ramon Gomez de La Serna, avec des traits particuliers qui ne sont qu’à lui.
    D’abord du fait qu’il est Batave d’origine et non seulement pédiatre et psychiatre mais également gemmologue et potier, apprenti chanteur et prêtre de l’église des Vieux-Catholiques. Cela surtout est important car ma mère et la mère de ma mère étaient de la même dissidence qui récuse l’infaillibilité du Pontife romain. De surcroît, nous nous sommes trouvé le goût commun du philosophe russe personnaliste Nicolas Berdiaev (surtout pour Le sens de la création) et de la langue de bœuf aux câpres, essentiellement pour la sauce, vu que manger de la langue nous rebute l’un et l’autre.
    Ordinairement le docteur Van de P. fait attendre ses patients sept heures. La ruse consiste à prendre rendez-vous à 7 heures du matin, comme j’en avais pris la précaution hier, introduit dans son bureau tapissé de toiles abstraites ou symbolistes (tendance Carl Gustav Jung) par son assistante hindoue à grands yeux de maki. Or l’attendant, je commençai de lire, et j’eus le temps de finir le petit livre de très dense poésie de mon compère de blog Christian Cottet-Emard, intitulé Le grand variable.
    Lorsque parut le Docteur Miracle, souriant de tout son regard avant de m’embrasser avec sa fougue de mystique maboul, je lui citai tout de go l’une des dernières phrases du Grand variable: «Ce qui aurait échappé à n’importe quel promeneur prend un tout autre relief pour moi qui connais un peu la stratégie frénétique et silencieuse des plantes, des fleurs et des arbres». Et le docteur Van de P. me regardant cliniquement de répondre aussitôt: «Vous vous portez comme la Fleur du Flamboyant, à cela près que vous manquez un poil de fer et d’huile de poisson. Mais racontez-moi donc ces sept dernières années…»
    Tout le temps que je lui parle du monde tel qu’il ne va pas et tel que je le vois, en regardant tantôt le pèse-bébé et tantôt le grand livre intitulé Le Temple de l’Homme posé sur son bureau, le Docteur Miracle prend des notes fébriles en me lançant avec reconnaissance: «Vous m’aidez, Seigneur, vous m’aidez beaucoup!». Puis de me recommander soudain de mieux respirer, tout en s’allongeant à plat ventre sur son lit de consultation pour me montrer sa méthode, de danser un peu en tourniquant comme un derviche, puis de m’inviter à prononcer un long OM en faisant monter le double son de nos voix de notre double tréfonds.
    Des trois heures que nous venons de passer ensemble, tandis que ses patients patientent, je sais que nous sortirons tout à l’heure régénérés. L’Avenir du Monde nous inquiète tous deux gravement. L’Asile de Fous des arènes médiatiques nous inspire des propos vifs. Nous chantons une fois de plus le Chaos divin tout en déplorant le gâchis mortifère de la Structure et de ses plans de guerre. Il m’offre une fiole de gélules d’huile de poisson en me recommandant plutôt d’aller pêcher en altitude. Je lui promets ma prochaine aquarelle à l’eau de glacier. Sur quoi nous nous quittons guéris pour sept ans…

    (A La Désirade, ce samedi 25 février 2006)

    Image: Philip Seelen

  • Chemin faisant (46)

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    Faire la trace. - La neige étant revenue en abondance, je suis reparti sur mes raquettes de trappiste destination l'alpage supérieur, avec le chien Snoopy ondulant comme une otarie à papattes dans la profonde; et tout aussitôt me sont revenus plein de souvenirs de traces sur la Haute Route.
    grimpejlk29.jpgAinsi je nous revois remonter les altitudes de Zermatt au col du Mont-Brûlé, cette année-là. La neige portant bien il nous semblait avoir des ailes en dépit de nos sacs de sherpas, et nous y fûmes en cinq ou six heures; mais l'année suivante, brassant une couche fraîche nous arrivant aux genoux, chacun des lascars ne faisant que cinquante ou cent pas avant de se faire relayer, c'est à la nuit, après douze heures de marche que nous étions parvenus là-haut dans la clarté lunaire, laquelle avait donné à notre folle descente sur les tuiles de vent, droit sur le glacier d'Arolla, des allures de surf halluciné d'une folle griserie. Nous avions vingt ans et voici que, neuf lustres plus tard, Snoopy me dépasse crânement pour faire la trace devant moi comme, à mes quatorze ans, sur d'autres cimes, j'avais été prié par mon père de passer devant...

    Chemins26K.jpgNous avons laissé l'isba en contrebas et nous trouvions à présent tout seuls au-dessus des Vénérables, comme nous appelons les sapins immenses à dégaine ces jours de formidables moines à capuches immaculées, et du coup je me suis retrouvé dans la magie de cet autre monde des esprits sans âge et des âmes murmurantes dont la nature est le berceau, l'écrin ou le cercueil, on ne sait trop - le temple, enfin quoi l'église surnaturelle des premiers et des derniers jours où l'on s'agenouille debout...


    Chemins26G.jpgDouce effraction. - Depuis que j'ai découvert où l'Armailli planque la grande clef de l'alpage supérieur, j'aime bien y faire escale en douce hors saison, ni vu ni connu, parfois à lancer un feu dans la petite cuisine au lit de fer et à la table de vieux bois lustré, mais cette fois juste en passant non sans prendre connaissance des derniers rapports écrits de l'Armailli, sur les feuillets qu'il annote et constituent en somme son journal d'estivage réduit aux plus simples expressions: Monté le 6 juin, pas beau. Réparé la clôture d'en haut. Fauché derrière. Remonté le 15 avec le troupeau. Fauché les orties. Remis la fontaine en ordre - ce genre de choses. Chemins26r.jpg

    Chemins26C.jpgChemins26s.jpgSurtout j'aime regarder les objets de l'Armailli, pas bien beaux à part quelques cuillers de bois sculpté. Je l'imagine fumant son tabac gris en maugréant, comme la seule fois où nous nous sommes rencontrés devant l'isba, le farouche devant se demander quel hurluberlu j'étais pour transformer ainsi une étable en bibliothèque et la peindre en rouge de surcroît. Je regarde ses vieux bouquins du Fleuve noir, ou ce recueil des Anecdotes alpines de Charles Gos dont la poussière me dit qu'il n'a plus été lu depuis des années. Je m'amuse à déchiffrer, sur la porte intérieure de l'armoire à vaisselle, cette coupure jaune d'un article signé Tip Top et prodiguant moult Bons Conseils sur la cuisson des macaronis ou la façon de nettoyer les taches de graisse. Je me demande qui a cloué, sur une poutre jouxtant la porte du chalet, cette frise de prières tibétaines imprimées sur des banderoles d'indienne déchirées par le vent et le temps ? Enfin je me dis que ce que je fais-là de bien indiscret, tous les écrivains devraient le faire: soulever le toit de chaque maison, regarder ce qu'il y a dedans, observer la vie des gens, partager tout ça...

    Le roman des objets. - Ceux-là sont des imbéciles: cet écrivain, ce cinéaste, ce critique sans entrailles, qui prétendent que la Suisse n'offre aucune prise à l'invention romanesque. J'imagine un Simenon découvrant ici les objets de l'Armailli, ou Tchékhov qui disait pouvoir écrire un récit à partir d'un cendrier. Ramon Gomez de La Serna rêvait d'écrire un roman dont les personnages seraient des objets. Ce que François Bon a fait à sa façon, racontant à la fois les siens, le monde d'un garage ou d'un atelier, son propre apprentissage et se passions de jeunesse, la Russie ou le rock à travers des ustensile ou des outils, dans son Autobiographie des objets. Tout un monde à raconter, qu'il suffit de tirer de la pénombre de cette prétendu banalité. Toute une vie à ressusciter...

  • En la demeure du monde

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    À propos d’En la demeure d'Antonio Rodriguez. Notes de 2007. À venir dans la foulée: la présentation de Big Bang Europa, magnifique suite mimant l’effondrement et l’appel à une renaissance du continent, très loin de la politique en apparence et au coeur du sujet.


    La couverture du livre, signée Catherine Bolle, évoque à la fois le mur grêlé de moisissures d’une prison ou de quelque chambre d’hôpital décati, ou encore une grise page de braille, juste frangée d’une ligne orange rappelant les Saveurs du réel.


    En lettres blanches. EN LA DEMEURE. Maison de mots et d’os. Titres et envois immédiatement évocateurs : Soins à domiciles, dédié « à ceux qui vieillissent », sept poèmes. Porosité, « à ceux qui ont peur, neuf pièces. Accidents domestiques, « à ceux qui boitent », sept poèmes, Le miroir (entre-deux), « à ceux qui guettent » sept poèmes. Deuxième partie, « à ceux qui n’y croient plus », Trois fois rien, sept poèmes. Du commun des hommes, « à ceux qui s’enferment », cinq séries de « fusées » rappelant à la fois la pensée en archipel de René Char et les « greguerias » de Ramon Gomez de La Serna.


    Exemples : « Emmurés s’éveillent vivants. A grosses mains engouffrent l’air ».

    Ou ceci : « Des lèvres sur les joues révèlent la pulpe universelle ».

    Ou cela : « Le parquet fleurit après le déluge. Quelle douceur ! » Ou encore : « Leurs mains palmées voudraient déjà connaître l’écorce d’un arbre ».

    Ou enfin : « Puis s’endorment vivants en la demeure du monde ». Puis un dernier Endormissement, « à ceux qui fatiguent », neuf poèmes dont le dernier vers situe celui qui lit, qui a vu « décanter le fond des marais », dans une journée qui « devient dilatation / dans le vaste accord de l’élévation / dans l’harmonie d’une suspension / dans l’amour qui à jamais nous relie ».

    Mais quel jamais ? Quel amour ? Quelle harmonie ? Quelle élévation dans cet univers apparemment voué à la déréliction, à la solitude où « On appelle – on scrute - /seul, dans une chute immobile », appelant le mot terrible de mouroir.


    Nous y sommes tous, cher Papy, et Winnie remet ça : « Encore une journée divine ! » Le matin on est déjà fripé, à la jeunesse le vieux dégoûtant « a bavé gros l’amour dans l’oreille », et le soir « la nuit est tombée/Alors on se tait/ et on meurt du mieux qu’on peut/en espérant qu’il y a dans l’au-delà/ autre chose que des hommes ».

    Or il ne s’agit, dans ce recueil construit et pensé, « monté », comme on le dit d’un mur, avec des briques de vie, que des hommes en leur demeure.

    À ras la demeure, pourrait-on dire. Mais l’immanence a des failles et des fenêtres. Des regards restent aux visages. Des gestes dansent ça et là. Des attentes encore. « Des yeux étincellent - la joie malgré tout ». On pense à la lumière de Zoran Music sur le tas humain. Mais la demeure n’est pas le camp : nuance. Ce qui vit là n’est pas rien et « reste relié ». Le mot Fraternité « reste relié » au mot Vieillesse. Le mot Dieu fait encore signe, à tout le moins « Quelque chose apparaît dans un écartement/terrible et induit par la matière/qui relie les parcelles souffrantes du monde », le mot Souffle nous relie enfin, « quelque part », à l’arbre de vie…

    Antonio Rodriguez. En la demeure. Empreintes, 93 p.


    Antonio Rodriguez.


    Antonio_Rodriguez_par_Philippe_Pache.pngAntonio Rodriguez est né à Lausanne en 1973. Etudes de lettres à Lausanne et Paris. Il a publié deux recueils de poèmes, Saveurs du réel (Empreintes, 2006), En la Demeure (Empreintes, 2007), et de nombreux textes dans des revues suisses et européennes. Mène également une activité de critique universitaire avec des essais : Le pacte lyrique, Modernité et paradoxe lyrique: Max Jacob, Francis Ponge. Son écriture de création le porte également vers des formes interdisciplinaires, notamment avec l'image et la peinture, ou le renouvellement du roman photographique, dans Le Dépôt des rêves (Jean-Michel Place 2006) et une collaboration avec la plasticienne vaudoise Catherine Bolle (Ce qui, noir, prend souffle, Traces 2007). Il réside actuellement en France où il mène à bien l’écriture d’un essai et d’un nouveau recueil. Un nouveau recueil vient de paraître chez Tarabuste, sous le titre Big Bang Europa. Présentation à venir incessamment sous peu.

  • Magie des cafés

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    Chemin faisant (129)

    Haldas chez Saïd. – Lorsque Pierre ou Paule me demandent ce qu’il faut lire de Georges Haldas, je leur recommande de commencer par le début, c’est à savoir Boulevard des Philosophes et Chronique de la rue Saint-Ours, les livres dédiés respectivement au père et à la mère, non sans citer aussi la constellation des carnets de L’Etat de poésie et, pour le fin bec, La Légende des repas ou, pour les épiphanies quotidiennes, La Légende du football ou La Légende des cafés.

    S’il y a bien quelque chose d’un peu touristique dans l’évocation souvent convenue de la relation entretenue par certains écrivains et certains cafés (Ramon Gomez de La Serna au Café Pombo de Madrid, Joyce à L’Odéon de Zurich ou Haldas Chez Saïd, entre tant d’autres), ce qu’écrit Haldas des cafés genevois va bien plus loin que le pittoresque en restant au plus près de la vie et des gens que tous les jours il y observe, puisqu’il écrit et vit aussi bien au café, et La Légende des cafés cristallise ainsi l’univers même du poète, rages et bonheurs confondus.

    Haldas15.JPGJ’ai rencontré Haldas en 1974 au Domingo, son pied-à-terre de l’époque, où il m’a incité à me méfier du diable qu’il y a sous le paletot de chaque écrivain, et je me souviens que ces deux ou trois heures passées ensemble l’avaient été comme hors du temps, dans un cercle enchanté que j’ai retrouvé à chaque fois que nous nous sommes revus, à la Brasserie hollandaise ou Chez Saïd, vingt ans durant ou presque.

    Par la suite, le diable qu’il y a sous le paletot de chaque écrivain nous a quelque peu éloignés l’un de l’autre, mais nos « minutes heureuses » passées au café me restent inoubliables.

    12783785_10208796874106040_3819882094928688001_o-1.jpgCafé complet au Select. - D’aucuns prétendent que Paris fout le camp, se lamentent comme le faisait Albert Cossery dans la partie restau chic de l’Emporio Armani où il m’avait donné rendez-vous pour vitupérer les magnifiques garçons qui le servaient - symboles n’est-ce pas de la terrible décadence frappant ce quartier de Saint Germain-des-Prés dont lui-même avait été un acteur combien viveur et jouisseur en sa dégaine de dandy levantin -, et diverses librairies mythiques avaient bel et bien disparu ou étaient en voie d’être remplacées par des boutiques de luxe, mais l’optimisme a toujours guidé mes pas et cela m’a aidé à voir que la bohème d’antan et le vif popu se déplaçaient même si Chartier restait Chartier après la disparition de Julien

    Or ce matin, trois mois après les affreux attentats, un vieux garçon aussi stylé que ceux de Proust au Ritz me propose, au Select de Montparnasse, un Café complet tandis qu’un jeune rayon de soleil caresse les têtes des bonnes gens qu’il y a là.

    Vous avez dit Vigipirate ? Pas trace. Vous pensez que le massacre aveugle du Bataclan et environs a radouci et rapproché les Parisiens parfois si rogues ? C’est possible. Or passant du semi-chic montparno au carrément popu Le Havane, sous le métro aérien de Corvisart, où je lape ma soupe de midi avant une station au Bouche à oreilles de la place Paul Verlaine, je retrouve partout Paris et ses légendes éteintes ou relancées.

    from-the-street.jpgEntre Francis et Lipp. – Je me rappelai le côté théâtre du Café Francis pour l’avoir découvert à l’invite de Bernard de Fallois, et quelques années plus tard nous y étions revenus avec ma bonne amie, où la Comtesse nous avait élus ses fiancés préférés.

    Figure post-proustienne aussi opulente que nostalgique, établie à demeure au Georges V et n’en finissant pas de conspuer elle aussi l’époque, la Comtesse nous avait frappés par son mélange de gouaille impertinente et parigote quoique de la haute (« Vous savez, avec l’âge, on ose enfin dire ce qu’on pense ! »),et par la bienveillance tendrement généreuse avec laquelle elle nous enjoignait de vivre - et cent glaces alentour multipliaient la vision du joli trio de la rutilante descendante des Guermantes et des tourtereaux.

    Ambiance-chez-Lipp-1024x768.jpgEt ce soir ces glaces étaient celles de la Brasserie Lipp, où mon compère Florian le Savoyard, rencontré sur Facebook et devenu l’un de mes plus proches complices de lecture de ces derniers temps, avait tenu à m’inviter à son tour, moi qui avait passé cent fois devant l’enseigne au prestige littéraire certes en déclin mais de fameuse mémoire, sans y pénétrer pourtant, faute d’envie snob ou d’occasion.

    Or chez Lipp ou ailleurs, sous les plafonds peinturlurés art déco de Vagenende ou dans n’importe quel troquet des Batignolles ou de la Contrescarpe, au Café de la Butte-aux-Piafs, à La Coupole ou au Rosebud, enseignes qui en jettent ou pas, sommelières sympas ou serveurs claqués: qu’importe aux amis si la magie du café revit, à Paris ou ailleurs…

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  • Gang Bang de lecture

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    Du néo-colonialisme sexuel et de la réalité « latérale ». Un Magasin de curiosités genre brocante poétique. Le dernier thriller d’investigation de Michael Connelly et le cogneur lyrique Jacques Audiard dans Un prophète. De l’exhibition sexuelle à 17.000 euros et des plaisirs majuscules d’Alcofribas Nasier…

    Au Cap d’Agde, ce dimanche 20 mai. – J’ai pensé à ma conception d’une nouvelle phénoménologie ultra-réaliste, dans le roman contemporain, que je trouve chez un Michel Houellebecq ou chez un Bret Easton Ellis, en lisant hier la page du Monde consacrée au dernier film de l’Autrichien Ulrich Seidl, intitulé Paradis : amour et traitant du nouveau colonialisme que représente aujourd’hui le tourisme sexuel. Or, en songeant à mon projet de postface au deuxième roman de Quentin Mouron, Notre-Dame-de-la-Merci, je me dis que notre youngster est également bien parti, et dès son premier livre, pour illustrer cette nouvelle manière de réalisme oscillant entre le trash et la poésie, les effets de réel et une esthétique qu’on puisse dire lyrique ou poétique.

    °°°

    D’un réalisme panique. - Je lis ces jours de tas de livres à la fois, dont Le réel et son double de Clément Rosset, qui parle de ce phénomène très actuel qu’on pourrait dire le déni du réel, correspondant à une évidente peur du réel. Or il me semble que c’est en défiant celle-ci de façon panique, au dam de celui-là, qu’un Houellebecq, après le cinéma belge, a repris le flambeau d’un certain réalisme exacerbé au verbe électrique illustré par le Voyage de Céline ou par L’Apprenti de Raymond Guérin, pour ne citer que des romans en langue française. Loin de moi l’idée d’en faire une théorie trop codifiée, mais il me semble qu’ Au point d’effusion des égouts amorce une observation et des constats qui se développent plus amplement dans Notre-Dame-de-la-Merci. Je vais creuser le sujet à la lumière, entre autres, de ma lecture de Flannery O’Connor, qui participe elle aussi, avec beaucoup plus de finesse géniale que l’amer Michel, de ce réalisme poétique et panique auquel je pense.

    °°°

    Ramon3.jpgUne réalité « autre ». – Dans son introduction à L’Homme perdu, qui a un peu valeur de manifeste poétique, Ramon Gomez de la Serna évoque la nécessité, pour le romancier, d’inventorier « une sorte de réalité latérale », et c’est exactement à quoi s’emploie Jean-Daniel Dupuy dans Le Magasin de curiosités, que j’ai commencé de lire ce soir. « Je suis de plus en plus indigné par la glose naturaliste et monotone de la vie, privée de son imprévu, de son chiendent », écrit encore Ramon, qui affirme en outre qu’ »offrir un roman sans le véritable fatras de la vie » lui paraît futile, citant en outre Macedonio Fernandez qui évoquait le « plus grand réaliste du Monde qui le décrit tel qu’il n’est pas », et cela aussi nous ramène au Magasin de curiosités qui prolonge, d’une autre façon, le « roman de choses » que Ramon entendait substituer au « roman de personnages », bien avant les expériences du Nouveau Roman puisque L’Homme perdu date de 1946…

    DUPUY83B.jpgOr lisant le nouveau livre de Jean-Daniel Dupuy, édité dans une belle typographie « à l’ancienne » par les artisans d’Aencrages, je retrouve le parfum et la magie des explorations verbales ou topologiques de la littéraure latino-américaine (l’auteur m’a confié que Silvina Ocampo était sa boussole de préférence) ou l’esprit des oulipiens mais en plus sensuel (linguistiquement sensuel) et fantastique (thématiquement fantastique), avec une poésie d’une érudition baroque et fantaisiste que je m’efforcerai de mieux dégager après lecture. Il y a en tout cas là-dedans une suite au catalogue de l’impossible esquissé dans Invention des autres jours, qui fait écho à cet autre commentaire de Ramon : « Le roman n’est pas seulement, comme on l’a dit, « l’anthologie du possible », parce que c’est aussi « l’anthologie de l’impossible »…

    °°°

    Connelly5.jpgFormat polar. – En contraste absolu, la lecture du dernier thriller « judiciaire » de Michael Connelly, intitulé Volte-face et se déroulant essentiellement dans un prétoire de Los Angeles, ne ménage que des surprises… attendues, si l’on peut dire, et toujours « possibles » malgré l’astuce de l’intrigue qui consiste à faire passer le fameux avocat Michael Haller, défenseur des indéfendables, dans le camp de l’accusation où il devient procureur au procès rejugé d’une sombre affaire de petite fille assassinée.

    La force et le talent de Connelly restent impressionnants dans la mise en drame d’un travail d’investigation, formidablement documenté et jusqu’aux plus subtils détails, sur le fonctionnement de la justice criminelle californienne. Ceux qui sont scotchés aux séries télévisées du genre, cousus de dialogues assommants (à mes yeux en tout cas) et multipliant les situations possibles et imaginables, hausseront peut-être les épaules, mais j’avoue avoir marché, sur ce plan-là, tout en m’ennuyant un peu  à l’évocation des menées personnelles ou familiales (une fille qu’il a maintenant sur les bras) de l’inspecteur Bosch, dont les faits et gestes deviennent aussi prévisibles que ceux du Bob Morane de notre adolescence, avec la même touche indéniablement sympathique pour sauver la mise…

    °°°

    Murakami7.jpgLectures panoptiques. – J’avais plus ou moins prévu de ne descendre dans le Midi qu’avec deux trois livres, mais alors du super consistant, à savoir Voyage de Céline pour finir d’en annoter ma énième traversée, Les Frères Karamazov dans la traduction de Markowicz, et l’édition Biblos des nouvelles de Flannery O’Connor que je lis et relis également parce que j’aime inépuisablement l’humanité et la poésie fulgurante de cette chère peste. Et puis non, il en a été tout autrement : j’ai laissé Céline et Dostoïevski a casa pour les remplacer par une douzaine de livres plutôt récents, à commencer par le passionnant recueil de chroniques littéraires de Michel Cournot, De livre en livre, tandis que Lady L. emportait le premier volume de la trilogie japonaise « culte » d’Haruki Murakami, 1Q84. Ensuite, il nous a suffi d’une première escale à la Nouvelle librairie sétoise pour doubler le volume de nos réserves, et d’une visite chez Sauramps, à Montpellier, qui nous fait nous retrouver avec les classiques 33 livres «à lire absolument », sans compter cette pub affriolante qui nous recommande de lire, toutes affaires cessantes, Le Diable tout le temps de Donald Ray Pollock, taxé par les uns de « foudroyant » et de « sauvage », de « dévastateur » et d’ « effarant », quelque part entre Flannery O’Connor (mais si !) et Shakespeare, bref demain nous allons refaire nos plaquettes de frein à Béziers et sûr que je me le paie…

    Ce qu’attendant je lis alternativement De l’aurore de Maria Zambrano, où je retrouve maintes perceptions que j’ai notées dans mes Pensées de l’aube, je m’énerve à la lecture des doctrinaires réunis par Paul Ariès dans le volume collectif qui en appelle à une « décroissance de gauche » sous le titre englobant de Décroissance ou récession, je souris patiemment en relisant Le réel et son double de Clément Rosset, qui me semble tellement plus gourmé et pesant que l’Espagnole dansant pour ainsi dire sa pensée, j’avale Volte-face de Michael Connelly en quelques heures et sans le lâcher, puis je regarde Un prophète de Jacques Audiard à la télé – très fort dans le genre du docu-thriller sur la vie en prison et la transition des caïds corses aux imams, avec du vrai cinéma qui cogne et qui chante en prime, plus Niels Arestrup magistral et un jeune comédien non moins étonnant dont le nom m’échappe -, et je reprends ma lecture du Magasin de curiosités de Jean-Daniel Dupuy dont m’épatent les cristallisations d’idées et d’images autant que les trouvailles d’érudition « latérale », j’attaque Spinoza avait raison de Damasio pour avoir l’air moins inculte en matière de neurosciences aux côtés de ma bonne amie, enfin je poursuis ma progression dans le labyrinthe vocal/verbal super proustien de La nébuleuse de l’insomnie, dernier opus traduit d’Antonio Lobo Antunes qui me semble de sa meilleure fontaine...  

    °°° 

    De l’attention transversale. - On me dira que cette façon panoptique de lire 33 livres en même temps ne peut que nuire à l’attention requise par un livre à la fois, mais telle n’est pas du tout mon opinion: je prétends au contraire que la plus vive attention concentrée sur un texte (par exemple le début du roman Et ce sont les violents qui l’emportent de Flannery O’Connor) peut accentuer le relief particulier de tel autre texte (par exemple le début du premier tome de 1Q84 de Murakami, dans lequel je me suis lancé avant-hier), ou que tel aperçu d’une page de Maria Zambrano gagne aussi à « dialoguer » avec telle autre page d’Annie Dillard, ainsi de suite.

    Cap17D.JPGAujourd’hui le temps maussade, voire brouillasseux, était favorable à la lecture-lecture, mais lire les visages des gens cheminant sur la grève, contempler le spectacle des grandes vagues se brisant sur les rochers de la jetée au petit sémaphore, relever les derniers texti (un texto, des texti) de nos enfants, déchiffrer les inscriptions visant à la préservation morale du biotope (toute exhibition sexuelle est passible d’une amende de 17.000 euros ou d’emprisonnement) ou au contraire à l’incitation à la débauche entre adultes consentants (ce soir Gang Bang au Jardin d’Eve), bref grappiller de l’Hypertexte à tout-vat ne saurait que nous « éjouir un max » pour parler comme le cher Alcofribas Nasier quand il oubliait son nom de plume…  

  • La bonne chanson des gestes

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    Le Traité des gestes de Charles  Dantzig est d’un gai savoir allègre

     

    Drôle d’oiseau bariolé de la littérature contemporaine dont la lecture du monde aussi érudite que fantaisiste rejaillit sous toutes les formes transgenres de l’essai et du poème ou du roman, l’auteur du mémorable Dictionnaire égoïste de la littérature française et de la non moins épatante Encyclopédie capricieuse du tout et du rien, excelle au grand écart entre savoir ouvert au monde et récit très personnel, dans ce Traité des gestes qui s’inscrit (entre autres) dans la lignée étincelante d’un Ramon Gomez de La Serna…  

    Chronique de JLK    

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    Il va de soi que le langage des gestes ne se limite pas à la langue des signes des gentils malentendants pas plus qu’aux méchants doigts et autres bras d’honneur des crétin(e)s qui vous dépassent à toute heure sur les autoroutes de la muflerie, appelant autant de gestes réactifs appropriés ou non, etc.

    Le premier geste de l’enfant est comme une signature perso, qui rappelle celui de notre ancêtre se hissant sur ses pattes antérieures pour apposer ses mains enduites de sang de bison au plafond de la grotte d’Altamira ou partout ailleurs - aujourd’hui entre tags et graffiti.

    Je suis donc je bouge. Je tique donc je toque à l’attention d’autrui. Je me prends la tête pour me la jouer penseur de Rodin mais ça peut aussi signifier un gros chagrin ou une migraine à se damner - geste du revolver sur la tempe. Si Hannibal Lecter se retourne pour vous jeter un regard à la fin de l’épisode, vous savez que ce geste est une menace de plus.

    Il y a les gestes polis de nos grands-pères soulevant leur chapeau, comme il y a le geste minable de celui qui fauche une fleur sur une tombe, les gestes élégants ou les gestes de la moquerie, les gestes pour-ne-rien-dire ou les gestes déchirants.

    « Superficiels, écrit Charles Dantzig, les gestes sont plus importants que nous ne le pensons, nous qui les laissons sortir de nous et y rentrer comme des coucous, et sans leur accorder plus d’attention; un appui à nos paroles, des éclairs de nous, je ne sais quoi d’autres».

    Des éclairs de nous ! Des reflets, des aveux involontaires ou conscients, des morceaux de nous qui sont comme des possibilités d’ILS, de VOUS tous et de tous mes MOI. Bref, comme rien de ce qui est humain n’échappe à la chanson de geste des gestes, il y a une anthropologie de la gestuelle, une poétique du beau geste ou de la moche attitude (gestes de la petite emmerdeuse ou du gros con), une typologie du geste cinématographique (le geste de Charlot qui balance son mégot dans le tuba du musicien voisin ou celui de Marilyn retenant l’envol de sa robe-corolle au-dessus de la bouche d’aération du métro, une doxologie (geste du Seigneur bénissant) ou une démonologie (geste du saigneur sévissant) de ce langage plus récemment intégré dans l’investigation psychologique ou policière des profileurs «mentalistes», etc.

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    Personnel et partial, donc parfois injuste…

    Charles Dantzig est une chanson de gestes à lui seul, qui emprunte à toutes les formes, classant d’ailleurs explicitement ses quelque trente livres parus en «formes de romans» et «formes de poèmes », «formes d’essais» et «formes de traductions», celles-ci (de Scott Fitzgerald, Joyce et surtout Wilde) indiquant plus précisément son penchant marqué pour la littérature anglo-saxonne.

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    Dans Les écrivains et leurs mondes, somme transitoire parue dans la collection Bouquins réunissant son Dictionnaire égoïste et d’autres textes aussi éclairants que péremptoires (et parfois discutables à mon goût) sur l’esthétique littéraire anti-naturaliste de l’auteur dont le plus salubre me semble La guerre du cliché, Charles Dantzig, posant crânement en couverture, le geste de se tenir la tête de sa main gauche, affichait plus souvent qu’à son tour ses positions personnelles d’écrivain gay de gauche, qui réapparaissent à tout moment dans ce Traité des gestes, souvent avec humeur, ce qui se comprend s’agissant de la minorité qu’il défend bec et griffes, et parfois aussi avec lourdeur, notamment quand il se veut le plus «spirituel».

    Affirmer ainsi, que Dante est l’homme le plus dénué d’esprit de l’histoire de l’humanité, me semble relever de la même injustice, à vrai dire insignifiante, que lorsque notre censeur conchie Céline ou Dostoïevski, entre autres «gestes judiciaires» expéditifs. Mais on se rappelle qu’au chapitre des énormités célèbres un Nabokov réduisait à rien un Faulkner et que Céline, précisément, fit de Proust un enculeur de mouches sans intérêt.

    Bref, on ne demande pas, au jardin zoologique, à la gazelle de comprendre la psychologie du rhinocéros, ni à celui-ci d’être sensible au chant du rossignol, et l’on passe donc allègrement sur ces agaceries pour achopper à la substance incessamment surprenante et tonique de cet inépuisable Traité des gestes.

    Au bonheur des listes et formules    

    «Rien ne me paraissait plus beau, enfant, que de voir ma mère s’asseoir. Elle pliait ses belles jambes, descendait vers la galette de la chaise en gardant le torse droit puis, assise, rejetait ses jambes de côté».

    Ainsi s’exprime le Charles doux et sensible, dont l’écriture toujours précise nous apprend qu’une chaise a une «galette», avant de durcir le ton sur la même page : « La grossièreté des hommes qui s’asseyent en écartant les jambes dans le métro est un des signes les plus révoltants de l’indifférence à autrui, c’est-à-dire du manque d’imagination».

    Or, justement, l’un des grand atouts de Charles Dantzig est la saisissante imagination dont il fait preuve dans la ressaisie et la mise en rapport d’observations de toute espèce grappillées dans ses lectures ou ses vacations de Parisien, ses voyages (en Egypte, en Iran, en Inde, aux States, partout) ou ses souvenirs d’enfance ou de jeunesse, ses chagrins personnels ou ses exécrations socio-politiques, aussi à l’aise dans le commentaire des Techniques du corps du sociologue Marcel Mauss que pertinent dans son rapprochement du geste de Mick Jagger se déhanchant et d’une figure princière de la peinture baroque.

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    Amateur et praticien pléthorique de listes (il y en a plus de 700 pages dans son Encyclopédie capricieuse du tout et du rien, qui s’achève sur la Liste des listes à établir dont le première est une Liste des sentiments allègres), Charles Dantzig ne figure pas dans le florilège du genre établi par Shaun Usher sous le titre d’Au bonheur des listes, alors qu’il eût mérité d’y être intégré entre Roald Dahl et Charles Darwin, en compagnie de 125 auteurs listiers aussi variés et inattendus que Johnny Cash et Georges Perec, Benjamin Franklin (Dictionnaire du buveur), Martin Luther King (Suggestions aux usagers de bus non ségrégationnistes) ou Pablo Picasso et Sid Vicious, notamment.

    Par ailleurs il est un écrivain, pas moins omnivore et fantaisiste que Dantzig, auquel celui-ci pourrait être apparié par son art étincelant de la formule, et c’est Ramón Gòmez de La Serna, génial auteur espagnol (1888-1963) pratiquant lui aussi le mélange des formes, dont les fameuses Greguerias, du genre fusées poétiques en deux trois lignes, sont du Dantzig dansant avant l’heure.

    Dans l’inventaire des Gestes végétaux, celui-ci égrène : «Se tenir au garde-à-vous comme un cyprès», «S’étirer comme un hêtre», «Nager comme un cèdre du Liban », ou « Pencher le cou comme une tulipe», quand Gómez de La Serna remarque que «Le jardin bourre sa pipe de feuilles mortes», que «Ramasser un gant tombé c’est donner la main à la mort», ou que «Celui qui a applaudi avant la fin du morceau voudrait que la terre l’engloutisse».

    Alors Charles Dantzig, à la rubrique Applaudir, de dauber sur ces spectateurs d’opéra (au festival d’Aix, en 2015, pour l’Elektra de Strauss) qui s’applaudissaient eux-mêmes d’applaudir un spectacle applaudi tous médias confondus («l’union sacrée se fait en France par le snobisme») quand lui-même n’y a vu qu’une mise en scène «faux chic austère» qui donnait «l’impression de sous-directeurs d’hypermarchés en congrès se réveillant d’une cuite parmi des veuves corses cherchant leurs verres de contact par terre »…

    Si l’ensemble considérable des Greguerias de Gómez de la Serna (dont Valéry Larbaud a traduit une partie sous le titre de Criailleries) cristallise une vision du monde, l’on pourrait en dire autant de ce Traité des gestes

    qui rappelle aussi les inventaires encyclopédiques de l’honnête homme des Lumières que fut un Buffon, avec un mélange de classicisme classieux et d’irrévérence souvent salubre.

          maxresdefault-2.jpg Moraliste à la française mais d’aujourd’hui, donc volontiers en rupture de vertu dopée à la «moraline», Charle Dantzig écrit ceci à propos des Gestes communs qui me semble significatif, précisément, du sens commun constituant son socle éthique: «Si les gestes originaux sont les plus enchanteurs, les gestes communs sont les plus touchants. Ils signalent l’appartenance à la communauté des hommes. Si dandy que se croie le dandy, à un moment ou l’autre il tend la main pour en serrer une autre»…

    Avec la grâce des papillons

    Enfin, la plus belle part de ce traité dépasse, et de loin, une phénoménologie seulement sociale ou, de loin en loin, le juste combat polémique du gay contre ceux qui réduisent autrui à sa caricature (Gestes efféminés, etc.), pour atteindre une dimension plus profonde relevant de la poésie au sens le plus large.

    «À l’instar de la parole mes gestes ne sont pas moi seul», lit-on ainsi dans le beau chapitre intitulé Papillons, papillons. « L’homme est une oeuvre d’art qui s’ignore. Cette œuvre se crée par les gestes plus librement que par la parole, aucun tyran n’ayant pensé à inventer une syntaxe des gestes pour nous faire nous mouvoir de la naissance à la mort comme dans un stade maoïste. Être hors de soi ne devrait pas vouloir dire être en colère. Papillons, papillons, sortez de moi, allez vers mes frères, sculpture légère, erronée, vivante »

    Et ceci comme bel envoi final : «Dans le jardinage à la française de la vie par le Temps, les gestes font des crocs-en-jambe, des pieds de nez, tirent la langue. Venez, enfants moqueurs ! Les gestes contredisent le Temps !»  

     

    Charles Dantzig, Traité des gestes. Grasset, 407p.

    Shaun Usher. Au bonheur des listes, Editions du sous-sol, 317p.

    Ramón Gómez de La Serna. Greguerìas. Editions Cent Pages, 1992.

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    (Dessin original de Matthias Rihs pour la chronique de JLK parue sur le média indocile Bon Pour La Tête.

  • Mémoire des objets

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    Il est certains livres auxquels on revient comme en certains lieux pompeusement dits aujourd'hui "de mémoire" ou tenant lieux de greniers universels et autres débarras -  de ce que les Madrilènes appellent le Rastro ou de ce que les Parisiens appellent les Puces, et telle est en partie l'Autobiographie des objets de François Bon, mais en partie seulement et à l'exclusion de toute nostalgie douceâtre puisque ce repérage personnel de choses évocatrices de dates et de faits balise un parcours personnel et familial, voire générationnel (pour parler encore le langage des temps qui courent), où se perçoit, dans le transit des objets et de la relation qui nous y a  attachés et continue parfois de le faire, l'évolution de tout un bout de siècle, de nos aïeux à nos enfants.

     

    Comme j'entends énormément de Proust ces jours. en écoutant l'intégrale enregistrée du Temps retrouvé modulé par les voix alternées de Michael Lonsdale (le plus moelleux), Denis Podyladès et André Dussolier, tout en peinturlurant mes cinquante variations sur le thème pseudo-kitsch du Cervin (le Matterhorn n'est un cliché que pour ceux qui n'ont qu'un passager regard nippon sur son immensité variée), j'apprécie les pauses de cette autre lecture, arrimée aux simples  choses de la vie, rompant avec la fluviale et parfois assommante prose proustienne.

    À tout coup en outre, alors que les souvenirs de Proust tendent parfois à nous phagocyter, les têtes de chapitres de l'Autobographie des objets relancent nos propres souvenances. Ainsi de Transistor ou de Dictionnaires,  de Photos de classe ou de Navigateurs solitaires - qui tout aussitôt fait surgir Alain Bombard d'une déferlante -, ou encore de Pattes d'eph ou de Premier livre, j'en passe en me rappelant juste au passage le Papelucho que nous lisait notre mère, ou Londubec et Poutillon, vers nos trois quatre ans...   

     

    Ce qu'il y a de poétique chez François Bon l'est sans le vouloir, répondant aussi bien au voeu d'un Ludwig Hohl quand celui-ci écrit:  "On ne doit pas être poétique en poésie; tel est le secret".

    Bon4.jpgFrançois Bon écrit par exemple ceci de la deux-chevaux: "Quatre roues sous un parapluie, c'était le projet de base de la deux-chevaux". Ce qui commence bien. C'est du lyrisme sans forcer. Continuant comme ça: "Dans les années soixante elle s'en éloigne, plus pimpante, les odeurs à l'intérieur sont toujours aussi réjouissantes, mêlant plastique, métal et tissu". Ensuite s'ajoutent de précises considérations techniques sur le véhicule par excellence de notre jeunesse, après le vélosolex, aboutissant au récit d'une équipée sans permis en ville que le père de l'auteur se retint de punir par une "terrible danse" puisque, garagiste et fils de, il était pour quelque chose dans les engouements mécaniques du bon fiston dont on constate à tous les coins de pages la passion respectueuse pour les objets de métier (sa première règle à calcul vaut son missel de première communion) ou de loisir (sa première guitare Yamaha).

     

    De fait, il ne faut pas oublier le principal , qui est que François Bon raconte un peu sa vie en racontant les objets, tout en nous incitant à nous remémorer  à tout moment la nôtre par le truchement de nos "objets transitionnels", comme le dirait à sa façon un divan freudien.. J'aurais ainsi un chapitre entier de mes Mémoires posthumes à consacrer à Brzydula (prononcer Bjidou-oua), la deux-chevaux de nos dix-huit ans avec laquelle, un ami et moi, nous avons sillonné la Pologne de 1966 où la chape communiste pesait encore lourd sur un peuple artiste à l'humeur légère dans les cabarets et les théâtres. Toute bleue était Brzydula, aussi bleue  que celle de ma bonne amie quand la vie nous a réunis. Puis vint la Diane qui n'avait plus le même charme, ni guère d'odeurs...

    Chacun (et dans chacun il y a chacune et chacuns) trouvera, dans la boîte à outils de François Bon, de quoi démonter et remonter quantité de souvenirs, comme l'évocation d'une petite poule mécanique ne manquera de rappeler tel oiseau articulé de fer-blanc battant des ailes ou tel pantin de bois polychrome plus ancien.

    François Bon cite aussi la revue en fascicules Tout l'Univers, qui nous a fait également voyager par l'imagination, comme les premières tournées de Connaissance du monde. En Suisse romande, nous avons eu droit à la formidable série des Albums N.P.C.K., produits par le conglomérat chocolaier Nestlé-Peter-Cailler-Kohler, sur les pages desquelles nous collions des vignettes obtenues par l'achat de produits desdites firmes.Or les collectons de ces albums,souvent liquidées par des mères impatientes de "faire de la place",valent aujourd'hui des sommes. Je garde précieusement mes exemplaires d'Oiseaux de tous pays et de La ronde des métiers...

     

    Question métier, François Bon en parle mieux qu'aucun écrivain français vivant (Simenon était Belge et il est mort), avec la piété filiale des fils de manuels et le sens "politique", aussi, d'un authentique homme de gauche. Le métier de vivre est aussi invoqué dans ces pages, dont la mention me rappelle aussitôt l'un des plus beaux recueils de la poésie italienne du XXe siècle, Travailler fatigue, de Cesare Pavese, à égale hauteur du Canzoniere d'Umberto Saba.

    Donc il faut revenir et revenir à cette Autobiographie des objets de François Bon, comme il faut revenir au Rastro de Ramon Gomez de La Serna (chez André Dimanche) ou aux écrits sur son enfance de Walter Benjamin, entre autres.

     

    À présent il suffirait de brancher un GPS pour rallier Saint-Michel-en-l'Herm ou Mirambeau, dont François Bon fait chanter les noms sans que je sache  diable où les situer sur la carte hexagonale. Cependant ce qui me réjouit, aussi, tient à cela que le recours au GPS n'exclut pas absolument l'égarement de ses usagers. Plusieurs de ceux-ci qui s'en sont crânement servis pour arriver à La Désirade, notre nid d'aigle préalpin, ne sont ainsi jamais arrivés jusqu'à nous à ce jour. Nous accordons une tendre pensée à leurs os blanchissant dans les pierriers...

     

    François Bon Autobiographie des objets. Editions du Seuil. 244p.      

     

     

  • Aux oreilles d'Olympe

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    Notules et notuscules sur les arrivages quotidiens de La Désirade, tous genres confondus…

    LireLodoli.jpgMarco Lodoli. Îles ; guide vagabond de Rome. Traduit de l’italien par Louise Boudonnat. La Fosse aux ours, 218p.

    En préambule, Louis Boudonnat situe assez exactement le type et le ton de ce recueil de chroniques, initialement parues dans les pages romaines de La Repubblica : « La Rome vagabonde de Lodoli n’appartient à aucun guide touristique : c’est une ville d’îlots de beauté et de poésie qui émergent d’un dimanche pluvieux, ou d’un après-midi ensoleillé, mais que seul un œil clairvoyant est capable de saisir. C’est une place immobile redevenue une peinture métaphysique ; une statue nichée dans une église hors des sentiers battus ; un bar où la nuit se transforme en odyssée de solitudes, d’amours et d’existences fortuites ».
    Ledit bar est à visiter, plus précisément, à la toute fin de la nuit, Piazza Venezia, à l’enseigne du Castellino. Et pour des jours à musarder, ou simplement à lire ce livre ailleurs que dans la Ville éternelle, les cent curiosités citées (telle l’église lilliputienne de Largo dei Librari, jouxtant un vieux resto à terrasse où se déguste le filet de morue, à trois pas du Campo de Fiori…) constituent un parcours extrêmement plaisant, agrémenté de commentaires épatants de l’auteur, d’une belle écriture fluide et fantaisiste. En se pointant par exemple place Saint Eustache, juste à côté du Panthéon, en levant les yeux, on apercevra une tête de cerf surmontée d’une croix, dont l’auteur raconte l’histoire intéressante avant de conclure sur la triste fin du saint, cuit tout vif dans un taureau d’airain chauffé à blanc. Dire enfin qu’il y a quelque chose d’un Ramon Gomez de La Serna dans les observations et la poésie de Marco Lodoli…

    Nota bene : bon exercice de lecture pour l’amateur de langue italienne : Isole ; guida vagabonda di Roma, Einaudi.

    LireMcCarthy.jpgCormac Mc Carthy. Un enfant de Dieu. Traduit de l’anglais par Guillemette Bellesteste. Actes sud,1992 ; Points Seuil- roman noir, 2008.
    On a beaucoup parlé de Cormac Mc Carthy à propos de ses deux derniers romans, Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme, mémorable plongée dans les ténèbres du Mal contemporain, et La Route, admirable fresque apocalyptique, mais Un Enfant de Dieu, datant de 1973, est resté assez méconnu, en tout cas moins en vue que la fameuse Trilogie des confins, Le gardien du verger ou Méridien de sang, alors qu’il relève sans doute de la vision la plus radicale de l’écrivain, du côté du Faulkner du Bruit et la fureur ou de Tandis que j’agonise. Le protagoniste, du nom de Lester, genre innocent monstrueux, marqué en son enfance par le suicide de son père survenu après la disparition de la mère en galante compagnie, préfigure le serial killer dont la morne répétition, en littérature ou au cinéma, n’aura que très rarement l’aura symbolique, voire théologique, de ce muet avatar de l’ange exterminateur. L’écriture de Cormac McCarthy touche ici à l’os de la réalité, avec la même âpre grâce que dans La Route ou Méridien de sang, une phrase après l’autre, un os après l’autre, un os et un clou, un pas et un coup. Relatés par un narrateur neutre rappelant l'implacable murmure d’un choryphée, le roman vibre d’humanité fruste « autour » du trou noir que constitue la présence-absence de l’enfant appliquant à sa façon la « justice divine ». Bref, c’est du haut lyrisme puritain et ça ne se lit pas sur la plage…

    LirePerry.jpgJacques Perry-Salkow. Anagrammes ; pour sourire ou rêver. Le Seuil, 176p.
    Le jeu de l’anagramme fut très prisé dans les cours (et les arrière-cours) aux XVIe et XVIIe siècles, qui consiste à mélanger et intervertir les lettres d’un mot ou d’une expression pour en tirer un autre mot ou une nouvelle expression. Par exemple : Arielle Dombasle – À l’ombre de l’asile. S’il n’est tenu compte ni des accents ni des expressions, le jeu n’en est pas moins délicat, voire ardu. Est-il bien sérieux de s’y livrer alors que le prolétaire se tue à l’usine tant que la ménagère en cuisine ? Cette éthique question ne semble pas avoir troublé Jacques Perry-Salkow qui, après Le Pékinois, en 2007, remet ça pour l’agrément de la mère ou foyer et de l’ouvrier. La France d’en bas goûtera sans doute, ainsi: Jean-Luc Delarue – Le jeune Dracula, ou mieux encore : Jean-pierre Foucault – Purée, la France jouit ! Ou encore : Daniela Lumbroso – Roulis à l’abdomen, et Miou-Miou – Mmm…oui…oui ! Quant à la France qui se dit d’en haut, elle appréciera non moins : La princesse Stéphanie – Hantée par les piscines, ou La madeleine de Proust – Don réel au temps idéal. La fantaisie est au rendez-vous avec La Fontaine gorillé : Le lièvre et la tortue – Le lévrier et le tatou, et le lyrisme embué d’Alain-Fournier : Le Grand Meaulnes – Le sang d’une larme. Enfin, le dernier chapitre consacré aux secreta de la Bible (on sait que la Kabbale fit grand usage de l'anagramme) n’est pas des moindres, où « Je suis le Seigneur ton Dieu » devient « Je souris et déguise l’ennui » et, top de l’esprit évaangélique, où «Aimez-vous les uns autres » donne « Tous, sans mesure, suivez le la »…

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    TRAGICOMIQUE. - Le dimanche 19 septembre 1963, Albert Caraco écrit ceci dans son Semainier de l’agonie, dont le titre évoque à la fois le déclin de la France, trahissant selon lui sa mission de luminaire espéré de l’Europe, et la triste déchéance physique et psychique de sa mère: «Madame Mère expirera cette semaine, ce n’est plus qu’un vieux monstre, un paquet d’ossements privé de conscience, un objet pour tout dire et qui me glace à simple vue, je l’aurais étranglée depuis des mois si l’on eût approuvé mon geste. Elle a manqué sa mort, sa mort fut dégoûtante et je ne manquerai la mienne, la nausée qu’elle me procure reste à jamais associée à sa mémoire, la femme y devint bête, la bête y devint chose, au moins la chose sera-t-elle promptement réduite en cendre »…
    On a cru que Paul Léautaud avait poussé loin le détachement au chevet de son père, comme il le raconte dans In memoriam où il observe son père en train de «décéder un peu plus », mais Caraco ne le lui cède en rien et voit plus large quand il évoque les honneurs posthumes que ne connaîtra pas sa mère : «Les simagrées à la chrétienne nous serons épargnées et je m’en loue, la mort est une défécation et le cadavre est un étron, bâtir une philosophie sur un amas de chair qui se défait en pourriture est digne de cervelles catholiques, les morts ne sont pas respectables et ceux qui les honorent mériteraient d’avoir à les manger. L’Ancien Testament avait là-dessus les idées les plus philosophiques, le Judaïsme de la vieille roche l’emporte de beaucoup sur le Christianisme et son économie de l’outre-tombe, ses sacrements, ses indulgences, son enfer éternel servant à jamais de spectacle aux bienheureux en quête de frissons». (Ce vendredi 10 septembre)
     
    PLAIGNONS LE NIHILISTE. – L’on peut se dire, bien entendu, que les contempteurs de la bonne vie sont de mauvaise foi, comme je le suis (un peu) quand je la magnifie alors que j’en évalue de près les affreux dégâts, mais tout de même, en lisant Caraco et en tâchant de me le représenter en train de cuver la fureur que lui inspire le monde actuel, avant d’en écrire à foison, je le plains d’avoir été, fils unique de gens fortunés, sans frères et sœurs pour le divertir ou le tarabuster, sans femme de chair ou sans mignon fessu, sans enfants à langer le matin et à border le soir, sans savoir rien de la vie que son savoir immense et sans désirer rien enfin que la mort, etc.
    Or le paradoxe est que ce qui nous intéresse chez lui, plus que ses idées et sa philosophie, est précisément ce qu’il arrache à la vie par son écriture à l’irrépressible courant, majestueuse et glaciale mais avec des moires et des éclats qui sont, ressaisis par un style sans pareil - la vie même...
     
    DU SHOW « POUR MÉMOIRE » - L’époque étant à l’obsessionnelle négation de la mort, qui explique le succès industriel des cosmétiques à l’américaine et la passion des commémorations – on se rappelle les douze pages d’hommage de Libé à la mort du poète Henri Michaux, relevant d’une sorte de jobardise de circonstance -, le déploiement médiatique «pour mémoire», et pour la énième fois, des témoignages de tout un chacun sur ce qu’elle ou il faisait ce matin-là du 11 septembre, à quoi s’ajoutent aujourd’hui ceux des enfants des disparus, prétend nous faire prendre conscience «définitivement» de l’incommensurabilité abyssale de l’événement («la plus grand tragédie de l’histoire de l’humanité » ai-je même entendu bêler), alors que le show aboutit à l’effet inverse, ne profitant finalement qu’au profit, etc.
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    L’ESPRIT DU CONTE. - Notre ami Pierre Gripari aurait apprécié, en conteur familier des monstres de la psychologie humaine, de mères dévorantes en fils dédoublés à multiples avatars, le petit roman très singulier que m’a envoyé, je ne sais trop sur quelle recommandation, un jeune Laurent Pépin psychologue de son état et donnant de ses activités, réelles ou transvasées, l’image la plus joyeusement déjantée, qui emprunte à la fois à la tradition classique des contes et à ses dérivés poético-fantastiques actuels à la Harry Potter et autres fleurons de la culture juvénile, sur un fonds d’expérience réelle de la douleur et des vertiges métapsychiques, probablement vécue mais sublimée par la métaphore.
    La chose s’intitule Monstrueuse féerie, elle relance en somme la protestation «poétique» de l’antipsychiatrie, mais c’est, au-delà du magma de son matériau psychopathologique parfois pesant, par la tension et l’inventivité de son écriture, et surtout par sa façon d’honorer l’esprit du conte que ce récit se distingue de la pléthore grise des « récits de vie » au goût du jour.
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    AVATARS BALZACIENS. – À l’approche de la millième page du premier volume des Œuvres de Balzac en édition Omnibus (que je préfère à mes volumes de La Pléiade au motif que le papier bible se prête mal aux annotations marginales), et touchant donc à la fin de ma troisième lecture d’Illusions perdues, à vrai dire la première suffisamment attentive pour absorber à peu près tout du matériau prodigieux de cet immense tableau de mœurs et d’évolution sociale, à la bascule de la modernité médiatique, je vois mieux aussi, et cela grâce à la bio combien éclairante de Stefan Zweig, comment Balzac s’est subdivisé dans les personnages de Lucien Chardon alias de Rubempré, David Séchard et du meilleur ami parisien du poète « monté » à Paris, ce d’Arthez sage et loyal que le joli cœur trahit de la même façon qu’il abuse de ses proches, en «femmelette» dont le portrait, dans la terrible lettre de d’Arthez à la sœur de Lucien, est bel et bien celui du Balzac dandy courtisan et, de façon plus générale, d’une certaine frivolité française aussi brillante que vaine, efféminée et factice. Dire que Balzac est « tous ses personnages », comme Flaubert disait s’identifier à Madame Bovary, n’a pas grand sens, mais le fait est que le jeune poète, beau comme un ange et talentueux comme un démon, représente une part évidente, fût-elle « fantasmée », d’un Honoré apparemment tout pataud mais combien doué à se payer de belles paroles (ses lettres à Madame Hanska en témoignent à foison, comme le souligne Zweig), alors que Daniel d’Arthez incarne sa part la plus noble - probablement son idéal à tous points de vue, etc.
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    AVEC LES ENFANTS. – La Désirade aura été pour nous, pendant plus de vingt ans, notre Eden au bord du ciel jamais perturbé par aucun serpent de discorde ou autres démons mesquins, où nos quadras et leurs rejetons ont trouvé ces mois un refuge momentané en attendant la transformation de leur vieille arche retapée au cœur du bourg d’Aigle, et j’y retrouve à chaque fois de nouveaux livres à en emporter (ce soir trois traductions de Muños Molina et les Lettres aux hirondelles de Ramon Gomez de La Serna, Sexe et caractère du terrible Weininger et le volume autobiographique du Manifeste incertain de Pajak), mais cette escale dominicale est devenue l’occasion surtout de passer un moment de lecture avec nos deux lapereaux vifs «comme des boules de mercure», selon l’expression de Cingria, ce soir à la rencontre du magicien d’Oz avec Anthony et, pour Timothy le benjamin, par la traversée délirante d’un album très colorié d’anatomie humaine descriptive où j’ai brodé sur les menées prodigieuses de la fée Hypophyse et détaillé les circonvolutions du cervelas cérébral hanté par les nains Neurones et Synapses, etc. (Ce dimanche 12 septembre)
     
    Dessin: Albert Caraco, 1932.

  • Questionnaire Marcel Proust

     

     


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    1. Quel est pour moi le comble de la misère?

    -         C’est l’imbécillité et l’impossibilité d’y échapper (coincé dans un ascenseur en panne ou n’importe quel lieu emmuré avec un, voire, pire : deux imbéciles. « L’enfer, c’est les imbéciles » (retouche à Huis Clos)
    2. Quel est le principal trait de mon caractère?

    -           C’est la dualité et le refus d’en sortir ; l’indécision et la paresse d’en sortir.


    3. Quelle est la qualité que je préfère chez l'homme ? Et chez la femme?

    -           Chez l’homme c’est la douceur courageuse et la porosité sensible, enfin tout ce qui brise l’imbécile, donc l’humour. Chez la femme, les mêmes qualités vont pour ainsi dire de soi: elle les a naturellement, donc peu de mérite.


    4. Quel est mon idéal de bonheur terrestre?

    -           Un être aimé et un livre, des enfants petits de tous les âges, le samedi soir au cinéma, des amis pas trop longtemps, le silence de l’aube, la nuit sur le lac. Ce que je vois me regarde.

    -          
    5. Quelles fautes m'inspirent le plus d'indulgence?

    -           Toutes sauf le manque d’indulgence.


    6. Si vous n'étiez pas vous-même, qui auriez-vous aimé être?

    -           Qui je suis sans me regarder.


    7. Où aimeriez-vous vivre ?

    -           Partout avec l’équipement requis : radiateur ou ventilateur.


    8. Ce que j'apprécie le plus chez mes amis ?

    -           L’attention, le rire et la gentillesse.

    -           9. Mon principal défaut

    -           L’indécision.


    10. Mon occupation préférée ?

    -           Faire, et ne rien faire.


    11. Mon rêve de bonheur

    -           M’endormir de bonne heure.

    -           12. Quel serait mon plus grand malheur?

    -           Perdre celle ou ceux que j’aime.


    13. Ce que je voudrais être en ce moment précis

    -           Être en ce moment précis.

    -         14. Mets et boissons préférés ?

    -           Ce qu’il y a sur la table.

    -            Couleurs, fleurs, oiseaux préférés ?

    -           Celles et ceux  qu’il y a au jardin, le long des chemins et dans le ciel.


    15. Mes auteurs favoris ?

    -          Charles-Albert Cingria, Marcel Proust, Louis-Ferdinand Céline, Stanislas Ignacy Witkiewicz, Robert Walser, Vassily Rozanov, Thomas Wolfe, Léon Tolstoï, Anton Tchékhov, Thomas Bernhard, Naguib Mahfouz, Flanery O’Connor, Jean Genet, Raymond Carver, Cormac McCarthy, Constantin Cavafy, Paul Bowles, Ramon Gomez de La Serna, Franz Kafka, Walter Benjamin, W.G. Sebald, Guido Ceronetti, Georges Simenon, Paul Léautaud, Pierre Jean Jouve, Paul Morand, Annie Dillard, Alice Munro, W.G. Sebald + une centaine de viennent ensuite.    

     
    16. Mes héros fictifs ? Mes héroïnes fictifves ?

    -           Tintin, Zorba, Oblomov, Bartleby. Heidi, Marie de Magdala.  

    -          
    17. Mes compositeurs, mes peintres préférés ?

    -           Beethoven, Mozart, Bach, Schubert, Purcell, Puccini, Verdi, Haydn, Mendelssohn, Arvo Pärt.

    -           Lascaux, Giotto, Fra Angelico, Paolo Uccello, Piero della Francesca, Cézanne, Bonnard, Rembrandt, Goya, Munch, Soutine, Hodler, Soutter.

    -            
    18. Le mot que je préfère ? Mon juron préféré ?

  • La passion de lire

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    Entretien de JLK avec Jean-Michel Olivier

    – Votre livre, Les Passions partagées - lectures du monde, reprend vos carnets de 1973 à 1992. Il s'arrête là où commençait L’Ambassade du papillon qui avait un ton plus politique et polémique. Comment avez-vous conçu ces deux livres ?
    - Le projet des Passions partagées remonte aux années 73-74 et sa forme a cristallisé à ce moment-là, combinant des éléments de carnets personnels et des textes plus élaborés de diverses tonalités, lyrique ou critique, intimiste ou discursive, se rapportant à mes lectures, rencontres et autres expériences formatrices. Cette forme du livre-mulet qui mêle les genres dans une même coulée à valeur de chronique, correspond à mon besoin de concilier des aspects divers voire antagonistes, de ma perception et de mon écriture, oscillant à tout instant entre l’apollinien et le dionysiaque, le cérébral et l’affectif, le nord et le sud, l’ondulatoire et le corpusculaire, ainsi de suite. La forme fragmentaire des Feuilles tombées de Vassily Rozanov, les Greguerias de Ramon Gomez de La Serna ou le Journal de Jules Renard m'ont tenu lieu de références dès ces années-là. Plus récemment, j’ai retrouvé cette forme dans La patience du brûlé de Guido Ceronetti. Je pourrais citer aussi les Journaliers de Marcel Jouhandeau et les carnets de L’Etat de poésie de Georges Haldas, dont les épiphanies familières touchent aux mêmes instants de présence concentrée que j’appelle, pour ma part l’état chantant  dans un des premiers textes de ces Passions. Ce livre existait donc dès 1973 et s'est développé sous de multiples titres, non sans de longues interruptions. Du moins n'ai-je cessé d'y rêver comme à une synthèse poétique de ces années de formation. Quant à L'Ambassade du papillon, il procède d'un simple découpage des carnets que je tiens irrégulièrement depuis 1967 et quotidiennement depuis 1982, atteignant désormais un volume de 200 à 300 pages par année. Bernard Campiche a été le premier à s'intéresser à une publication de ce journal, dont j'ai choisi de retenir initialement sept années (1993-1999) courant entre la fin d'une relation décisive (avec Vladimir Dimitrijevic et L'Age d'Homme) et une nouvelle étape marquée par le développement plus intense de mon travail personnel lié, notamment, à l'amitié et au soutien de Bernard Campiche.
    – Ce qui frappe dans votre livre, c'est cette idée magnifique que la lecture (avant même l'écriture) est ce chemin vers l'autre, cette attention, cette écoute constante, qui est le premier véritable partage. En quoi l'expérience silencieuse et solitaire de la lecture modifie-t-elle (et a-t-elle modifié) votre vision du monde ?
    - A vrai dire tout m'est lecture et je m'efforce de faire miel de tout. Les livres m'ont toujours accompagné partout et continuent d'être de plus en plus présents, mais j’absorbe autant dans un buffet de gare ou en voyage qu’en lisant ou en conversant avec des amis. Ma vision du monde est probablement la somme de tout ça. Ceci dit, pour en revenir au silence et à la solitude que vous évoquez, mon expérience fondatrice de lecteur du monde date de mes premières balades solitaires dans la forêt passées à mémoriser des poèmes de Baudelaire ou de Nerval, de Verlaine (mon préféré) ou d’Apollinaire, entre 13 et 14 ans, qui m'ont fait ressentir l'insondable saisissement d'être tel individu et pas un autre. Par la suite, les mots de René Char et de Gustave Roud, vers 18 ans, puis les mots de Charles-Albert Cingria, vers 25 ans, m’ont éveillé à ma propre musique…
    – Votre livre montre que la lecture n'est pas seulement " une pratique jalouse " et élitaire (Mallarmé), mais qu'elle nous ouvre la voie du déchiffrement du monde, et permet de nombreuses rencontres. Les portraits que vous tracez (Gripari, Czapski, Haldas, Jaccottet, Tournier, Gustave Roud) sont révélateurs, à cet égard, par leur empathie vive, leur curiosité, leur précision. Un livre ouvre-t-il nécessairement sur une rencontre ?
    - Tout dépend de ce qu'on appelle rencontre. Avant notre première entrevue, en 1973, Georges Haldas avait insisté sur le fait qu’il désirait une rencontre et pas une interview. Et de fait, c’est d’une rencontre que je me souviendrai toujours, ce premier après-midi au Domingo de la rue Michel-Servet, que j’évoque d’ailleurs au début du livre. Cela dit, j'ai rencontré Haldas dans ses livres plus encore que dans les cafés de Genève ou lors de nos soirées chez nos amis communs, et mes rencontre de Philippe Jaccottet ou de Gustave Roud se réduisent à deux moments de belle présence humaine. Pierre Gripari et Joseph Czapski étaient des amis plus que tel écrivain ou tel artiste, mais leur rencontre a plus compté pour moi que celle de maints écrivains ou artistes. Les quelques portraits que je développe en outre (de Pierre Jean Jouve, Vladimir Volkoff, Patricia Highsmith, Alexandre Zinoviev, notamment) correspondent au relief de chaque personnage en résonance avec la lecture de leurs livres. Si j'avais voulu faire du tourisme littéraire, j'aurais pu en croquer cent autres, mais telle n’était pas du tout mon intention. Ici et là. je me suis laissé aller à parler de la ménagerie littéraire, où l’animal Tournier voisine avec le Sulitzer, auxquels je pourrais ajouter aujourd’hui l’Houellebecq ou le Beigbeder… En fait, et c’est sans exception en ce qui me concerne, je crois avec Proust que le vrai moi de l’écrivain est dans son œuvre et que l’individu nous donne rarement autant que celle-ci. Au demeurant, la plupart des auteurs sont de terrifiants égocentriques, et c’est en somme naturel. Pierre Gripari me disait «qu’est foutu celui qui ne se gobe pas » , et je croyais alors qu’il avait tort, mais c’est le contraire que je pense maintenant. Cela n’exclut pas l’attention aux autres ni le partage des passions, mais le fait est que, le plus souvent, l’écrivain est soumis à la loi jamais formulée de «mon verbe contre le tien ». Autant dire que, pour l’essentiel, mes meilleures rencontres furent occultes: ainsi de Charles-Albert Cingria qui est mort en 1954, d’Anton Pavlovitch Tchékhov que je n’ai rencontré qu’en rêve en compagnie de Fellini et de Pessoa (aimable trio dans un café de Florence), de Stanislaw Ignacy Witkiewicz et de Witold Gombrowicz, de Paul Léautaud et de Dino Buzzati, de Flannery O’Connor ou de Thomas Wolfe, de Marcel Proust et de Vladimir Nabokov (dont je garde un Argus bleu dans un sachet de papier pergamin) pour ne citer que les plus proches et les plus constants de mes vrais « amis ».
    - Quelles sont, dans cette perspective, les rencontres les plus importantes de votre vie ?
    - Comme je perçois la réalité de manière symphonique, je ne pourrais dire que telle rencontre a compté plus que telle autre, pas plus que telle partie d’un tableau de Bonnard m’a plus marqué que telle autre d’un tableau de Soutine, ou telle de nos filles m’est plus chère que l’autre. Chaque être qui m’a révélé quelque chose a compté, mais je pense avec Pascal que nous ne formons qu’une personne, alors voilà : on embarque tout le monde dans l’Arche e la nave va…
    - Les Passions partagées, c'est aussi, autour des livres et de la lecture, l'attente de celle qui va partager ET changer votre vie. Quel lien voyez-vous entre la lecture et l'amour ?
    - « Observer c’est aimer », écrivait Cingria, et c’est ainsi que je considère aussi la lecture. Lire est une forme d’amour, de même que l’amour est une méthode de lecture. L’Intime est alors le lien, dont procède une aura plus qu’un discours. S’il y a un peu de musique dans mon livre, cela doit tenir à cette intimité diffusée.
    - Vous montrez encore, en racontant votre long attachement à l'Âge d'Homme, comment l'amitié passe à travers les livres, se développe, mais aussi nous force à questionner les autres. En d'autres termes, à se montrer exigeant face aux autres. La lecture implique-t-elle toujours une éthique ? Et laquelle ?
    - Le caniche bien peigné n’aime rien tant que son biscuit, aussi va-t-il vous filer un beau couplet sur l’éthique. Cela me rappelle les pages édifiantes de Pierre Bourdieu sur l’éthique de l’entretien… rarement on a plus mal parlé de l’écoute de l’autre en prétendant donner la recette de ladite Ecoute super-éthique à base de condescendance magistrale… comme le relevait mon ami Gripari, on affiche le mot quand la chose n’y est plus. Trait d’époque. Mais vous avez raison : la lecture devrait bel et bien impliquer une éthique. Le chien fou revendique le droit à l’erreur, à la paresse, à la déprime, à l’aveuglement, voire à la mauvaise humeur passagère, mais lire c’est aussi relire, et c’est aller contre la paresse et l’inattention, la surdité d’un moment ou l’aveuglement d’un autre. C’est précisément à quoi je tends dans Les passions partagées. Ce qui m’a intéressé, c’est le moment que Peter Handke appelait «de la sensation vraie». Je reprends l’autre jour la lecture d’ In memoriam de Paul Léautaud, et dans l’instant je me retrouve au parc Monceau il y a trente ans de ça, lisant pour la première fois ce terrible récit de la mort d’un père noté au chevet de celui-ci. Fort de ce présent perpétuel de la lecture, j’ai essayé de retrouver, à partir de mes notes du moment, mais parfois vingt ans après, la première « sensation vraie » et sans tricher, donc sous l’égide d’une éthique. Sans tricher, la première lecture de Mars de Fritz Zorn m’a agacé à proportion de l’engouement convenu d’un peu tout le monde. Puis j’ai redécouvert ce livre dans une autre disposition d’esprit, sans tricher non plus. Mais allez, sans tricher : mon œil, parce que toute notation et reprise, toute reconstitution sont mise en scène et rajout. Ou plutôt disons: valeur ajoutée. Donc la «tricherie » serait une composante de l’art, et l’éthique, alors, une espèce de mesure. Mais la mesure de Léautaud exclut-elle la démesure de Dostoïevski ? L’éthique serait finalement question d’attention. Le diable est celui qui disperse, tandis que la poésie unifie. L’éthique consisterait à tendre a toujours plus de clarté et de précision à la pointe, plus d’honnêteté et de sincérité. Souvenir récent : sur la même page du quotidien 24 heures, j’écris pis que pendre de L’économie du ciel de Jacques Chessex, que j’estime un grave péché contre l’éthique littéraire, pour célébrer parallèlement Les Têtes, magnifique suite de portraits du même auteur, publiée à la même époque. Ce n’était pas ménager la chèvre et le chou ou souffler le chaud-froid, mais appliquer la même rigueur à deux livres illustrant respectivement l’égarement et l’accomplissement d’un talent. L’éthique enfin serait un work in progress de tous les jours, question d’obstination et de ferveur.
    – Votre livre s'achève sur un très bel hommage – en forme de requiem – à votre mère. La grande raconteuse d'histoires, la pourvoyeuse de mots, celle qui vous emmenait « loin de la maison sans la quitter ». N'est-ce pas là le premier partage, la première expérience de cette passion que vous défendez à travers tout votre livre ?
    - Mes parents n’étaient pas de grands intellectuels mais ils nous disaient : « Ecoute… » ou bien « regarde ! », et ce fut un premier partage à vie.

    Cet entretien a été publié par la revue Scènes Magazine.

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  • Le rêve du collectioneur

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     L’humour et l’imagination fantaisiste ne font pas florès dans les écrits actuels, aussi est-ce sans se faire prier qu’on gambade dans la foulée de Baptiste Flamini, charmant escroc qui s’est spécialisé dans le domaine haut en couleurs des collections et des collectionneurs qui les collectionnent. « Trouver des choses un peu spéciales pour des gens encore plus spéciaux »,  tel est son fonds de commerce, dont la première illustration est certes des plus spéciales, puisque le Grand Médium Voyant Ali lui demande de lui procurer une touffe historique de poils pubiens du King, alias Elvis Presley… On pense un peu à Marcel Aymé, un peu à Pierre Gripari, un peu au Stefano Benni du Bar sous la mer, un peu aussi aux bric-à-brac de Prévert ou de Gomez de La Serna en lisant ce premier roman de Bernard Foglino, qui va de trouvailles en menteries avec un art de conteur carabiné, sans toujours faire dans la dentelle surfine il est vrai… Mais rien n’est à jeter : telle est d’ailleurs la devise de Baptiste, qui sait que l’objet cherché par le collectionneur est essentiellement lié à la poursuite d’un rêve. Bouquins de nos enfances, films de notre jeunesse, albums décatis, vieilles pompes (godasse ou Studebaker), souvenirs souvenirs, saveurs de mémoire : tel est le Théâtre des rêves.

    Bernard Foglino. Le théâtre des rêves. Buchet /Chastel, 271p.

  • Littérature

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    Où il est question des péripéties finales inattendues d’un congrès de gens de lettres. Que la poésie n’exclut pas le kitsch, et que le whisky peut y ajouter certain frémissement de bon aloi.

    J’imagine une espèce de fable qui leur flanquerait un vertige subit et salutaire à la fois, du genre de celui qu’éprouve le plus imbu d’entre eux (vous le reconnaissez à la peau de chamois qui dépasse de sa vareuse, avec laquelle il fourbit chaque matin son petit monument) quand il découvre que son nom ne figure pas dans tel ou tel nouveau dictionnaire des lettres contemporaines, ce même vertige qu’on peut éprouver dans l’une des cinq cents librairies japonaises du quartier de Kanda, au beau milieu de la nébuleuse de Tôkyo, ou en évaluant le nombre de gens vivant à l’instant à la surface de la planète dans l’ignorance complète des noms et des oeuvres de Carlo Emilio Gadda, Juan Carlos Onetti ou Ramon Gomez de La Serna.
    Je vois un clair de lune à la Musset sur le Haut Lac. A précédé ce qu’on peut dire un crépuscule divin d’arrière-été. L’eau de satin, le ciel de soie rose mauve, tout le bazar propice au jaillissement des citations à la Byron, mais voici que se disloque la compagnie des congressistes du P.E.N. rassemblés sur le pont arrière du bateau à aubes où s’est tenue la conférence de clôture de la nobélisable albanaise Bessa Djirka dont les mots incandescents se détachent encore sur le fond cendreux de tous les autres discours.
    Je note sur un bout de facture: faire sentir que Bessa, à la dégaine de vieille fille salutiste, est physiquement (et donc métaphysiquement) mille fois plus présente que quiconque en ces lieux et que chacun de ses mots participe de cette extraordinaire acuité, à vrai dire insupportable à la plupart.
    Il y a donc du scandale dans l’air, et je vais le ressentir avec une violence particulière lorsque je serai littéralement pris à partie, à la proue où je me suis isolé pour en fumer une, par notre diaphane poétesse Aube du Perroy flanquée de son inévitable époux légitime à fonction de factotum.
    Je ne les ai pas entendus venir mais soudain ils sont là, elle dans sa tunique de vestale du Temple et lui tout empressé petit groom lunetteux; et c’est alors que je suis censé graver dans le marbre la sentence fameuse, lâchée d’une voix blanche:
    - Malgré tout la Poësie restera...
    C’est adressé à l’Univers dont je ne suis qu’un infime brimborion, mais ça vise aussi le «frère en littérature» (sa dernière dédicace) dont Aube attend qu’il partage le courroux qu’a visiblement suscité chez elle la conférence de la Balkanique.
    Je comprends à vrai dire le désarroi de celle que la dame patronnesse de la critique académique locale appelle «notre Emily Dickinson», à qui les propos de la conférencière ont dû paraître iconoclastes au possible. La façon de Bessa de fustiger tout idéalisme lyrique, la violence avec laquelle elle s’en est prise aux idolâtres valéryens de la Forme et autres versificateurs en chambre, enfin sa longue médiation finale sur les illusions de la littérature: tout cela ne pouvait manquer de déranger l’élégant parterre de nos gens de lettres.
    Comme je reste impassible, Aube se figure peut-être que je n’ai pas bien reçu son S.O.S. alors que mes radars sont braqués sur elle et que je reçois 5 sur 5 les ondes qui signifient sa blessure d’amour-propre, sa détresse de vieille petite fille dont on a ébréché la poupée de porcelaine, et son juste courroux de croisée d’une cause qui voit son étendard souillé par une infidèle.
    Je me suis moqué plus souvent qu’à mon tour des poses d’Aube du Perroy, mais à présent je la vois comme à nu, comme à la douche d’un asile, toute menue fretin livrée aux pluies acides. Je la vois comme je nous vois à l’instant, et c’est encore l’effet des paroles de Bessa: l’Helvétie est un autre radeau de la Méduse et nous dérivons, enfin dépouillés de nos vanités, sous la conflagration silencieuse des astres.
    Mais tout cela relève de la fiction, car Aube reste bel et bien, en ce moment, toute figée dans sa réprobation vertueuse, n’attendant que mon assentiment. Quoi que je lui dise, aussi bien, qui ne viendrait la conforter, serait taxé de malséance; et de même en va-t-il des autres mandarins chuchotant ici et là dans la nuit d’été. Non mais vous l’avez entendue ? Mais cette mal élevée que nous recevons avec les pompes! Mais cette espèce de nihiliste!
    Je laisse cependant Aube à sa fureur et je pars à la recherche de Bessa que je trouve bientôt seule au bar de seconde classe, devant une bouteille de Chivas déjà plus qu’à moitié vide, et j’en recommande une autre en me présentant comme le nouvel Homère encore inconnu, le Dante lacustre et le Shakespeare potentiel du canton, ce qui la fait sourire et m’accorder une petite place à côté de ses vieilles osses.
    Là je me donne le beau rôle, c’est entendu: je fais celui qui serait l’unique à avoir déchiffré la juste parole de la conférencière, quand tous les autres n’y auraient compris que pouic. Mais c’est pour la fable: pour simplifier, juste pour ce qui suit, parce que c’est surtout ce qui suit qui compte - j’imagine en effet une sorte de féerie enfantine à laquelle le scotch va donner sa crâne tournure.

    Cela commence au dernier coup de minuit, lorsque la pucendron de Gyrokäster se transforme soudain en belle de nuit. Je lui propose d’abord le tour des chapelles, et Djirka me répond: va pour l’inspection. Donc nous nous mettons en route, je fais le Virgile et nous tanguons de cercle en cercle, de la table des romancières intimistes à celle des prosateurs postmodernes, avec des salamalecs à tous les chefs et cheffes de file, le dramaturge qui monte et l’ enfant terrible qui stagne, les ambitieux et les désabusés, les joyciens et les célinomanes, les vieilles haridelles et les jeunes paons.
    Puis nous avisons le chemin de lune, et là-dessus nous allons bras deci bras deça, faisant soudain pencher bas l’Helvétie sous le poids des plumassiers tous accourus à tribord et sidérés à la vision de ces deux-là marchant sur les flots.
    Je sais bien que l’image a du plomb dans l’aile, surtout que ça murmure de moins en moins discrètement à l’entour du bar où dame Djirka qui-nous-a-bien-déçus-ce-soir, et ce pauvre K., sont en train d’entacher gravement la dignité du P.E.N.- Club.
    Mais c’est alors que l’autre miracle advient, quand Bessa commence de vaticiner à voix haute. Alors là ça change carrément de registre. Là ça devient Bouche d’Or et les enfants sages. Là resurgit tout à coup la poésie vieille comme le monde et toutes et tous vont se rapprocher bientôt mine de rien pour écouter The Voice.
    On se fichait pas mal, n’est-ce pas, de ce que Bessa pouvait avoir vécu ou pas jusque-là, n’était la décorative mention de sa dissidence. De ce qu’elle avait réellement enduré, de ses années de proscription ou de cachot, des humiliations publiques, des trahisons de supposés amis, de tout ce qui avait été son lot ordinaire durant toute sa vie jamais alignée: on n’avait à peu près rien à cirer. Et qui connaissait le moindre de ses poèmes ? Qui savait, sur l’Helvétie, plus que quelques formules publicitaires à propos de la fameuse invitée ?
    Mais à présent tout prenait chair, tout prenait verbe et chair. Toute menue fretin dans la sorte de sac que figurait sa robe, Bessa s’était mise à psalmodier dans notre langue et tout à coup le temps s’ouvrait comme une conque vaste aux échos de toutes les voix de tous les âges et de partout. Et la pauvre Aube du Perroy, bien soupçonneuse encore, s’était approchée à son tour en se demandant ce que chantait cette sauvage enivrée, puis elle avait demandé de qui étaient ces vers, puis elle avait eu un frisson en reconnaissant quelque chose qu’elle-même aurait peut-être pu chanter, et voici qu’Aube fermait les yeux et qu’une mer de visages aux yeux clos ondulait sous la brise des mots.

    La fable serait incomplète si je ne précisais qu’elle m’est venue le matin même où j’ai reçu l’invitation à participer au congrès du P.E.N.- Club qui devait se tenir au Plaza de Montreux et dont le thème serait L’Avenir de la Littérature. De sa plus belle écriture, la secrétaire du comité suisse, Aube Du Perroy, notait qu’elle comptait beaucoup sur ma présence, ayant fort apprécié ma dernière chronique sur la réédition de ses Poésies 1952-1994. Or à l’instant même, l’arrivée de Bessa Djirka, la jeune requérante d’asile de Gyrokastër à qui ma compagne enseigne le français depuis quelques temps, fut le déclencheur qui me fit jeter l’invitation au panier en envoyant au diable tout ce qui ressemble de près ou de loin aux gens de lettres.





  • A comme Amitié

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    Au Cap d’Agde, ce samedi19 mai.

    Du réalisme panique de Seidl. Rue Jacques Brel, et  place des îles Marquises. Jean-Daniel et les siens. Fraternité des lecteurs.

                 Seidl5.JPGParadis : amour. – Sur la route de Montpellier où nous avons rendez-vous avec Jean-Daniel Dupuy, je lis à haute voix la page consacrée, dans Le Monde, par le très pertinent Jacques Mandelbaum, au dernier film de l’Autrichien Ulrich Seidl, en compétition à Cannes et qui risque, annonce le chroniqueur, de défriser les belles âmes. Cette dérive d’une femme seule dans les  eaux troubles du tourisme sexuel, au Kenya, semble s’inscrire en effet dans le droit fil de ces docu-fictions paniques que furent Amours bestiales, sinistre inventaire des relations entretenues par notre espèce avec les animaux de compagnie, ou Import Export, non moins lugubre diptyque de deux personnages assez représentatifs de notre époque : la fille-mère ukrainienne qui essaie de survivre en Autriche où elle finit par trouver un poste d’aide-soignante dans un hosto après moult tribulations humiliantes ; et le jeune glandeur à pitbull et formation de vigile qui navigue lui aussi de job en job pour finir dans une quasi partouze avec son père plus minable que lui…

    Or Mandelbaum situe aussi le nouveau film de Seidl dans les eaux de Michel Houellebecq, dont Plateforme, pas de ses meilleurs livres au demeurant, traite lui aussi de ce qu’on peut qualifier de néo-colonialisme à teneur sexuelle. Bref, je suis impatient de me régaler car rien de ce qui est humain, même hideusement vrai, ne saurait m’être étranger.

    Dupuy.pngDe la fraternité. -  En fin d’après-midi, sur une terrasse de la place de la Comédie, à Montpellier, Jean-Daniel Dupuy nous à fait, à ma bonne amie et moi, une belle dédicace à son Ministère de la pitié (éditions de la Mauvaise Graine, 2002), en concluant « Parce que la littérature peut TOUT et permet des rencontres. Nous en sommes la preuve ! À l’impossible on est tenu. Fraternité ».

    Grand diable au visage de bois sculpté, maigre et souplement délicat, Jean-Daniel Dupuy nous attendait à 10 heures piles après le péage de l’A9 et nous a conduit, non loin du nouveau stade de rugby, jusqu’à la petite place des îles Marquises, jouxtant la rue Jacques Brel où il partage un charmant logis à petit jardin et bonne bibliothèques, trio de tortues et poissons rouges dans un bocal lunaire, avec le « doux dragon » Johanna au regard vivement malicieux et  aux gestes de danseuse, Anouk la fée Clochette de huit ans et Aymeric le Peter Pan lutin à mèche sur l’œil – bref le plus harmonieux  quatuor qui se puisse imaginer, contrastant pour le moins avec l’univers foisonnant et fantastique d’Invention des autres jours (Attila, 2009) troisième livre de Jean-Daniel qui nous avait fait nous rencontrer occultement avant que Le Passe-Muraille ne lui consacre ses pages d’ouverture.

    Jean-Daniel, qui gagne sa vie en veillant la nuit des ados en difficulté ou en organisant des ateliers d’écriture, m’a paru dès le début ce qu’on peut dire un « pur », genre fou littéraire élaborant un labyrinthe à la Piranèse ou à la Borges. Tout de suite en outre nous avons découvert, et dans la présence irradiante aussi de Johanna, comédienne et danseuse dans une troupe « mixant » les sourds et les « entendants », un bon type absolument « normal », capable d’improviser un repas en moins de deux et un lecteur considérable avec lequel je me suis illico entendu sur d’innombrables sujets. Illico je suis tombé, dans sa bibliothèque, sur L’Homme perdu de Ramon Gomez de La Serna (André Dimanche, 2001), que je ne connaissais pas et dont il m’a montré, page 99, le départ de son livre actuellement en chantier, évoquant une sorte de Luna Park stellaire dont il a tiré un chapitre dans le livre qu’il vient de publier, intitulé Le Magasin de curiosités (Aencrages, 2012), tout à fait dans la lignée des inventaires baroques  d’Invention des autres jours.

    Dans la fraternité des fous de lecture, nous nous sommes attardés à l’immense librairie Sauramps où Jean-Daniel nous a offert La Traductrice d’Efim Etkind, merveilleuse évocation d’une « sainte » victime du stalinisme qui a passé des années à traduire le Don Juan de Byron dans une cellule du NKVD, je lui ai offert L’enfant de Dieu de Cormac McCarthy et Aline de Ramuz (quelque heures plus tôt nous avions commencé de nous tutoyer après avoir parlé du Petit village où il y a un Jean-Daniel…), ma bonne amie a acheté les Contes du chat perché pour les enfants de Johanna, et nous nous sommes promis de nous revoir en emportant chacun son trésor sous le bras…   

         A comme Alphabet. – Pour base d’un de ses ateliers d’écriture avec des ados considérés comme « perdus » par certains enseignants, Jean-Daniel Dupuy est parti de l’alphabet. S’approprier chaque lettre, la décrire et l’animer, la faire en rencontrer d’autres, former des mots qui dansent ensuite ensemble et vont se promener le long des pages, pour se parer en passant de couleurs comme dans le poème fameux de Rimbaud : c’est ce que notre ami a partagé avec ses mômes. Une autre fois, annonçant à un autre groupe d’enfants handicapés qu’on allait « récolter des mots », il a vu ceux-là se pointer avec des paniers dans lesquels, de fait, la cueillette a été ramassée...

    Pour notre part, nous égrenons l’Alphabet de nos goûts partagés, d’A comme Âge d’Homme (Jean-Daniel a une belle collection de classiques slaves et L’Ange exilé de Thomas Wolfe ne lui est pas inconnu…) à S comme Simenon (il a été fasciné par La Fenêtre des Rouet), H comme Highsmith (dont je lui parle car il n’en a rien lu), I comme Indridason (il connaît bien le polar mais ignore l’Islandais que lui cite ma bonne amie) ou Z comme Zambrano, Maria Zambrano, philosophe espagnole au verbe éminemment poétique dont j’ai acheté, chez Sauramps, De l’aurore (Editions de l’éclat, 1989) et Les clairières du bois (Editions de l’éclat, 1989).

    Zambrano.jpgZ comme Zambrano. – Ce matin encore, j’ignorais tout de Maria Zambrano. Au fil de nos premiers échanges, avec Jean-Daniel Dupuy, qui ignorait tout ce matin d’Annie Dillard dont je lui parle, il m’a révélé l’œuvre de cette essayiste espagnole dont la phrase et les développements, les fragments méditatifs, les fusées éclairantes et les méditations lyriques. me rappellent immédiatement Annie Dillard et Gustave Thibon. « La pensée vivifie », écrit Maria Zambrano. Et voici ce qu’elle note, dans Les clairières du bois, sur Le vide et la beauté : « La beauté fait le vide –elle le crée – comme si cet aspect que prend toute chose qui en est baignée venait d’un lointain néant et devait y retourner, laissant la cendre de sa face en héritage à la condition terrestre, à cet être qui participe de la beauté ; et lui demande toujours un corps, sa juste image, dont par une espèce de miséricorde elle lui laisse quelquefois la trace : cendre ou poussière. Au lieu du néant, un vide qualitatif, pur et marqué à la fois, l’ombre du visage de la beauté lorsqu’elle se retire. Mais la beauté qui crée ce vide, ensuite, le fait sien, car il lui appartient, il est son auréole, l’espace sacré où elle demeure intangible. Où il est impossible à l’être humain de s’installer, mais qui le pousse à sortir de lui-même, qui amène l’être caché, âme accompagnée des sens, à sortir de soi ; qui entraîne avec lui l’existence corporelle et l’enveloppe, l’unifie. Et sur le seuil même du vide que crée la beauté, l’être terrestre, corporel et existant, capitule ; il dépose sa prétention à être séparément et jusqu’à son ambition d’être lui-même ; il livre se sens, qui ne font plus qu’un avec son âme. Evénement qu’on a nommé contemplation et oubli de tout souci »…

     

  • Notes panoptiques, 2005.

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    Tout en lisant le Cahier de L'Herne consacré à Michel Houellebecq, je retombe sur ces notes datant de l'année où je venais d'ouvrir mon blog... 



    On a déjà parlé de scandale à propos du nouveau roman d’Amélie Nothomb, mais je ne vois pas, pour ma part, qu’il y ait de quoi s’indigner du fait qu’elle situe Acide sulfurique dans un camp de concentration devenu le lieu de mise en spectacle télévisuelle de la souffrance. La conjecture romanesque a toujours consisté, et notamment dans le domaine de la fable, a pousser une situation à son extrémité, et l’auteur des Combustibles ne fait pas autre chose qu’illustrer, ici, la tendance répandue dans notre société à donner en pâture, à un public de supposés vampires, les images du malheur et de la misère.
    Amélie Nothomb imagine que, pour le tournage d’une série de télé-réalité intitulée Concentration, toute une organisation se met en place, qui va planifier la déportation d’une population dont la seule caractéristique sera d’appartenir au genre humain, dans un camp où tout sera filmé, du Tunnel inutile qui sera creusé par les détenus aux latrines et aux moindres recoins où les uns et les autres se réfugieront.
       D’aucuns taxeront peut-être Amélie Nothomb de cynisme, alors que c’est ceux qu’elle ne fait que singer qui le sont évidemment, cyniques: les organisateurs de reality-shows débiles, qui vampirisent la vie au seul bénéfice du spectacle. On se rappelle le film C’est arrivé près de chez vous, superbe gorillage belge du genre, et peut-être n’est ce pas un hasard qu’Amélie, belge elle aussi, déboule ainsi avec un roman corrosif à sa façon, un peu jeté mais foisonnant d’idées fulgurantes, plus grave qu’il n’y paraît, reprenant aussi le thème du double (belle/laide, sainte/salope) développé dans Antechrista. Il y a de très beaux moments dans les cent première pages d’Acide sulfurique que j’ai lues jusque-là, et par exemple celui des détenus qui se mettent à converser intelligemment pour résister à la dégradation collective à laquelle on les voue. Cette scène m’a rappelé le témoignage de Joseph Czapski intitulé Proust contre la déchéance, évoquant les causeries que les détenus de Starobielsk avaient organisées pour ne pas se laisser contaminer par la bestialité ambiante.
       Désarçonnante Amélie, décidément, que d’aucuns se figurent si sotte avec ses chapeaux, et qui me paraît à vrai dire un bien plus intéressant personnage que tant d’auteurs supposés pensants, notamment ici, dans son registre à la Buzzati ou à la Romain Gary, qu’elle cite d’ailleurs. Simplette en apparence et d’une dérangeante profondeur en vérité: telle est cette sale gamine sage avant l’âge et qui ne se ride point pour autant sous les sunlights…
          

       (Plus tard) Il n’y a finalement rien, mais vraiment rien de répréhensible, ni rien même de provocateur dans le dernier livre d’Amélie Nothomb, que je viens d’achever ce soir avec la conviction que c’est, malgré sa brièveté et sa façon de ne toucher à des choses graves qu’en passant et comme avec désinvolture, l’un de ses livres les plus intéressants et les plus stimulants pour la réflexion, s’agissant d’une perversion majeure de l’époque annoncée par la première phrase: «Vint le moment où la souffrance des autres ne leur suffit plus: il leur en fallut le spectacle».
      Amélie01.jpg Imaginer qu’un camp de concentration puisse être organisé à des fins de divertissement grand public, dont les détenus seraient effectivement envoyés à la mort pour corser le jeu, n’est qu’une façon de pousser à bout la logique du voyeurisme et du vampirisme existentiel qui fonde les trouvailles de plus en plus carabinées de la télé-poubelle, sans aller jusqu’aux exécutions à fins de jouissance sexuelle qui se filment clandestinement dans les snuff-movies.
       Amélie Nothomb ne peut être accusée de manquer de respect aux victimes réelles des camps: elle faufile une réflexion sur le thème de l’abjection absolue en animant des personnages qui ne sont ni des idées désincarnées ni des marionnettes donneuses de leçons, mais des sortes de figures théâtrales, un peu comme chez Anouilh, des masques mais aux traits imitant la vie à s’y méprendre, et dont le dialogue sonne juste.
       En abordant, sans peser, le thème du dégoût lié à la mise en spectacle de la pseudo-intimité, comme on l’a vu dans le Loft, ou les jeux de viles rivalités, plus encore ici la souffrance infligée sous l’œil des caméras, la romancière montre à la fois l’ambiguïté, voire l’hypocrisie de nos réactions, et notamment dans les médias commentant gravement la bassesse de ces entreprises en ne cessant de s’en repaître très moralement, comme ceux qui s’exclament au point culminant du livre où la protagoniste pure et belle va se trouver sacrifiée par le vote même des téléspectateurs la désignant à l’exécution: «Quand je vois ça, je suis content de ne pas avoir la télévision!»
       Il y a de la moraliste, mais pas vraiment du genre lénifiant, chez cette observatrice assez retorse de la fausse vertu et de toutes les formes de mauvaise foi, qui n’est pas du tout cynique pour autant. Chère Amélie qui écrit cette suite de phrases au moment où son héroïne croit vivre ses derniers instants: «Elle décida de se rappeler ce qu’elle avait aimé dans la vie. Elle se repassa les musiques qu’elle préférait, l’odeur délicate des œillets, le goût du poivre gris, le champagne, le pain frais, les beaux moments avec les êtres chers, l’air après la pluie, sa robe bleue, les meilleurs livres (…) Elle pensa aussi qu’elle avait tant aimé les matins»…
       J’aime vraiment beaucoup cette phrase: «Elle pensa aussi qu’elle avant tant aimé les matins». Or ce drôle de livre irradie une espèce de beauté nette et de confiance en la dignité humaine, malgré les horreurs évoquées…

    Dantzig.jpgC’est en lisant la définition du Merveilleux Machin, ce livre qui tient de l’essai fourre-tout style Montaigne, le genre «ni fait mais à faire» dont parle Charles Dantzig dans son inépuisable Dictionnaire égoïste de la littérature française, que m’est revenu le souvenir de La patience du brûlé de Guido Ceronetti, qu’aussitôt j’ai pêché sur un rayon pour y trouver la foison de reliques (lettre de Jacques Réda, factures du Café Diglas, dépliant publicitaire des Petits chanteurs à l’Ecole d’équitation espagnole, portrait de ma fille J. à l’éléphant Gigondas de Goulbenaize, etc.) que j’y ai laissées à travers les années sans compter les multiples aquarelles qu’y a jetées mon ami F. au temps de nos pérégrinations parisiennes ou viennoises.
        Or c’est cela même qu’un Livre Machin ou livre-mulet, rempli en outre par Ceronetti de notes de voyage exaltées ou plus souvent assassines à travers l’Italie, de sentences mystico-polémiques, de citations piquées au fil de ses lectures incessantes, de graffitis relevés sur les murs (NOUS SOMMES LA VIE SPLENDIDE DANS UN MONDE DE MORTS) et autres inscriptions notées au vol (A Louer. S’adresser à Pétrarque; Régime: moins de kilos, plus de sexe, etc.), c’est cela par excellence avec Ceronetti, mais Dantzig lui-même ne nous offre pas autre chose, ou Ramon Gomez de La Serna dans Le Rastro, Fernando Pessoa dans Le livre de l’intranquillité ou Dino Buzzati dans ses notes crépusculaires d’En ce moment précis.
       Ce sont des livres de géographie émotive (dixit Ceronetti) avec lesquels se balader «autour de sa chambre», et Dantzig cite justement Xavier de Maistre, des livres-labyrinthes ou des livres-médecine comme cette autre merveille de Gomez de La Serna que je n’en finis pas de relire, Le docteur invraisemblable, non sans me promettre à présent d’aller mettre le nez dans Jaune bleu blanc de Valéry Larbaud que cite aussi Dantzig, et me revoici retombant, dans La patience du brulé, sur une page marquée par une aquarelle représentant L’Herbe du diable (mon cher F. qui a renoncé à la peinture pour l’image virtuelle, le malheureux, et notre amitié défunte pour cela peut-être), où je retrouve cette phrase de Ceronetti soulignée au crayon rouge: «A mettre avec les Cent Plus Belles Pensées du Monde: «Le cœur de l’homme a des lieux qui ne sont pas et où entre la douleur pour les faire être». (Blanc de Saint-Bonnet, De la douleur)

    medium_Clark2.gifIl est curieux de constater que les films les plus moraux qui nous arrivent aujourd’hui des States sont aujourd’hui des productions de la marge, comme il en va de Ken Park de Larry Clark et, plus récemment, de Mysterious skin de Gregg Araki, qui traitent respectivement des désarrois d’un groupe d’adolescents dans une petite ville d’Amérique profonde et des séquelles, sur deux garçons, des abus sexuels qu’ils ont subi vers leur dixième année de la part de leur entraîneur de football.
    Dénoncer la pédophilie est une chose, mais faire ressentir quasi physiquement de quoi il retourne est une autre affaire, qui me semble réussie dans Mysterious skin, non du tout de façon moralisante mais de manière à la fois sourde et très directe. Lorsque, à la fin du film, l’un des deux garçons, devenu prostitué après que son abuseur l’eut en somme «élu», raconte comment, comme un jeu, le grand sportif lui avait enseigné à lui enfiler son petit poing et son petit bras dans l’anus, selon la pratique connue du fist fucking, nul jugement n’est formulé mais le sentiment physique de l’énormité de l’abus, bien plus encore que l’éventuel dégoût, nous fait partager la stupéfaction de l’autre garçon qui, pour sa part, a englouti ces péripéties dans un trou noir de sa mémoire.
       Il y a dans Mysterious skin une scène très belle où l’on voit un vieux sidéen à catogan, l’air artiste décavé, demander au jeune prostitué de le masser, ce que le jeune homme fait tout chastement comme il le ferait à son père ou au père de son père dont son client à l’âge, et c’est à la fois triste à mourir et beau.
       Tout est triste et beau dans Mysterious skin, comme dans Ken Park, et c’est pourquoi je parle de films moraux, au sens d’une dignité défendue avec plus d’amour et de respect humain que par les ordinaires sermons.
       Ni l’un ni l’autre, sans doute, ne sont des chef-d’oeuvres du 7e art, mais chacun d’eux est un beau film, de la même radicale honnêteté. De tous deux émane la même sombre poésie et la même vérité humaine que de jeunes acteurs modulent avec une extraordinaire justesse.

    medium_Reza.jpgYasmina Reza reprend, dans Nulle part, sa partie de clavecin personnel. C’est tendre et ferme, finement incisif, cela sonne comme une confidence dans le froid, sous la neige peut-être, dans un jardin public ou dans un café.
       Elle parle de ses enfants petits qui s’éloignent en grandissant, et cette liberté bonne fait mal, puis elle écrit: «Je ne connais pas les langues, aucune langue, de mes père, mère, ancêtres, je ne reconnais ni terre ni arbre, aucun sol ne fut le mien comme on dit je viens de là, il n’y a pas de sol où j’éprouverais la nostalgie brutale de l’enfance, pas de sol où écrire qui je suis, je ne sais pas de quelle sève je me suis nourrie, le mot natal n’existe pas, ni le mot exil, un mot pourtant que je crois connaître mais c’est faux, je ne connais pas de musique des commencements, de chansons, de berceuses, quand mes enfants étaient petits, je le berçais dans une langue inventée»…
       Sa patrie ce sont donc les mots, la musique de la langue française, à un moment donné elle cite le Requiem de Fauré et c’est cela même: cette douceur et cette netteté sous la neige.
       Au théâtre, m’avait paru trop brillant, mais Conversations après un enterrement, puis La traversée de l’hiver et L’homme du hasard m’ont touché comme du Tchekhov à la française, ça et là un peu lisses encore mais avec des résonances émotionnelles d’une autre profondeur, et le monologue du ronchon magnifique d’Une désolation est aussi une belle chose généreuse à la Gary, dont la mélancolie réservée se retrouve dans cette suite de notes à fines touches.

       Tout ce que j’ai lu ces derniers temps à propos de Michel Houellebecq, avant même de tenir en mains La possibilité d’une île, me semble à côté du sujet et ressortir au bavardage sur le «phénomène» médiatique bien plus que du débat sur le livre.

       Il a fait ce soir un crépuscule indicible où le rose bleuté du lac aux airs de fleuve immobile, le mauve orangé des montagnes de Savoie et le ciel pervenche flammé d’or doux, par delà tous les verts du val suspendu que surplombe notre nid d’aigle, semblaient flotter hors du temps, et c’est ainsi que ma lecture de La Possibilité d'une île,  cet après-midi dans le triple bleu du bord du lac exténué de soleil, sur la plage interdite de la réserve naturelle où je défie les vigiles à chiens allemands, se poursuivait en oscillant de l’instant présent au lointain futur. (A La Désirade, ce mardi 30 août)

    medium_Houellebecq_kuffer_v1_.2.jpgIl me semble que c’est un livre sérieux que ce roman déjà «mythique» de Michel Houellebecq, dont les 100 premières pages sont de la même tenue, beaucoup plus finement tressées que celles de Plateforme, que j’ai pourtant apprécié mais qui virait au feuilleton démonstratif, plus nourries aussi de nuances et plus sûres que celles de Particules, d’une prose peut-être moins immédiatement «originale» que celle d’  Extension du domaine de la lutte, mais dont on sent qu’elle va courir plus long et avec plus d’énergie.
       Cela surtout me saisit d’emblée comme à la lecture de la dernière trilogie américaine de Philip Roth (Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste et La tache), que c’est intéressant, je dirais aussi: comme Les illusions perdues. Houellebecq n’en est pas à ces hauteurs mais il y tend: il nourrit son roman d’un souci d’expliquer le siècle et les gens, tels qu’il les voit, comme il en souffre, avec une profusion d’observations qui en impose. Mais il n’y a pas que ça: tout cela vit et vibre. Les personnages ont gagné en étoffe, et la langue traduit la jubilation de l’auteur, sûr qu’il est en train de leur jouer un bon tour.
       Les trois premiers personnages qui apparaissent dans les 100 premières pages de La possibilité d’une île, sans parler du chien Fox qui fait parfaitement son métier de chien comme mon chien Fellow fait le sien de finir la journée en sirotant son scotch (c’est un scottish) sont à la fois crédibles et attachants. Les messieurs se branlent moins la verge que dans Les particules élémentaires , ce qui repose, et les dames sont moins caricaturales que dans le même roman et que dans Plateforme. A vrai dire il n’y a jusque-là qu’une dame jusque-là, Isabelle, rédactrice en chef du magazine Lolita, qui se fait 50.000 euros par mois pour encourager les femmes de 25-30 ans à ne pas baisser les bras devant leurs nymphettes, qu’elles imitent comme elles peuvent.
       Mais avant Isabelle, il y a Daniel 1, un humoriste du XXe siècle, jugé «mec super cool» par l’incontournable Jamel Debbouze, et qui évoque à la fois Desproges, Bigard et Dieudonné, enfin l’opposé de l’«humaniste» à la Guy Bedos, et surtout: qui développe d’étonnantes réflexions, à lui soufflées par l’auteur mais ne faisant pas pièces rapportées pour autant. Enfin il y a Daniel 24, 24e avatar cloné de Daniel 1, qui nous parle de son lointain futur où il se fait ch… en assistant à l’extermination des derniers humains ensauvagés. A son époque, la prostitution est mondialement proscrite, on a oublié ce que fut le rire et les larmes aussi - seul Daniel 9 a encore chialé un bon coup avant la disparition du phénomène.
       Jacques-Pierre Amette disait, hier soir à Campus, que ce livre est très ennuyeux. Je serais triste que cela s’avère dans les 390 pages suivantes, mais j’en doute. Plutôt, je me dis qu’un tel livre ne peut pas plaire à un critique pourtant fin et avisé, mais en somme de l’ancienne garde littéraire, pas plus qu’il ne peut plaire à M. Rinaldi de l’Académie française.
       C’est qu’on a changé l’eau des poissons. La société littéraire de M. Rinaldi n’existe plus, ou presque plus. Je ne dis pas qu’il faille s’en réjouir; d’ailleurs Charles Dantzig, avec son Dictionnaire égoïste de la littérature française, en constitue une prolongation vivifiante - plus généreux au demeurant que M. Rinaldi campé sur ses talons de bottines.
       Il n’en reste pas moins que ce qu’apporte Michel Houellebecq est à considérer, comme ce qu’ont apporté, quelques étages plus haut, un George Orwell, un Stanislaw Ignacy Witkiewicz, un Philip K. Dick ou d’autres contre-utopistes qu’il continue à sa façon, en plus moraliste noir macéré dans la bile de Schopenhauer, et en plus youngster panique.
       Voilà le mot que je cherchais: panique. Roland Topor, Fernando Arrabal (dont il n’y a pas à s’étonner qu’il défende Houellebecq), quelques autres encore ont plus ou moins animé naguère un mouvement qui se disait Panique. Cela se passait loin du surréalisme plus esthétisant et politisé, dans une zone de métèques

  • En rangeant ma bibliothèque

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    Avec un clin d'oeil à Walter Benjamin feuilletant son e-book...

     – Ranger sa bibliothèque est une épreuve à la fois tuante et roborative, pour diverses raisons que je vais tenter de démêler après avoir reclassé les quelques 2000 volumes du seul domaine français (les auteurs romands ou francophones sont ailleurs) qui s’étage en trente rayons verticaux dans l’escalier très raide de la Désirade, dont les plus élevés ne s’atteignent que par le pont-levis que j’ai fait installer, sur lequel glisse un escabeau aux oscillations vertigineuses. Atteindre Marcel Aymé ou Louis Aragon relève donc de la prise de risque, selon le cliché langagierl au goût du jour...

    Or, reclassant ces précieux volumes, rescapés de moult déménagements et autres allégements successifs, et représentant néanmoins quarante ans et des poussières d’uns passion continue, j’ai été ému une fois de plus d’y retrouver, le long de ce chemin de lecture, des espèces de stèles dont les noms sériés ici par ordre alphabétique me rappellent autant d’époques et donc d’âges personnels, du Rimbaud de mes seize ans suivi du René Char et du Jean Genet de mes dix-huit ans - premiers instituteurs de mon école poétique buissonnière amorcée à treize quatorze ans par une frénésie de mémorisation de Verlaine, Baudelaire et Torugo, entre tant d’autres…

    Je revois donc défiler, debout sur mon pont-levis qu’une énorme pierre de rivière tient en place, la littérature française d’Aragon à Zola, tout en repérant les « massifs » singularisés des œuvres aimées au point d’être collectionnées, à commencer par Aymé précisément, dont Pierre Gripari m’a fait une première liste des titres à lire absolument (Uranus, Maison basse, Le confort intellectuel, etc) sur un banc du Jardin des Plantes, en mai 1974…

    Primeur du style

    Audiberti2.jpg Cependant, jouxtant les vingt volumes de Marcel Aymé, Jacques Audiberti n’occupe pas moins de place, que j’ai découvert grâce à un ami de notre vingtaine, qui me fit aussi découvrir Henri Calet en même temps que je découvrais Charles-Albert Cingria le magnifique, classé tout seul ailleurs, comme Marcel Proust (au salon spécial qui lui est réservé en nos cabinets) et Céline (dans un autre recoin encore). Dans la foulée, je me dis alors que ces auteurs, souvent méconnus aujourd’hui, ont en commun un grand style absolument original, qu’il se rattache à la ligne claire de la langue française pour Marcel Aymé ou Paul Morand, ou qu’il buissonne dans la profusion baroque avec Audiberti, Cingria ou Blaise Cendrars, autre passion de jeunesse.

    Audiberti que je reprends ces jours, et notamment dans ses proses inouïes de La Nâ et de Talent, pas loin du fulgurant Traité du style d’Aragon, c’est à la fois le génie poétique et les abrupts d’une pensée charnelle, si j’ose dire. C’est le cœur et la tripe au soleil noir du Midi, avec Monorail aussi dans le registre plus émotionnel des personnages, en attendant le dernier journal si fraternel de Dimanche m’attend…

    Mais qui lit encore Jacques Audiberti par les temps qui courent ? C’est la question que je me pose une fois de plus en passant de rayon en rayon dont les noms m’enchantent entre tous, de Paul Morand à Pierre Jean Jouve ou de l’affreux Léon Bloy (comme le jugeait Léautaud) à l’affreux Paul Léautaud (comme le jugeait Bloy), en passant par Henri Calet, Léon-Paul Fargue, Raymond Guérin, Marcel Jouhandeau ou enfin Alexandre Vialatte ? Qui lit encore ces merveilleux écrivains de la première moitié du XXe siècle dont je vérifie tous les trois jours qu’ils n’ont pas pris plus de rides que les touts grands, à savoir Proust et Céline ?

    Genet6.jpgMa bibliothèque française, sauf en volumes de La Pléiade que je collectionne, est assez pauvre en classiques du XXe siècle, comme on dit, de Malraux à Claude Simon ou de Montherlant à Sartre. J’en excepte le sulfureux Jean Genet (comme on dit encore) dont la phrase sublime et l’érotisme transgressif ont réjoui mes dix-huit ans, Julien Green dont je n’ai lu que quelques-uns des nombreux titres que je possède (le fameux Adrienne Mesurat, notamment, François Mauriac, assez présent lui aussi et notamment aimé pour Génitrix et Le sagouin, l’étincelant duo de Colette et Cocteau, Albert Camus et naturellement Georges Bernanos.

    Pour les contemporains, je crois avoir presque tout de Le Clézio, dont Le Procès verbal a aussi passionné mes vingt ans, ou de Patrick Modiano, que j’ai suivi fidèlement en tant que critique littéraire, mais les gens de ma génération ont sûrement gardé bien plus de titres du Nouveau Roman ou des Modernes que ce n’est mon cas, sauf pour forcément Duras et la Sarraute des Fruits d’or et d’Enfance, le Butor essayiste et Philippe Sollers redécouvert récemment. Par double affinité, littéraire et amicale, j’ai à peu près tout aussi de l’œuvre d’ Alain Gerber, et tout aussi de Michel del Castillo et de Louis Calaferte, mais tout ça se passe assez en marge du chic intellectuel et littéraire, donc je m'y retrouve…

     Disparitions et permanence

    Sperling2.jpg Ce qui me frappe particulièrement, en rangeant aujourd’hui ces rayons français, que j’habite très différemment de toutes les autres «chambres» de ma Maison Littérature, c’est le nombre d’auteurs récents disparus en peu de temps, à commencer par la kyrielle des romanciers d’un premier livre révélant un nouveau talent puis disparaissant à jamais. On aurait souhaité un sort meilleur au tout jeune Sacha Sperling, découvert il y a deux ans de ça avec Mes illusions donnent sur la cour, mais son deuxième roman m'a déjà paru se défaufiler...

    Sur une quarantaine d’années (mon premier papier de critique littéraire, sur Les Courtisanes de Michel Bernard, date de 1969), il doit bien y en avoir une centaine, joyeusement salués à leur apparition, et qui en sont restés là. Il serait triste, et d’ailleurs peu intéressant, de citer des noms. De la même façon, je ne me sens pas le cœur de citer nommément pas mal d’auteurs disparus de grand talent, noyés dans la masse des parutions, oubliés par les médias ou carrément retirés de toute activité visible. D’un autre point de vue, les éclipses suivant tel ou tel engouement passager, par exemple pour un Charles Juliet, un Christian Bobin ou un Philippe Delerm, propulsés au sommet de la notoriété alors qu’ils n’étaient en somme que d’excellents « petits maîtres », puis oubliés plus ou moins, ne laisse de relativiser ce qu’on appelle le succès ou la gloire. Sic transit… Mais dans les petits maîtres on sauvera quelqes grands stylistes, au premier rang desquels Pascal Quignard s'impose évidemment, et Pierre Michon dans l'étincelant cingriesque, Jean Echenoz aussi dans ses fictions jazzy ou Tanguy Viel et Jean-Philippe Toussaint, autres mâitres à danser du style fluide 

    Or, quoi de neuf ce matin, tandis que j’ouvre au hasard ce volume des Maximes et pensées de Chamfort édité en 1922 chez Crès & Cie à l’enseigne des Maîtres du Livre : Rabelais. Ou plus exactement cette épatante maxime CCCXX : «Pour les hommes vraiment honnêtes, et qui ont de certains principes, les Commandements de Dieu ont été mis en abrégé sur le frontispice de l’Abbaye de Thélème : Fais ce que tu voudras… » Et me voici reparti dans l'édition bilingue de L'Intégrale, retrouvant avec jubilation le Prologue au Gargantua qui est comme un manifeste de la lecture attentive.

    Ou voici, paru ces jours, Le Magasin de curiosités de Jean-Daniel Dupuy, paru chez AEncrages, mais ensomme hors d'âge, plus proche du Rastro de Ramon Gomez de La Serna ou des fantaisies de Raymond Roussel ou de Gorges Perec que des pseudo-nouveautés du dernier chic. 

    Jouhandeau1.jpgMarcel Jouhandeau, dont j’ai gardé une trentaine de livres sur les plus de cent qu’il a publiés, se faisait une idée assez piètre de la littérature française après Racine, Pascal et Lafontaine, mais sa façon toute classique de voir les choses peut aider à reconsidérer celles-ci dans leurs justes proportions, contre l’espèce de provincialisme dans le temps qui nous fait voir aujourd’hui des génies partout à force de publicité et de piapia d’une saison.

    La Pléiade est là, une fois encore, pour marquer l’accès à ce classicisme, mais c’est sur ces rayons plus démocratiques que je préfère retrouver Stendhal ou Montaigne, Flaubert ou Chateaubriand, Jules Renard ou ces Classiques français par alliance que sont devenus le Romand Ramuz ou le Liégeois Simenon…

    Enfin voilà, ça y est, le jour tombe et le bataillon français de mon armée de livres s’aligne en bon ordre sur ses rayons, nullement exhaustif pourtant car des milliers de livres de poche le prolongent ailleurs, et les bouquins prêtés jamais rendus, et toute la collection blanche de Gallimard dans une chambre louée en veille ville de vevey aulieudit L'Atelier, sans compter quelques placards bourrés et autres piles récentes qui s’accroissent chaque jour en attendant la prochaine rentrée…

    Devant le rayon romand

     Amiel.JPGMa collection de livres suisses français, autrement dit romands, occupe trente rayons d’un mètre de notre bibliothèque de La Désirade, sans compter beaucoup d’auteurs d’avant 1914, classés ailleurs, à l’exception du Journal intime d’Amiel dont l’édition complète de L’Age d’Homme représente un peu moins d’un mètre.

     Les Œuvres complètes de Ramuz, dans la magnifique collection bleu tendre de Mermod, et que j’ai échangées contre quelques dessins de Jacques Chessex, occupent plus d’un mètre, mais en un autre lieu que La Désirade – une chambre louée à Vevey rien que pour y abriter des livres,  un fauteuil de méditation grave et un chevalet de peinture, au numéro 8 de  la ruelle du Lac - merci aux incendiaires de s’abstenir.

    Ramuz1 (kuffer v1).jpgComme j’abhorre la nouvelle édition critique des éditions Slatkine, encombrée par l’épouvantable glose des cuistres universitaires, je m’en tiens ici à l’édition de Rencontre en cinq volumes, d’une largeur modeste de 18 centimètres, à laquelle s’ajoute un mètre d’éditions séparées ou de textes sur Ramuz. Les deux volumes de La Pléiade ont rejoint les quatre mètres de la collection en question, à l’étage d’en dessous, entre Racine et Renard.

    Pour les descendants de Ramuz, nos contemporains directs sont massivement présents sur ces rayons, parfois de manière trop envahissante.  Etienne Barilier s’étale sur près d’un mètre, Maurice Chappaz et Jacques Chessex sur plus d’un mètre, autant que Georges Haldas, mais bon : cela fait autant d’œuvres qui comptent et méritent en somme cette place. En revanche, j’ai parfois gardé tous les livres d’auteurs dont seuls deux ou trois volumes me semblent encore dignes d’intérêt, en conséquence de quoi je vais procéder à un aggiornamento qui se concrétisera par la mise en place d’un deuxième et d’un troisième rayons, dans un placard ou au fond de cartons que je disposerai dans la soupente aux loirs. Je ne vais pas citer de noms : mes chers amis du milieu littéraire romand  seraient trop contents d’aller cafter auprès des intéressés, mais la solidarité régionale a des limites et nos loirs apprécieront.

    Cela étant,  je n’en garderai pas moins tous les titres de cette bibliothèque romande comptant environ 2500 ouvrages, dont nos héritiers légitimes feront ce qu’ils voudront : la benne ou les Archives Littéraires… 

     Abimi.jpg

      Je me réjouis de constater que ma bibliothèque romande s’ouvre sur ce voyou d’Abimi, Daniel Abimi en toutes lettres, mon compère ancien localier de 24Heures qui a commis l’an dernier un premier livre, du genre polar de mœurs, intitulé Le dernier échangeur et qui évoque avec verve et férocité tendre le monde médiatique et passablement aussi  monde interlope de la nouvelle classe moyenne, sur un ton rompant évidemment avec celui de notre littérature marquée par l’Âme romande et que cultive encore un peu le milieu littéraire romand, lequel tend pourtant à disparaître – ce qui ne me réjouit pas tant que ça au demeurant

    Amiel.JPGMais Amiel demeure, ça c’est sûr, et qu’on ne saurait réduire, quoi qu’en disent ceux qui ne l’ont pas lu, à la noix creuse de l’introspection et à la hantise coupable de la masturbation – l’extraordinaire journal est ainsi à redécouvrir avec sa profusion de pensées et d’observations, de portraits et de paysage, d’analyses pénétrantes et de synthèses toujours éberluantes à côté desquelles les écrits de maints contemporains délurés ne sont que pisson de minet ;

  • Appels d'air

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    APPEL D'AIR. - Nous nous sommes embarqués ce matin vers dix heures pour le sud de la France, destination Cap d’Agde, comme tant de fois depuis trois décennies. J’étais encore bien fatigué d’avoir très peu dormi, encore un peu stressé psychiquement d’avoir achevé hier soir tard, dans la rédaction déserte de 24 Heures – aussi déserte que celle où Buzzati, selon la légende, a commencé un soir de veille à composer Le désert des Tartares -, la dernière édition sous ma gouverne main de notre page littéraire du samedi, à la fois content et un peu troublé d'en avoir fini ; mais nous étions partis, de la route de montagne en zigzags nous avons passé à l’autoroute et j’ai sorti, pour nous en faire la lecture: De livre en livre de Michel Cournot, un recueil de papiers littéraires de ce chroniqueur de cinéma que j’ai lu tant et plus dans nos années de jeunesse et dont j’ignorais qu’il fût aussi un remarquable lecteur et un écrivain au verbe vif et au jugement à peu près infaillible.

    De fait, qu’il parle de Jean Genet ou de la Comtesse de Ségur, de Thomas Bernhard ou des relations de Marcel Proust et du vieux Gallimard, de Ramuz (de belles pages affectueuses mais sans complaisance et d’une rare justesse pour l’essentiel, quoique forçant un peu sur le Ramuz vieille souche) ou de Gide en Afrique (avec Marc Allégret) et à son retour d’URSS, de Michaux son ami ou du Petit Robert, le réalisateur des Gauloises bleues se montre le plus fin des des témoins de la vie littéraire, avec un portrait émouvant, aussi, de l’éditeur Grasset, ou une évocation toute de justesse de la destinée tragique de Drieu La Rochelle.

    Bref, nous n’avons pas vu passer la vallée du Rhône, j’ai lu De livre en livre sans discontinuer et nous avons passé Lyon, Montélimar et Nîmes, juste bloqués quelque temps par deux cons de camionneurs luttant de vitesse sur les deux voies, puis nous avons été heureux de retrouver les paysages du Midi aux pins délicats et au buissons de genets ou aux massifs de bougainvillées, sur quoi la mer est apparue entre deux collines et là-bas le fort d’Agde  sur sa colline tandis que la radio signalait des piétons égarés sur une autre autoroute du sud, du côté de Nice.

    Enfin nous voici dans notre studio jaune vanille surplombant la mer et donnant sur la jetée et le petit phare, au front sud de la futuriste  Cité du soleil décrite par Houellebecq dans Les particules élémentaires où cohabitent désormais naturistes à peaux boucanées (c’est nous) et libertins échangistes (ce sont eux), non sans affrontements picrocholins… 

                                                                                                 (Au Cap d’Agde, ce lundi 14 mai 2012)

    Panopticon555.jpgAVATARS DIVINS. - Cinq heures du matin. Des tas de pensées au réveil, qui demandent à être notées. Je me lève donc, bercé par le ressac de la mer, pour noter, sur ce carnet que je croyais avoir perdu hier et que j’ai retrouvé en ouvrant nos bagages, cette pensée ironiquement créationniste: que Dieu existe depuis mes six ou sept ans, qu’il a pas mal évolué vers mes quinze, seize ans, que je l’ai tué vers mes dix-sept, dix-huit ans et ressuscité un peu plus tard, qu’il a été catholique ultra vers mes vingt-cinq ans, qu’il est redevenu protestant vers mes quarante ans et que je ne cesse de le voir évoluer en lisant The God Delusion de Richard Dawkins, traduit plus explicitement sous le titre Pour en finir avec Dieu, dont les observations scientifiques darwinistes pures et dures m’intéressent et m’amusent, aussi, car l’auteur est plein d’humour, très plat en revanche dans ses tentatives d’explications de la foi religieuse, marquées par l’esprit le plus réducteur et le plus soumis à l’utilitarisme à courte vue de ceux-là qui n’envisagent la vie que sous l’aspect de la survie la plus terre à terre.

      

    Flannery28.jpgFLANNERY. - Il est des auteurs autour desquels je n’aurai cessé de tourner à travers les années, et telle est certainement Flannery O’Connor que Pierre Gripari l’athée, le premier, m’avait enjoint de lire en m’annonçant « le feu de Dieu ».

    Or à quoi tient la passion qui m’attache à cet écrivain de la grâce et de tous les tourments, des vices tenaces et du racisme coriace, dont le regard sarcastique sur notre pauvre humanité s’en remet aux impémétrables voies d’un Seigneur cruel ? Sans doute au caractère magnétique, voire électrique de son écriture à courts-circuits incessants, mélange de cruauuté et de compassion, de noirceur et d’éclats lumineux.

    Et puis, et surtout peut-être, Flannery O’Connor est de ces rares auteurs, comme les grands Russes (Dostoïevski et Tchekhov principalement) ou comme Simenon, qui nous confrontent à des personnages évoquant des « blocs de vie », compacts et autonomes. Ainsi, dès que je reprends la lecture d’Et ce sont les violents qui l’emportent, c’est le « bloc de vie » du vieux prophète Tarwater que je retrouve alors qu’il qui vient de calancher sur son petit déjeuner et que son petit-neveu, autre « bloc de vie », va devoir enterrer sous au moins dix pieds de terre. Et du coup je pense à Quentin et à Notre-Dame-de-la-Merci, dans lequel on se trouve également devant trois « blocs de vie », comme rarement dans la littérature contemporaine – comme chez à peu près personne, à ma connaissance, dans la génération de Quentin, sauf peut-être chez mon ami Max le Bantou.

     

    DE LA MER.- Le ressac nous berce, la nuit plus encore que le jour. Or cette voix de la mer me semble, des voix naturelles, la plus apaisante. De fait, les montagnes se taisent la plupart du temps, à croire qu’elles miment le silence du Dieu caché, juste troublé de loin en loin par le fracas lointain d’une chute de pierres ou par le grondement assourdi d’une avalanche, tandis que la mer nous rappelle sans discontinuer, en son murmure, d’où nous venons, de quelles profondeurs immémoriales nous avons surgi et où nous retournerons – non sans porter encore nos  frêles esquifs et capter nos regards pleins d’espoir de naufragés en sursis…

                                                                                                      (Cité du soleil, ce jeudi 17 mai)

     DE CITATIONS EN INCITATIONS. – C’est Charles-Albert qui disait, si je me le rappelle bien, que l’art de la critique repose en bonne partie sur l’art de la citation, et je crois que c’est en effet très juste : que c’est par la citation qu’on parvient à l’incitation.

    Décrire un texte sans citations reste souvent insuffisant, trop sec ou prétentieux (le style doctoral à l’allemande ou à la suisse allemande), alors que la citation a la première vertu de faire entendre la voix de l’auteur (pour autant qu’il en ait une – a contrario, citer les dialogues d’un Marc Levy revient à en montrer la remarquable indigence !), avant d’illustrer sa pensée ou sa perception du monde avec autant d’exemples qu’on pourrait dire chantés et qui incitent illico à la lecture de l’œuvre – ou au contraire à la fuir non moins résolument…

      

    Dupuy03©_Luc_Jennepin.jpgJDD en 3 D. - Réveillé à 4 heures du matin, avec un croc dans l’épaule, signe de stress accumulé. La mer assez véhémente sous nos fenêtres. Hier par courriel, Jean-Daniel Dupuy m'a écrit un début de chose intéressante à propos de L’Enfant prodigue. Du coup je me suis rappelé que le grand nocturne vivait à Montpellier, rue Jacques Brel, et que ce serait peut-être le moment de se rencontrer.  

    J’avais regretté que la publication, en ouverture du Passe-Muraille, d’un  texte saisissant de sa firme, soit restée sans suite. Comme je lui avais écrit que ses textes me semblaient « hors d’âge », il avait compris, m'avoue-t-il aujourd’hui, que je le trouvais ringard. Total malentendu, car à mes yeux la vraie littérature est par définition hors d’âge, de Lucrèce à Kafka ou de la poésie T’ang à Hölderlin. Je lui  ai donc fait un message pour lui suggérer une rencontre en 3D.   

                                                                                    (Au studio Paradiso, ce vendredi 18 mai)

     Celui qui n’arrive pas à gratter l’autocollant Vive Jésus à l’arrière de sa voiture de fonction stationnée à la douane du Qatar / Celle qui donne du pain aux Signes / Ceux qui vont répétant que qui a vu voira, etc. 

     

    DE LA RETRAITE. – Se retrouver d’un jour à l’autre à l’écart du monde dit productif représente, pour beaucoup, une épreuve qui a conduit, dans mon entourage proche, un oncle hyperactif à une première tentative de suicide, avant une longue dérive dans l’hébétude mentale, et notre père à un désarroi que j’ai découvert, un jour, en refusant son aide au motif que je ne voulais pas le déranger…

    C’est cela même : cette humiliation de celui qu’on repousse même gentiment (sûrement la pire façon, soit dit en passant) que j’ai tenté de restituer dans ma nouvelle du Maître des couleurs, où les collègues de bureau d’un employé présumé quelconque découvrent, au moment de lui désigner la sortie, un Mensch pas comme les autres et qui va leur en remontrer tout tranquillement.

     

    DE LA NOTE. -  Comme je lui demandais un jour s’il prenait des notes pour la préparation d’un roman, Jean Dutourd me répondit qu’une idée notée était pour lui une idée perdue. Or ce qu’on peut comprendre s’agissant de la préparation d’un roman ne s’applique pas du tout, selon mon expérience, à la prise de notes ordinaire qui a double valeur de clarification et de vérification. Emmanuel Berl disait écrire pour savoir ce qu’il pensait, et Léautaud que son Journal littéraire lui permettait de vivre deux fois, sa journée écrite s’ajoutant à sa journée vécue. En outre, si la note relève le plus souvent du petit matériau de base, elle peut être aussi l’aboutissement en pointe d’une méditation ramassée ou d’une réflexion décantée. Ainsi de suite...    

     

    Dupuy7.jpgFRÈRES D'ARMES. -  En fin d’après-midi, sur une terrasse de la place de la Comédie, à Montpellier, Jean-Daniel Dupuy nous a fait, à ma bonne amie et moi, une belle dédicace à son Ministère de la pitié, en concluant « Parce que la littérature peut TOUT et permet des rencontres. Nous en sommes la preuve ! À l’impossible on est tenu. Fraternité ».

    Grand diable au visage de bois sculpté, maigre et souplement délicat, Jean-Daniel nous attendait à 10 heures piles après le péage de l’A9 et nous a conduit, non loin du nouveau stade de rugby, jusqu’à la petite place des îles Marquise, jouxtant la rue Jacques Brel où il partage un charmant logis à petit jardin et bonne bibliothèques, trio de tortues et poissons rouges dans un bocal lunaire, avec le « doux dragon » Johanna au regard vivement malicieux et aux gestes de danseuse, Anouk la fée Clochette de huit ans et Aymeric le Peter Pan lutin à mèche sur l’œil – bref le plus harmonieux  quatuor qui se puisse imaginer, contrastant pour le moins avec l’univers foisonnant et noctuel d’Invention des autres jours, troisième livre de Jean-Daniel qui nous avait fait nous rencontrer occultement avant que Le Passe-Muraille ne lui consacre ses pages d’ouverture.

    Jean-Daniel, qui gagne sa vie en veillant la nuit des ados en difficulté ou en organisant des ateliers d’écriture, m’a paru dès le début ce qu’on peut dire un « pur », genre fou littéraire élaborant un labyrinthe à la Piranèse ou à la Borges. Tout de suite nous avons découvert, et dans la présence irradiante aussi de Johanna, comédienne et danseuse dans une troupe « mixant » les sourds et les « entendants », un bon type absolument « normal », capable d’improviser un repas en moins de deux, et un lecteur considérable avec lequel je me suis illico entendu sur d’innombrables sujets. Illico je suis tombé, dans sa bibliothèque, sur L’Homme perdu de Ramon Gomez de La Serna, que je ne connaissais pas et dont il m’a montré, page 99, le départ de son livre actuellement en chantier, évoquant une sorte de Luna Park stellaire dont il a tiré un chapitre dans le livre qu’il vient de publier, intitulé Le Magasin de curiosités, tout à fait dans la lignée des inventaires baroques  d’Invention des autres jours.

    Dans la fraternité des fous de lecture, nous nous sommes attardés à l’immense librairie Sauramps où Jean-Daniel m'a offert La Traductrice d’Efim Etkind, émouvante évocation d’une « sainte » victime du stalinisme qui a passé des années à traduire le Don Juan de Byron dans une cellule du NKVD, je lui ai offert L’enfant de Dieu de Cormac McCarthy et Aline de Ramuz (quelque heures plus tôt nous avions commencé de nous tutoyer après avoir parlé du Petit village où il y a un Jean-Daniel…), ma bonne amie a acheté les Contes du chat perché pour les enfants de Johanna, et nous nous sommes promis de nous revoir en emportant chacun son trésor sous le bras…  

     

    A COMME ALPHABET. – Pour base d’un de ses ateliers d’écriture avec des ados considérés comme « perdus », Jean-Daniel Dupuy est parti de l’alphabet. S’approprier chaque lettre, la décrire et l’animer, la faire en rencon

  • Mémoire vive, 2016

     

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    Paris, ce lundi 22 février. - Départ ce matin à destination de Paris. J’essaie de me rappeler quand j’y suis allé pour la dernière fois, ah oui : c’était le jour de mon rendez-vous raté avec Bernard de Fallois, suite à une hémorragie qui m’a conduit à l’Hôtel-Dieu et fait découvrir la cour des miracles de celui-ci ; et le lendemain j’ai poussé une pointe au cimetière des chiens d’Anières…

    Mais comment ce pauvre type en est-il arrivé là ? me demandais-je tout à l’heure, sur le quai du métro à la station Montparnasse-Bienvenüe, en observant un vieux béquillard en pauvre camisole trouée et le bas du corps dissimulé par une espèce de méchant pardessus, sous lequel j’entrevis bientôt des fesses nues tandis que se répandait une immonde odeur d’aigre pissat dont le filet s’étendait au pied du personnage. Quelle histoire est donc la sienne ? me dis-je à l’instant en pensant au protagoniste de la Fable d’amour d’Antonio Moresco, vieil homme perdu, autre « déchet humain » en guenilles et à la rue, qui ne se rappelle même plus ce qu’il a été avant sa déchéance : armateur ou champion automobile, savant ou grand écrivain ?

    AVEUGLEMENT. - Le film Salafistes, que j’ai vu ce soir dans un cinéma proche du Luxembourg, et dont je suis sorti conforté dans ma détestation viscérale des « purs » idéologues de toute nature, a été taxé de propagande islamiste larvée par je ne sais quelle commission de censure, ce qui relève de l’imbécillité caractéristique de ceux qui ne veulent pas voir ce qui est – ici la collusion de brillants jeunes imams lettrés distillant leur doctrine, et les exécuteurs de celle-ci brandissant leurs sabres et décapitant au nom du Miséricordieux. Or on reproche aux réalisateurs de ne pas dire assez que ce qu’ils montrent est abominable, comme si les faits ne parlaient pas d’eux-mêmes.

    C’est exactement le même argument que les idéologues socialistes-révolutionnaires russes opposaient à Tchékhov quand ils lui reprochaient, à propos d’un récit où il était question de voleurs de chevaux, de ne pas conclure en affirmant qu’il est mal de voler des chevaux. Et voici que des censeurs en arrivent à limiter la diffusion d’un film qu’il faudrait monter, au contraire dans les écoles, quitte à en discuter les éventuelles insuffisances ou à en compléter les lacunes historico-politiques…

    UN RÊVE BOHÈME. - Rien n’aura été noté de ce premier séjour, mais ce doit être autour de Pâques 1961 que, pour la première fois, j’ai découvert Paris avec mes parents et un oncle sémillant, réalisant un début de rêve bohème dans la foulée de ces adultes à la fois timides (surtout mon père), inquiets de la dépense (ma mère en particulier) et plus ou moins décidés à s’en payer une tranche (mon oncle y poussant) à telle ou telle table ou dans quelque caveau de chansonniers – seul l’oncle se risquant à évoquer le Moulin Rouge, sans trop insister. Or je pensais déjà, quant à moi, à un tout autre Paris.

    Des fenêtres de la seconde classe du train, le spectacle de la France de l’époque m’avait impressionné par ses derniers vestiges de destruction de la guerre, et la chambre qu’avait réservée mon père à Suresnes n’était guère du genre romantique, réalisant le genre de la thurne pour commis-voyageurs à la Simenon, aux fenêtres donnant sur un canal malodorant et dont ma mère avait relevé la propreté douteuse, en tout cas sous les lits...

    Cependant le Paris dont je rêvais alors tirait bel et bien son charme de ces aspects décatis qu’avait évoqués «mon» peintre préféré d’alors : ce Maurice Utrillo dont les toiles chantaient les murs lépreux ou noircis, les humbles ruelles ou les rampes poussiéreuses ou verglacées des hauts de la Butte que sommait la coupole vaguement hindoue du Sacré-Cœur.

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    Tel était aussi bien le vrai Paris à mes yeux : le Paris de Verlaine et du Lapin agile, de Cendrars à Montparnasse et des rapins de la Grand Chaumière dont ma première veste en velours côtelé marquait mon désir encore discret de leur ressembler.

    Mon Paris rêvé s’était nourri, en outre, entre douze et treize ans, des milliers de vers de Baudelaire et Verlaine, Rimbaud aux semelles de vent, Jammes avec deux m et Laforgue, Apollinaire et autres que j’avais mémorisés le diable sait pourquoi et qui me revenaient à travers Brassens et Léo Ferré dont mes chers parents s’effarouchaient de la verdeur mal peignée - enfin quoi l’Artiste à mes yeux se devait de crever la dalle et se répétait, à l ’instar du Rodolphe de La Bohème : «Dans ma soupente /on a la gueule en pente »…

    Un siècle plus tard le cliché du Montparnasse bohème peut sembler aussi éculé que celui de Montmartre, mais je n’en démords pas quant à mon rêve, et je me réjouis de retrouver ce soir, rue de la Grande Chaumière, dans les couloirs de l’hôtel aux motifs recyclant tous les grands noms de l’art et de la poésie, de Magritte à Nicolas de Staël en passant par Man Ray et Modigliani, Miller et Fitzgerald, ma carrée anthracite au plafond stellaire annonçant la couleur sur la porte avec cette citation de René Magritte : «Rien n’est confus sauf l’esprit»…

    NOMS DE PARIS. - Proust a évoqué mieux que personne la magie et la musique des noms de France noble ou populaire, et Paris en a été de tout temps, et en reste aujourd’hui, un prodigieux creuset.

    J’ai quitté ce matin la rue de la Grande Chaumière pour me retrouver à la Butte-aux-Cailles en remontant la rue des Cinq Diamants. Je ne sais ce qui m’a amené un jour dans ce quartier un peu décentré du XIIIe arrondissement cher à l'ami Pierre Gripari: peut-être ce seul nom détourné, sur l’enseigne d’un café récent, en Butte-aux-piafs, ou peut-être le désir de voir à quoi ressemblait la place Paul Verlaine, au milieu de laquelle un puits de l’eau la plus pure, tirée de plus de six cents mètres de profondeur, filtrée par les sables et réchauffée par les entrailles de la terre mère, désaltère et garantit, aujourd'hui encore, longue vie aux gens du quartier ?

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    CAFÉS DE LEGENDE. - Lorsque Pierre ou Paule me demandent ce qu’il faut lire de Georges Haldas, je leur recommande de commencer par le début, c’est à savoir Boulevard des Philosophes et Chronique de la rue Saint-Ours, les livres dédiés respectivement au père et à la mère, non sans citer aussi la constellation des carnets de L’Etat de poésie et, pour le fin bec, La Légende des repas ou, pour les épiphanies quotidiennes, La Légende du football ou La Légende des cafés.

    S’il y a quelque chose d’un peu trop touristique à mon goût dans l’évocation souvent convenue de la relation entretenue par certains écrivains et certains cafés (Ramon Gomez de La Serna au Café Pombo de Madrid, Joyce à L’Odéon de Zurich ou Haldas Chez Saïd, entre tant d’autres), ce qu’écrit Haldas des cafés genevois va bien plus loin que le pittoresque en restant au plus près de la vie et des gens que tous les jours il y observe, puisqu’il écrit et vit aussi bien au café, et La Légende des cafés cristallise ainsi l’univers même du poète, rages et bonheurs confondus.

    J’ai rencontré Haldas en 1974 au Domingo, son pied-à-terre de l’époque, où il m’a incité à me méfier du diable qu’il y a sous le paletot de chaque écrivain, et je me souviens que ces deux ou trois heures passées ensemble l’avaient été comme hors du temps, dans un cercle enchanté que j’ai retrouvé à chaque fois que nous nous sommes revus, à la Brasserie hollandaise ou Chez Saïd, vingt ans durant ou presque.
    Par la suite, le diable qu’il y a sous le paletot de chaque écrivain nous a quelque peu éloignés l’un de l’autre, mais nos «minutes heureuses» passées au café me restent inoubliables.

    PARIS PERDU ? - D’aucuns prétendent que Paris fout le camp, ou se lamentent comme le faisait Albert Cossery dans la partie restau chic de l’Emporio Armani où il m’avait donné rendez-vous pour vitupérer les magnifiques garçons qui le servaient - symboles n’est-ce pas de la terrible décadence frappant ce quartier de Saint Germain-des-Prés dont lui-même avait été un acteur combien viveur et jouisseur en sa dégaine de dandy levantin -, et diverses librairies mythiques avaient bel et bien disparu ou étaient en voie d’être remplacées par des boutiques de luxe, mais l’optimisme a toujours guidé mes pas et cela m’a aidé à voir que la bohème d’antan et le vif popu se déplaçaient même si Chartier restait Chartier après la disparition de Julien.

    Or ce matin, trois mois après les affreux attentats, un vieux garçon aussi stylé que ceux de Proust au Ritz me propose, au Select de Montparnasse, un Café complet tandis qu’un jeune rayon de soleil caresse les têtes des bonnes gens qu’il y a là.
    Vous avez dit Vigipirate ? Pas trace. Vous pensez que le massacre aveugle du Bataclan et environs a radouci et rapproché les Parisiens parfois si rogues ? C’est possible. Or passant du semi-chic montparno au carrément popu Le Havane, sous le métro aérien de Corvisart, où je lape ma soupe de midi avant une station au Bouche à oreilles de la place Paul Verlaine, je retrouve partout Paris et ses légendes éteintes ou relancées.

    Je me rappelai le côté théâtre du Café Francis pour l’avoir découvert à l’invite de Bernard de Fallois, et quelques années plus tard nous y étions revenus avec ma bonne amie, où la Comtesse nous avait élus ses fiancés préférés.

    Figure post-proustienne aussi opulente que nostalgique, établie à demeure au Georges V et n’en finissant pas de conspuer elle aussi l’époque, la Comtesse nous avait frappés par son mélange de gouaille impertinente et parigote quoique de la haute (« Vous savez, avec l’âge, on ose enfin dire ce qu’on pense ! »),et par la bienveillance tendrement généreuse avec laquelle elle nous enjoignait de vivre - et cent glaces alentour multipliaient la vision du joli trio de la rutilante descendante des Guermantes et des tourtereaux.

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    BONNARD EN L’AN 2000. - « J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures », écrivait Pierre Bonnard dans ses carnets. « Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon ».

    Or j’ai vérifié la chose sur pièces, d’abord chez les mécènes Hahneloser de Berne, qui ont plus de vingt Bonnard à la maison et que j’ai donc pu scruter longuement et vraiment de tout près, ensuite à la Fondation Philips de Washington, où je me trouvais à peu près seul ce jour-là avec ma loupe spéciale, et enfin au musée de Sheffield qui ne compte qu’une pièce mais ô combien propice à la démonstration que le mystère de l’incarnation vaut même pour une femme qui se déshabille, comme le montre le Nu aux bas noirs, daté 1900, et que j’ai pu examiner en me juchant discrètement sur un escabeau avant de conclure au soulagement posthume des mânes de Bonnard: point de craquelures ! Ergo : la peinture respectueuse de la matière, de Lascaux à Soutine ou de Giotto à Renoir, ne vieillit pas.

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    PASSION DE SOUTINE. - Il n’y a, au musée de l’Orangerie, qu’une salle consacrée à Soutine, mais c’est là que ça se passe : là que ça gicle encore sur la toile dans le vacillement tellurique des paysages et des bâtisses semblant danser une sarabande martelée par le tambourin de Baba-Yaga ; là que les rouges et les noirs et les verts et les blancs continuent de signifier la passion pure de Chaïm au gros pif et aux lèvres de mérou ; là que les bleus pâles et les jaunes pisseux opposent leurs horizontales de steppes exténuées aux verticales des portraits - et que je te consacre L’enfant de chœur en l’affublant d’un cadre doré à moulures qui n’ôtent rien de son âme essentielle à cette représentation sans craquelures de la pauvre chair humaine dont les os verdissent Dieu sait où...

    Soutine descend de Goya, notamment par ses bœufs écorchés que Francis Bacon ressuscitera à sa façon, mais ces trois peintres ne bravent le temps, comme Bonnard, que par ce mystère de l’incarnation révélé par la matière bonnement transfigurée, dans l’observance stricte ou bousculée (question de société et de tempérament) d’un métier.
    Sortant de l’Orangerie, où je suis allé vérifier l’absence de craquelures de la Jeune Anglaise et du Petit pâtissier de Soutine, tandis qu’une gosse de sept ou huit ans porteuse d’un lapin de peluche restait sidérée devant tel Garçon d’honneur à grande mains d’étrangleur d’un vieux rose également pur de toute craquelure, je me suis rappelé que le souci de fraîcheur de Pierre Bonnard le poussait, de temps à autre, à se rendre lui-même dans telle ou telle exposition de ses œuvres, muni d’une petite boîte de couleurs dont il faisait usage en douce «sur pièce» ; et telle image en appelant une autre, j’ai revu notre amie Floristella Stephani, peintre et restauratrice d’art ancien de son métier, penchée de longues heures, dans son atelier de la rue des Envierges, sur quelque toile de petit maître ancien menacée de craquelures…

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    PARIS PARTOUT. - Paris, pour moi, c’est partout; et le Paris que j’aime est partout parfait. D’aucuns se sont lamentés à la disparition de la librairie La Hune, sur le boulevard Saint-Germain, après celle du Divan et d’autres fleurons germanopratins, mais faut-il en conclure pour autant que Paris n’est «plus ça» ?

    Ce n’est pas du tout mon avis. Bien entendu, le Saint Germain-des-Prés mythique de Vian et Greco n’existe plus et ce n’est pas d’hier, mais le déplorer, ou dénigrer le Montparnasse actuel au prétexte qu’on n’y trouve plus de bouchons où rencontrer Modigliani et quelque femme fatale, ou Cendrars ou Zadkine, me semble aussi vain que regretter le temps des rues médiévales bien fienteuses de François Villon, ou les maisons spéciales où le baron Charlus se faisait fouetter par de jeunes Apaches.

    Tout se déplace à vrai dire, et c’est ainsi que l’on a t